b/Le suicidaire :

Ainsi donc, tant d’attachement à un univers qui traduit la disparition définitive de toute chose évoque irrésistiblement en Aurélien une envie suicidaire à travers certains de ses gestes ou de ses mots.

A propos de la Seine tout d’abord, d’où a été repêchée l’Inconnue (morte, on le sait, par suicide), le personnage tient un discours comme halluciné, que rien ne justifie, mais qui évoque clairement le suicide :

‘« (…)ça me trouble…de penser que je suis ici à l’M veineux de la Seine…ça bouleverse ma façon de regarder ce qui n’a jamais pu tout à fait me devenir familier(…)Mais pour en revenir à l’M veineux, je ne sache pas qu’on se tue en se tranchant le pli du coude comme on fait le poignet(…)La Seine parle tout le temps, tout le temps du suicide(…)Ce qui me bouleverse, c’est de devoir maintenant…pour me conformer à cette image de l’M veineux…me représenter le sens, continuellement, de cette eau qui coule, de ce sang bleu devant moi. » ’

Ainsi le fleuve et la mort sont liés en une fusion si pleinement ressentie par Aurélien que l’on pourrait penser que, par biais de la Seine, c’est en réalité la mort elle-même qui «(…) trouble(…) » et qui «(…) bouleverse(…) » le personnage, dénotant là encore la possibilité de lire une érotisation de la mort. Et, si la mort produit ce genre de sensation sur le personnage, il ne semble guère étonnant qu’il ne puisse parvenir à ressentir comme «(…) familier(…) »le monde des vivants. Il semble moins encore étonnant qu’il puisse songer au suicide, qui serait à ses yeux paré de tous les attraits.

Attraits qu’il retrouverait en Bérénice comme paraissent en témoigner ces quelques lignes, illustrant un tête-à-tête amoureux entre les deux personnages :

‘« Il fit tourner son poignet, glissa sa grande main sous la main frêle et creusa la paume pour la recueillir comme une goutte d’eau. Ses doigts allongés dépassèrent la main, remontèrent sur les douces cordes qui soulèvent la délicatesse des veines. Il les appuya. Il sentit le sang battre. Il songea qu’il touchait le lieu saint des suicides, bleu comme le ciel, bleu comme la liberté(…) » (A, p. 215)’

Cette scène offre d’ailleurs un écho à une scène de L’éducation sentimentale, dans laquelle Frédéric observe avec une attention intense la main de Mme Arnoux :

‘« Frédéric saisissait[sa main], doucement ; et il contemplait l’entrelacs de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses doigts.  203 »’

Dans Aurélien, il y a perversion car la tendre caresse semble se muer en un geste mortifère : on observe qu’en cherchant l’endroit qui le hante sur le poignet de Bérénice (dont on sait et dont Aurélien a évoqué lui-même la symbolique suicidaire) le personnage semble vouloir la soumettre elle-même au désir de suicide.

Cette scène semble l’écho de la scène de l’Opéra où Aurélien ‘« (…)fit glisser sa main comme pour une caresse et emprisonna le coude »’ (A, p. 207) de Bérénice, ce coude auquel il attache également un symbole du suicide.

Et, on remarque que la mort et le suicide se mêlent encore à l’élément aquatique que l’on retrouve par le biais de la «(…)goutte d’eau. »

Nous relevons ici cette analyse de Bachelard qui nous semble synthétiser ces rapports eau/mort/suicide entrecroisés de manière si intense en Aurélien :

‘« Si à l’eau sont si fortement rattachées toutes les rêveries interminables du destin funeste, de la mort, du suicide, on ne devra pas s’étonner que l’eau soit pour tant d’âmes l’élément mélancolique par excellence(…)La mort est en elle(…)Mais une autre rêverie s’empare de nous qui nous apprend une perte de notre être dans la totale dispersion. Chacun des éléments à sa propre dissolution, la terre a sa poussière, le feu a sa fumée. L’eau dissout plus complètement. Elle nous aide à mourir totalement(…)L’eau rend la mort élémentaire. L’eau meurt avec le mort dans sa substance. L’eau est alors un néant substantiel. On ne peut aller plus loin dans le désespoir. Pour certaines âmes, l’eau est la matière du désespoir.  204 »’

Par ailleurs, la singulière comparaison qu’Aurélien établit entre «(…) suicide(…) » et «(…) liberté(…) » rejoint la conception de la mort comme délivrance que l’on a déjà observée chez le personnage d’Aragon et celui de Drieu. La couleur bleue, évoquant la noyade, également observée précédemment, réapparaît ici, poétisée par la référence à la couleur du ciel : ce qui pourrait induire de la part d’Aurélien une certaine poétisation de la mort. Interprétation transcendée dans l’expression «(…) lieu saint des suicides(…) » qui mène le personnage, comme Gilles, à une sacralisation de la mort. Le suicide, sa conséquence, est donc ressenti, au-delà d’une délivrance, comme un véritable état de grâce inspirant au personnage une probable vénération pour la mort.

Il est également troublant de constater que ces deux occurrences insistant sur une forme de suicide qui consiste à se trancher les veines, illustrent une manière de mourir différente de la mort par noyade, comme si Aurélien cherchait et trouvait divers prétextes pour assouvir son obsession. Et, on ne peut s’empêcher de songer que ce désir si intense (quoique sous-jacent) de mourir associé à l’état d’apathie profonde dans lequel il apparaît si souvent, ne sont peut-être pas sans évoquer une forme d’état dépressif chez Aurélien, contribuant à aggraver son incertitude identitaire.

Ainsi, à l’image du monde d’Aurélien ‘« le monde du mélancolique est celui de l’étouffement asthmatique, du champ interdit, de la musique inopportune, du regard ouvert sur une hallucination d’absence, de l’anorexie, de la rétention, de la mort blanche.’

‘L’image qui conviendrait le mieux à son propos serait celle d’une forteresse murée et comblée de pierres qui monterait la garde devant un effroyable désert où il ne se passerait jamais rien(…) ’ ‘ 205 ’ ‘»’

D’autre part, son mal-être constituerait peut-être une des causes de sa tendresse malsaine pour la Noyée : cette dernière a en effet accompli l’acte qu’il rêve, plus ou moins consciemment, d’accomplir à son tour. Plus qu’une projection, il s’agirait d’une véritable identification : Aurélien se reconnaîtrait dans l’impulsion de l’Inconnue et aussi dans la grande détresse qui l’a poussée au geste ultime. A ce propos, nous citons à nouveau Bachelard qui nous semble là encore étayer notre hypothèse :

‘« L’eau(…)est la vraie matière de la mort bien féminine(…)L’homme, devant un suicide féminin, comprend cette peine funèbre par tout ce qui est femme en lui(…)  206 »’

Ces propos illustrent par ailleurs notre hypothèse d’une certaine féminité d’Aurélien.

Et, concernant cette identification d’Aurélien à l’Inconnue (qui nous semble par ailleurs bien davantage la réminiscence de la figure d’Ophélie que ne l’est Bérénice), cette identification se vérifie encore à trois reprises, lorsque le jeune homme se place de manière plus ou moins fantasmée dans le rôle d’un noyé.

A propos du Lulli’s, il constate qu’ ‘« il avait ici ses habitudes(…)Il était venu ici la veille, et le lendemain pouvait encore l’y ramener. L’y ramener comme la mer une sorte de noyé, une manière d’algue. » (A, p. 84)’

Dans la scène de la piscine, il se laisse immerger dans l’eau avec un bien-être troublant :

‘« (…)il(…)se laissa aller soudain, détendu, et comme une épave flottante s’accrocha à la rampe d’un escalier de fer. De l’eau dans les yeux, dans le nez. » (A, p. 183)’

Enfin, Aurélien a cette pensée au sujet de Decoeur :

‘« Aurélien s’était accroché au docteur, parce qu’il y avait chez cet homme, du noyé, du perdu en mer. Une parenté entre eux. » (A, p. 425)’

Toutefois, il est peut-être opportun d’observer ce que Carine Trévisan nomme ‘« (…)un rapport à la mort fondamentalement ambivalent ’ ‘ 207 ’ ‘»’ et qui apparaît dans cette ambivalence même un indice supplémentaire de l’instabilité d’Aurélien.

Elle semble particulièrement sous-jacente dans l’épilogue, lorsque le personnage refuse de voir le visage vieilli de Bérénice :

‘« Ce n’était pas Bérénice. Cette Bérénice vieillie. La sienne, sa Bérénice, c’était ce masque de plâtre, cette jeune morte, belle éternellement. » (A, p. 677)’

Dans cette réaction d’Aurélien, il semblerait que ‘« l’idée d’une transfiguration dans la mort apparaît également comme une manière de la nier(…)Survivant de l’apocalypse de 1914, Aurélien ferait du masque l’instrument d’une dénégation(…)Le masque est une reconnaissance de la réalité de la mort mais présentant une enveloppe solide, et surtout reproductible, il la dénie. ’ ‘ 208 ’ ‘»’

Si l’on en croit cette analyse, il semble clair qu’une sorte d’instinct de survie est présent en Aurélien. Sa fascination macabre procède d’une double réaction faite de séduction et d’exécration. Le terme « hantise »est d’ailleurs récurrent pour évoquer, dans le roman, cette attraction-répulsion. Le masque serait donc effectivement le moyen idéal de figer une existence pour l’éternité, l’arme par excellence permettant de défier l’anéantissement causé par la mort. Le masque illustrerait bien, sur le mode métaphorique, la permanence dans le présent grâce à la réification de l’être.

………………………………………………………………………………… 

Ainsi pris entre attirance malsaine et aversion naturelle, Aurélien est tout de même plus particulièrement réceptif à l’univers macabre qui a été sien très tôt.

Et on peut probablement en dire autant de Gilles, d’autant plus que son désir suicidaire est beaucoup plus clair et conscient chez lui. (Songeons ici à Drieu la Rochelle, porteur de ce même désir exprimé plus d’une fois dans son œuvre ; songeons en particulier au dernier paru de ses livres, Le Récit secret[posth ; 1961], considéré comme une philosophie du suicide, et écrit par un être mort par suicide et ayant tenté de se donner la mort pour la première fois à l’âge de sept ans.)

Il est frappant de constater que le désir de mort vient à Gilles dès les touts premiers chapitres, peu de temps après son retour à la vie civile :

‘« Il n’était pas fait pour vivre. La vie telle qu’elle s’offrait à lui, telle qu’il semblait pouvoir seulement la vivre, était inattendue, décevante de façon incroyable ; il n’était capable que d’une seule belle action, se détruire. Cette destruction serait son hommage à la vie, le seul dont il fut capable. » (G, p. 73)’

Gilles est donc une manière d’être inadapté, qui ne sait ni ne veut être heureux. La guerre lui est une expérience paradoxalement salvatrice puisqu’en lui offrant la mort elle le libère de ses angoisses et apaise son impérieux besoin d’autodestruction. Ce besoin trouve dans la violence et la haine un exutoire, comme en témoigne encore l’irrésistible et ambiguë attirance du personnage le portant vers le groupe « Révolte » :

‘« (…)Gilles, pour satisfaire la curiosité qu’il avait des agissements du groupe Révolte et dans la mesure où son horreur désespérée du monde moderne les lui faisait admettre comme manifestations suicidaires de ce monde, contenait le dégoût qu’il en avait aussi sous le masque de l’humour. » (G, p. 357)’

Il semble que le moindre élément susceptible de contenir une puissance d’anéantissement du monde apporte non seulement à Gilles un écho de son propre instinct de violence et de sa propre envie d’être annihilé, mais encore le moyen de se défaire de ce monde devenu insupportable. Le réconfort ne peut venir que du rien absolu que signifie la mort :

‘« La syphilis du malheur était dans sa moelle. Il ne croyait plus…Si, il croyait encore en quelque chose, éperdument. Il croyait dans le néant. Etrange croyance, étrange illusion. Il croyait dans une mort qui serait le néant. Culte absurde et délicieux pour celui qui souffre, combien reposant et détendant. Il se disait doucement : ‘‘Je vais me tuer, je vais me tuer.’’ Il se dorlotait de cette douce parole. » (G, p. 369)’

La mort est compagne bienfaitrice de Gilles, l’aidant à porter le fardeau de sa solitude :

‘« Il(…)se coucha et soudain une grande douceur de mort descendit en lui. Son état d’âme était fort différent de celui qu’il avait connu lors de sa première blessure pendant la guerre quand il avait cru être tué ; il n’éprouvait plus cette ardente et forte curiosité métaphysique qui le faisait entrer tout entier dans la mort. Maintenant, il n’avait plus de curiosité ni de doute, il acceptait cette illusion du néant qui, autrefois, lui paraissait impensable et misérable, quelque chose de doux et de terne. » (G, p. 394)’

Le renoncement à l’acte de suicide qui s’empare de lui un temps laisse transparaître une lassitude de la vie qui nous semble plus poignante encore que le désir de mort, et tout aussi révélatrice :

‘« (…)il était mort à la vie et pourtant il obéirait à la vie dans toutes les apparences. Il vivrait, il travaillerait, il ne se tuerait pas. » (G, p. 399) ’

Ainsi, ‘« vivre dans le simulacre, s’affronter à un semblant de vie, telle est la tâche harassante qui le rive à son incapacité de désirer. ’ ‘ 209 ’ ‘»’

La désespérance de Gilles se révèle tout aussi vivace à la fin du roman, lors de sa participation à la guerre d’Espagne :

‘«Son intérêt pour les autres individus était mort avec son intérêt pour son propre individu. Cet intérêt avait-il jamais existé ? » (G, p. 646)’

Le manque d’autojustification le pousse naturellement à rechercher une nouvelle fois, dans une nouvelle guerre, la mort :

‘« Là-bas, au loin, la vie pouvait-elle être encore délicieuse ? Les femmes, il ne les désirait plus. Il avait horreur, désormais, de lui parlant à une femme. Tout cela n’avait été que mensonge de part et d’autre. Il n’avait pas su. (…)Dieu ? Il ne pouvait l’approcher que par ce geste violent de son corps, ce geste dément le projetant, le heurtant contre une mort sauvage. » (G, p. 686) ’

Nous rapportons enfin à son propos, cette analyse de Jacques Hassoun :

‘« (…)le mélancolique est celui qui dévoré d’un remords et d’une nostalgie pathétique(…)va s’évertuer à détruire et à se détruire. Le mélancolique est le produit d’une destruction dont il serait l’agent. Il est coupable des pires méfaits, il le dit et nul ne veut l’entendre.  210 »’

Aragon et Drieu choisissent à leur personnage un identique aboutissement, la guerre, à laquelle on a voulu montrer que chacun est indissolublement lié. Mais on a voulu montrer également que chacun doit affronter cette guerre en ployant sous le fardeau de ses propres conflits intimes ; ceux d’Aurélien s’y trouvent en toute logique amplifiés, tandis que Gilles y cherche vainement à les fuir.

Face à ces deux victimes des blessures de la virilité, se lèvent, aux heures de la suprême épreuve, d’autres hommes, d’autres réponses à l’impensable sacrifice exigé. Frères par le sang répandu et pourtant étrangers, ceux-là tombent parfois mais toujours se relèvent, immunisés, selon quelque fatalité capricieuse, contre ces démons intérieurs qui jamais n’épargnent Aurélien ni Gilles. Braves soldats inaccessibles à l’infamie du renoncement, les personnages que nos avons choisi d’opposer à celui d’Aragon et à celui de Drieu, tous à l’abri de leur indestructible force d’âme, peuvent ainsi choisir de regarder la guerre en face et goûtent ainsi aux joies du triomphe militaire, ce triomphe mâle entre tous. Chacun d’eux possède toutefois sa propre idée du triomphe : si chez certains il satisfait une vanité aux accents mégalomanes, pour d’autres il acquiert une valeur sacrée qui donne son vrai sens à tout viril destin, pour d’autres encore il témoigne de l’humble et sublime sacrifice consenti. Un trait commun réunit pourtant ces fières incarnations de la virilité guerrière : pour tous la guerre est malgré tout, malgré l’abomination ordinaire, une expérience éminemment positive car elle est l’instant béni d’un triomphe supérieur, l’instant où l’homme triomphe de lui-même et devient un héros.

‘_ « Jacqueline était vive, presque bruyante. (…)Son âme était nerveuse et d’un parfum de gibier dans la forêt.  211 »’

La nature «(…) vive, presque bruyante »de la jeune femme, « son âme(…) nerveuse(…)» offrent un contraste bienvenu avec celle, tourmentée de Gille. D’autre part, la simplicité dépouillée de son mode d’existence éloigne d’elle toute sophistication intimidante ou toute complication psychologique. L’extrême sobriété de ses goûts témoigne d’une indépendance d’esprit la rendant capable de mener sa vie sans l’aide d’un homme, et son absence d’exigences matérielles signale une discrétion préservée d’un tempérament envahissant qui ne saurait solliciter l’aide d’un amant d’aucune manière, ni financière ni affective. Gille qui semble à l’évidence marqué de ces deux formes de dépendance, est délivré du poids que représenterait la charge d’une maîtresse, pour lui qui a déjà tant de mal à assumer sa propre existence.

Il est surtout aisé de voir que le roman place Jacqueline vis à vis de son amant dans un rôle de mère substitutive :

‘_ « J’ai aimé Jacqueline, elle m’a aimé. Cette femme a été ma mère : elle me saisit de moi-même si fort que je vis que je n’avais pas existé auparavant. Elle était comme de ma famille, comme de mon sang, chair de nourrice. J’ai toujours été à mon aise dans cet amour.  212 »

_ « Nous atteignîmes, une nuit, dans la plus misérable chambre du monde, la parfaite fusion des larmes, du sang et des étoiles. La guerre jalouse m’avait relancé jusque dans cette trêve(…)
Jacqueline n’avait pas peur mais elle me cachait dans son sein avec le mouvement féroce d’une mère. Les femmes ont le courage des animaux.
  213 »’

Il est intéressant de noter que non seulement Jacqueline joue, en raison de sa nature protectrice et des vingt ans qui la séparent de son amant, un rôle maternel, mais aussi que l’écriture même la présente comme la matrice de Gille, celle qui lui a donné sa «(…) chair de

nourrice », celle qui véritablement fait naître tel qu’il «(…)n’avai[t]pas existé auparavant » le jeune homme qui a «(…) toujours été à [son]aise dans cet amour », cet amour qui réactive ici l’image du ventre ou des bras maternels, doux, accueillants, confortables.

Il est également intéressant d’observer dans la seconde occurrence que ce « (…)mouvement féroce(…) » est à rapprocher du geste «(…) farouche(…) » de Léa voulant protéger Chéri, son « nourrisson méchant », contre «(…) le mauvais songe ». Dans les deux cas, l’amant acquiert du fait de la femme une identité invalidante, affaiblie, car infantilisante.

Il faut également considérer une donnée particulière dans les liens de Gille et de Jacqueline : en effet la dimension charnelle de leur relation ne se fait pas sur un mode douloureux ni même

problématique et, au contraire des autres liaisons de Gille, s’ordonne sur une réciprocité du plaisir :

‘_ « C’est pendant la guerre que nous nous sommes aimés. Et je pourrais faire pleurer tous ceux qui vivent encore, et qui déjà avaient assez vécu, je n’aurais qu’à leur murmurer ‘‘Bienheureux ceux qui se sont aimés dans la flamme et dans la brièveté de l’heure et qui possédaient l’amour en dehors du temps… alors l’homme était séparé de la femme comme il convient et la femme voyait revenir à elle pour une passion de foudre entre l’arrivée et le départ un mâle bronzé par l’amitié sous les armes… ils avaient retrouvé la saveur de la chair parce qu’ils avaient rappris la nécessité du pain et du vin, et la volupté avait retrouvé son frein et son éperon dans la sueur et les engelures. Nous étions pauvres, nous étions forts.’’  214 »

_ « Nous atteignîmes, une nuit, dans la plus misérable chambre du monde, la parfaite fusion des larmes, du sang et des étoiles. La guerre jalouse m’avait relancé jusque dans cette trêve, et sa ronde ronflante au ciel, au-dessus de notre lit, semblait se résoudre dans le sombre effondrement d’une bombe, mais reprenait bientôt à travers le réseau craquant des mitrailleuses, aussi sotte et aussi têtue qu’un moustique.

Jacqueline n’avait pas peur mais elle me cachait dans son sein avec le mouvement féroce d’une mère.(…)

Nous nous aimions, pendant ces minutes, comme peuvent s’aimer un homme et une femme ; menacés, cernés, perdus. La mort et la volupté montraient enfin le même visage.
»’

On retrouve surtout un certain nombre de récurrences thématiques avec Gilles : en effet la perception de lui-même comme un «(…)mâle(…)» ne lui vient que de sa fréquentation du front, auquel il est comme son homonyme fictionnel, très attaché, notamment parce qu’il y trouve «(…) l’amitié sous les armes(…) » qui l’a ramené «(…) bronzé(…) », c’est-à-dire aguerri, virilisé.

On retrouve également ce goût du péril et de la mort imminente, celui aussi de la souffrance et du dénuement, tous états qui seuls peuvent réveiller ces deux personnages masculins de Drieu à une sensualité épanouie.

Cette scène d’intimité amoureuse où, «(…) enfin(…) », domine la coïncidence de « la mort(…) » et de «(…) la volupté(…) », offre aussi d’indéniables résonances avec les accents enflammés par lesquels chez Montherlant, Alban de Bricoule exprime toute la jouissance physique que provoque en lui l’action belliqueuse et les pulsions sexuelles que convoque en lui le climat de guerre ; on a dit en effet qu’à plusieurs reprises ce personnage établit une étroite similitude entre le sexe et la mort.

C’est ainsi que, guerrier, Gille peut abandonner son sentiment d’infériorité vis à vis d’une femme et même acquérir un certain sentiment de supériorité, en l’occurrence sur Jacqueline ; en effet lui attribuant «(…) un parfum de gibier (…)» et un « (…)courage(…)anima[l] », admirant ses «(…) dents(…) », son regard ne s’arrête alors plus sur une femme, cet être dangereux, mais sur un animal que l’on peut mieux maîtriser, voire capturer tel le « gibier ». Cette désindividualisation de la femme pour en faire une créature inférieure n’est pas sans convoquer un écho intertextuel évident avec Aurélien, dont, on l’a dit, le regard voit à plusieurs reprises Bérénice comme un animal qui deviendrait sa proie, et dont l’épouse lui semble « plaisante » parce qu’elle est « si animale ». De surcroît, Aurélien est séduit par la « blancheur » de Bérénice et de son épouse, tout comme Gille est séduit par la « blancheur » de Jacqueline.

Mais ce désir d’une animalisation de la femme, s’il contribue à infirmer sa supériorité sur l’homme, témoigne, comme on l’a dit, qu’elle est un danger potentiel pour lui ; ceci conduit donc à voir présent en Gille cette peur du féminin que se partagent Aurélien, Gille et Alain.

Peur de la femme

De fait, cette crainte se manifeste principalement ici dans le domaine érotique où l’on observe cette répugnance du contact et de l’abandon que l’on trouvait chez Aurélien, Gilles ou Alain. Dans ce roman, deux scènes en sont l’illustration :

‘_ « (…)après le premier sourire de triomphe ouvert et dur, il en avait un autre, mêlé d’inquiétude, quand il passa dans la chambre de sa voisine.
Cette simple démarche supprima les autres. Elle était déjà sur son lit, très déshabillée. (…)
‘‘Elle parle, quelle horreur !’’
  215 »

_ « Les mains de Finette pressèrent, sous l’étroite ceinture, une taille qui se cambra. Elle cherchait la peau propre, salée d’une légère sueur, après la zone du tabac inoubliable.
Elle l’embrassa sur la bouche, dans le cou. (…)
Gille, à l’instant où Finette s’approchait de lui, n’était que désarroi. Il criait son alarme(…)
La petite main de Finette ne dispersa pas des questions oiseuses et turbulentes (…)qui continuaient de la viser comme un point lointain et abstrait. Elles occupaient l’esprit de Gille et n’y laissaient pas de place pour les impressions souples qu’y auraient du faire des formes charmantes.
  216 » ’

Il est instructif de voir que cette «(…) inquiétude(…) » de Gille se cristallise sur son besoin du silence de sa partenaire, comme si manifestant par le langage son individualité, en ne demeurant pas dans un mutisme qui la rapprocherait encore de l’animal, elle contrecarrait la volonté sous-jacente de Gille qui se condenserait dans une suppression de la femme, laquelle deviendrait en se taisant, invisible, inexistante, se rapprochant alors plutôt de l’objet que de l’animal. On notera que ce désir de voir la femme privée de parole rejoint un même désir dans Gilles, vis à vis de « l’Autrichienne », cette femme que le personnage nomme « la silencieuse » ; cette volonté d’annulation de la femme peut se retrouver chez Aurélien dans son obsession pour une Bérénice aveugle sur le monde.

Gille manifeste également une grande réticence pour la totale simplicité de la femme lorsqu’elle se retrouve nue devant lui, instants dans lesquels se tisse une nouvelle parenté entre ce personnage de Drieu et Baudelaire (comme on l’a étudié entre « l’autre Gilles »et le poète) à travers ici un identique goût pour la sophistication féminine :

‘« Ce genre de femmes[la prostituée]que préférait Gille, il aurait pu le trouver dans un monde plus brillant. Il n’ignorait pas que les plus habiles prostituées sont parmi les femmes du monde. Mais ou bien il les évitait, comme par instinct, comme par crainte d’échapper à la fatalité de son personnage, ou bien il les désarmait, celles-là même, comme leurs congénères du ruisseau, par cette douce folie du cœur qui se mettait en mouvement, dès qu’il se rappelait qu’elles avaient été jeunes filles. Alors devant un corps qu’il rendait ainsi
désireux d’une grande étreinte simple, par une contradiction soudaine, il rappelait les artifices dont il les dépouillait : des fards, de l’impudeur.  217 »’

Chez le personnage cette prédilection semble trouver un motif particulier qui, comme on l’a vu avec le personnage de Lady Hyacinthia, s’origine dans le fait de considérer la parure comme un rempart. La dimension de sincérité, de transparence rattachée à la notion de nudité, porte l’exigence implicite d’une réciprocité qui ne peut qu’effrayer la sensibilité craintive du jeune homme. Ainsi «(…) l’impudeur » et surtout les «(…) fards(…) » contribuent à modifier, à dissimuler la vérité de la femme. De fait on retrouve dans ce goût des « (…)artifices(…) », un autre indice de son refus de voir véritablement la femme, un désir de l’occulter derrière la sophistication. La définition de la superficialité prend alors tout son sens, et ne fait plus de la femme qu’un vide qui confirme qu’elle n’existe que par son apparence.

Ce souhait ardent d’une femme présente-absente s’observe aussi dans cette vision de celle-ci comme une île :

‘« Les femmes renversées nues sur les lits sont des îles infiniment perdues dans la mer de leurs songes, peuplées d’un silence mobile de flore, et leurs songes se perdent dans mon songe. Ce sont des îles, pleines d’animaux doux et furtifs. Pourquoi, par une mythologie inquiète, en avons-nous fait des âmes, des déesses, compagnes improbables de nous, les pauvres dieux ?  218 »’

Il est tout d’abord intéressant de constater que cette vision d’une femme « renversée » renvoie discrètement à un sème de violence, mais surtout fait un lien frappant avec un passage du Feu follet décrivant une des photos qui ornent la chambre d’Alain :

‘«Une belle femme, prise de face, se renversait en arrière(…)  219 » ’

Ce « renversement » fantasmatique, chez Gille manifeste la volonté d’une victoire sur cet être pernicieux qu’est la femme, d’autant plus pernicieux qu’il est doté d’une âme, cet attribut tout à fait inutile pour elle. On notera également l’acceptation et même le désir pour une femme nue si elle est une femme vaincue, le désir ne venant à chacun des « deux Gille(s) » que dans le cadre d’une infériorisation de la femme dominée par l’homme.

Surtout, la peur du féminin s’exprime ici à travers plusieurs termes qui, simultanément, traduisent sur le mode métaphorique la volonté de l’éloigner de soi : la comparaison avec l’île, terre lointaine et inconnue, (ce qui n’est pas sans rappeler ici « le continent noir » de Freud) exprime peut-être mieux que tout l’inaccessibilité de la femme ; de plus la dimension onirique dans laquelle baigne cette dernière au cœur de ce fantasme, non seulement confirme l’irréalité de sa présence mais on peut observer que cette dimension est la seule capable d’unir, dans des «(…) songes(…) » qui fusionnent, la femme et Gille (autre écho intertextuel avec Aurélien si l’on se souvient de sa capacité à concevoir Bérénice uniquement dans l’imaginaire).

Et la femme est ici encore vouée au « silence » et à nouveau objectisée puisque assimilée à la «(…) flore(…) » et à un « (…)anima[l] doux et furtif[s] »

Ainsi ce grand effroi place Gille bien malgré lui à la merci du féminin, et cet « homme couvert de femmes » semble plutôt étouffé par elles comme par un poids écrasant, que doté d’un irrésistible pouvoir de séduction. C’est du moins ainsi qu’il faut peut-être comprendre le fondement de leurs liens selon la logique du personnage. En effet voici qu’à deux reprises cet homme dont on a déjà souligné le donjuanisme plus que vacillant, s’interroge avec une cruelle lucidité sur lui-même et son propre rapport à la séduction :

‘_ « Gille, à côté d’une bouteille de fine, bientôt seul dans ce bar dont le patron attendait qu’il partît, entreprenait, sur le dos de cartes à jouer, une liste minutieuse de toutes les femmes qu’il avait eues. Comme les premières années étaient pauvres, espacées, mais de millésime en millésime, cela grossissait. Et devant chacune il se demandait : ‘‘L’ai-je eue ?’’ Mais qu’entendait-il par là ‘‘avoir une femme’’  220 ? »

_ « ‘‘N’ayant plus qu’une femme, alors enfin j’en aurai une : la dernière sera la première. Je n’ai jamais eu de femme. La facilité est trompeuse : la plus mince, il faut la mériter. Chacune a senti que mes mains qui la prenaient n’étaient pas fermes et la lâchaient déjà un peu, à peine saisie.’’  221 »’

La première occurrence pourrait précisément inscrire Gille dans un rôle de Don Juan au travers du fait d’établir «(…) une liste minutieuse de toutes les femmes qu’il avait eues » ainsi que dans ce nombre de ses conquêtes qui «(…) grossissait ». Cependant le sordide des circonstances qui encadrent ce geste, ce tête à tête lugubre avec l’alcool dans un bar, contribue à invalider la carrière de séducteur du jeune homme. De surcroît son interrogation qui semble mettre en doute la seule intimité charnelle comme base d’une liaison, interdit encore d’établir une coïncidence entre lui et l’image ordinaire du séducteur avide d’aventures éphémères. Tout se passe comme si les succès féminins de Gille étaient régis par l’incertitude et l’aléatoire, semblant ainsi figurés par les «(…) cartes à jouer(…) ».

Dans la seconde occurrence comme à plusieurs autres reprises que l’on étudiera par la suite, Gille opère ici comme « l’autre Gilles », et comme Baudelaire, une importante distinction entre l’érotique et l’affectif, manifestant une vive prédilection pour le second, plaçant ainsi la plupart de ses liaisons, à lui qui a tant de mal à accéder à la tendresse comme au désir, sous le signe de l’échec.

Il est enfin intéressant de souligner dans cette même occurrence, la valeur accordée dans cet imaginaire masculin, aux « mains », les siennes, ces mains qui, pas plus que celles d’Alain dans Le feu follet, ne savent, ne peuvent « prendre »une femme sans la « lâcher ». Dans ces deux romans de Drieu, la femme est une proie illusoire et l’homme un amant médiocre, et ses mains, symboles chez les autres de puissance virile, sont aussi chez Gille, si peu« fermes », indice d’une virilité, selon lui, pitoyable.

Cette forte mésestime de soi s’accompagne chez Gille comme chez Alain ou, dans un contexte différent, chez Aurélien, d’une propension à un immobilisme quasi névrotique qui frappe ici le personnage dans toutes ses tentatives pour établir un quelconque lien durable avec autrui, en particulier si autrui est femme :

‘« J’ai peut-être(…)rencontré(…)deux ou trois fois, des hommes et des femmes qui auraient pu m’entraîner jusqu’à l’amour ou l’amitié, mais les circonstances ont toujours fait que nous avons été séparés : ils n’ont pas eu le temps de me faire sentir ces effets incroyables…  222 »’

Le rapport à l’autre de Gille est, comme celui d’Aurélien, soumis aux « circonstances », et le personnage de Drieu semble le jouet d’un destin qui enclenche dans ce rapport à l’autre un processus de mise en question intime ; ce serait donc soumis à un dysfonctionnement d’une sorte de causalité interne que Gille verrait chacune de ses rencontres, plus précisément ses rencontres amoureuses, vouées à l’échec. Gille, incapable de «(…) sentir [les]effets(…)[ de] l’amour ou [de] l’amitié », serait alors plongé dans cette anesthésie émotionnelle que l’on a analysée chez un Aurélien incapable d’aimer.

Toutefois, ayant observé un rejet des femmes de la part de Gille, il paraît licite de se demander s’il ne se fait pas lui-même l’artisan de ce fossé rédhibitoire qui se creuse entre lui et autrui. La prédominance du contingent dans sa vie apparaîtrait ainsi plutôt comme la marque de son indifférence à l’autre.

Ainsi, bien qu’il affirme à propos des femmes :

‘« (…)je souffre (…)de la facilité avec laquelle je réussis à les détacher de moi(…)  223 »’

dans un mouvement contradictoire, quelques chapitres plus tôt, il affirme également :

‘« (…)j’ai souffert de ne pas souffrir.  224 »’

Il s’inscrit dans ce que l’on pourrait qualifier de forme chronique d’insensibilité l’unissant de manière frappante à Aurélien qui se dérobe à la jalousie ou au désespoir amoureux, et à Alain qui lui, déclare ainsi :

‘_ « (…)quand je touche les choses, je ne sens rien.  225 »

_ « (…)je n’ai pas aimé les gens, je n’ai jamais pu les aimer que de loin ; c’est pourquoi, pour prendre le recul nécessaire, je les ai toujours quittés, ou je les ai amenés à me quitter. (…)
je regrette affreusement d’être seul, de n’avoir personne. Mais je n’ai que ce que je mérite. Je ne peux pas toucher, je ne peux pas prendre, et au fond, ça vient du cœur.  226 »’

On peut voir alors Gille affecté lui aussi d’une carence du désir et d’une tendance, comme Aurélien, à utiliser ses conquêtes comme un moyen d’éprouver sa propre existence :

‘« Il continuait d’aller à l’aventure, obscur vagabond ébloui de loin en loin, mais non illuminé par le désir qui soudain, devant lui, battait le briquet. Alors il se jetait sur quelque silhouette dans l’ombre, mais à l’aveugle, c’était pour prendre le sens de sa forme en se frottant à une autre forme, plutôt que pour atteindre le point palpitant dans ce qui résistait un peu sous sa main, qu’il lâchait trop vite, quitte à se sentir dans l’instant déplorablement dépourvu.  227 »’

Cette absence du désir de l’autre, cette forme chez lui aussi, de narcissisme, nous paraît également figurer un sème d’immobilisme puisque revenant sans cesse à lui-même, Gille demeure complaisamment dans un repli sur soi au lieu de s’orienter vers ce « (…)point palpitant(…) » qui marque la présence dominante du plaisir, de la sensation, de la vie.

Il est de plus frappant de relever que ce personnage qui est comme Aurélien, Gilles ou Alain, un personnage marqué par une constante isotopie mortifère, subit lui aussi l’omniprésence d’un univers à dominante nocturne : qu’il s’agisse de lui-même, «(…)  obscur vagabond(…) non illuminé par le désir(…) » réalisant «(…)dans l’ombre (…) » ses conquêtes amoureuses, ou qu’il s’agisse d’une sorte de cécité amoureuse qui fait qu’ «(…) aveugle(…)», «(…)il se jetait sur quelque silhouette(…) » ou sur une « (…)forme (…)» à laquelle il se «(…) frotte(…) »(souvenons-nous ici du motif de la cécité abondamment développé dans Aurélien. )

Gille ne peut donc assumer une appréhension tactile de la femme qu’à condition que celle-ci soit rejetée dans « l’ombre », ne soit pas vue, et soit donc ignorée, méconnue ; ce désir qui ne peut subsister que fondé sur la distanciation, l’irréalité et qui disparaît aussitôt que s’annonce la certitude de la rencontre, nous apparaît un désir tout aussi irréel et trompeur, faisant de Gille lui aussi un « feu follet », animé uniquement par le désir pour des fantômes de femmes.

C’est précisément de là que procèderait sa prédilection marquée pour «(…) les premiers baisers(…)  228 » ; Gille appartient alors à ce prototype masculin que Guy Corneau range dans la catégorie du « séducteur » :

‘« Il(…)n’obéit pas aux mobiles héroïques, mais aux mobiles érotiques. Il butine de femme en femme, les quittant les unes après les autres lorsque la fascination des premiers moments est tombée. On dit qu’il est amoureux de l’amour. 229 »’

Ces baisers échangés avec une femme encore inconnue qui bénéficie à ses yeux de la séduction de l’anonymat, du même flou identitaire que la « silhouette »ou la « forme », préservent de surcroît le personnage de l’investissement charnel qui l’effraie ; le contact avec une femme par le simple baiser suffit à nourrir son imaginaire érotique et déclenche en lui un paradoxal processus de mise à distance.

Ce processus peut également être déclenché par une vision de la femme frappée de péjoration :

‘« Quand je rencontre une femme dans un salon, elle entre dans mon esprit tout habillée(…)Dès la première minute, mon imagination a glissé sur ce qui l’orne, et c’en est fait. Je saisis à foison les lignes de son visage, de ses cheveux, de sa robe, de ses souliers ; les valeurs que font les fards. (…)toutes ces beautés, en frappant mon esprit y font des résonances trop diverses : je suis trop sensible pour être sensuel, il n’y a plus qu’un amateur. Autour de cette poignée d’artifices qu’elle fait, je tisse une zone de comparaisons avec toutes choses où s’empêtre le direct du désir. (…)
Mais (…)mes longues spéculations sentimentales veulent faire leur partie. Je m’engage sur les mérites spirituels de la nouvelle venue Alors toute mon attention se porte là, et plus je la scrute, moins je la vois(…)
Pourtant mon regard se fixe mais sur une tare. C’est qu’une telle contemplation, de plus en plus dépourvue de partialité physique, ne laisse de chemins ouverts qu’à l’ironie, qui, sournoise, apporte à mes sens fourbus des prétextes pour se dérober. Le dégoût prend corps. (…)Mon attention ne se sera appliquée de façon précise à cette femme que pour y faire germer, en un point, le principe de négation qui peu à peu s’étendra à tout son être, à tout l’être. 
230 »’

Ce regard de Gille qui «(…) se fixe(…) » sur une femme donnée, est encore soumis à une forme de cécité puisque à nouveau il finit par ne plus « voir » celle que pourtant il «(…) scrute(…) ». L’ironie, moyen par excellence de distanciation entre soi et le monde, soi et l’autre, est utilisée ici au service d’une anesthésie du sentiment ; elle est donc assimilable à une impulsion destructrice sous le poids de laquelle « se dérobe », « trébuche » le désir mental et physique, cet « élan » qui aimante un être à un autre. D’autre part ce « principe de négation » pousse, sur le plan métaphorique, cette logique de destruction à son paroxysme puisque nier «(…) l’être(…) » de l’autre revient à une sorte de meurtre symbolique.

La fixité du regard sur cette «(…) tare » devenue métonymie de la laideur de la femme regardée, fige du même coup cette dernière dans une laideur définitive, qui, comme les fards lui donnaient une sophistication décourageante, fonctionne, elle aussi, comme un rempart entre la femme et l’homme et donne à la première, aux yeux du second, ce même aspect apparemment contradictoire d’inaccessibilité. Trop ou trop peu séduisante pour Gille, la femme n’est jamais un être à sa mesure.

Il est intéressant de constater que ce passage n’est pas sans évoquer le manque de séduction physique de Bérénice souvent observé par Aurélien, mais qui fonctionne en écho inversé, puisque ce que Carine Trévisan nomme « (…)le motif de l’imperfection désirable(…) » est précisément ici ce qui fonde le non-désir de Gille.

Ainsi ce sème d’immobilisme psychique dont il est frappé, procède d’une crainte du féminin et apparaît comme un moyen de lui échapper, de le contrecarrer. Dans cette logique qui consiste à désindividualiser cette présence afin de tenter de lui ôter tout caractère effrayant, Gille peut aussi se livrer à ce que nous voyons comme une déréalisation de la femme, procédé qui, de même que le fait de la ou de se figer dans une absence du ressenti, vise à une conséquence identique qui est la négation de son existence.

Déréalisation de la femme

Cette annihilation se condense dans une prédilection marquée pour une vision onirique de la femme :

‘_ « ‘‘J’ai beaucoup plus pensé aux femmes qu’à Dieu ou à ses hommes(…)je ne fais rien d’autre. Autrefois, quand j’étais enfant, je les espérais. Ensuite, pendant le temps de ma jeunesse, au temps du désespoir, je les regrettais plutôt que la vie. Maintenant, j’en rêve encore. Cela fait un grand sommeil.
Je ne les connais pas. Je les ai trop désirées. Je ne sais pas les enfoncer vivantes dans mon cœur…’’  231 »

_ « Au milieu des femmes, il continue de rêver : quand il était loin d’elles, elles n’ont cessé de peupler sa solitude.  232 »’

Comme Aurélien qui ne cesse de vouloir idéaliser Bérénice ou pour qui l’archétype de la femme idéale se condense dans un masque, ou plutôt comme Alain qui aime «(…) regarder de loin(…) 233 » les femmes ou qui «(…) rêv[e]mieux d’elles(…) » s’il en est «(…) loin(…) 234 », il s’agit pour Gille de concevoir la femme comme une abstraction, jamais comme une réalité «(…) vivante(s) (…)» ; cela permet à Gille de demeurer le maître illusoire d’un tout aussi illusoire rapport de séduction. C’est ainsi que ce dernier est virtuellement porteur d’un avenir sentimental plus ou moins prolongé mais qui, se maintenant continuellement dans le fantasme, demeure à l’état de virtualité. On peut en effet remarquer ici que le vocabulaire du personnage est constitué de termes revoyant exclusivement au domaine du concept, de l’abstrait (« pensé », « espérais », « regrettais », « rêves », « sommeil »). Ne pouvant avoir d’existence que fictive, la femme est véritablement l’objet d’une désindividualisation, elle subit, comme une poupée, une manière de formatage, procédé grâce auquel elle acquiert toutes sortes de qualités projetées sur elle par et pour Gille qui peut ainsi tenter d’exorciser sa peur du féminin. Hors d’atteinte, la femme épargne à l’homme l’intrinsèque danger qu’il perçoit en elle, et est la garantie d’un bonheur à deux dont la plénitude se situe sur le mode d’un « pas encore » indéfiniment à conquérir, indéfiniment promis à une perfection qu’aucun élément du réel ne vient entacher. Hors de sa portée à l’image de la «(…) châtelaine(…) », cette créature féminine qui règne sur son imaginaire en n’étant pas « vivante », pas tangible, n’oppose aucune identité circonscrite et par là aucun frein à cet imaginaire.

Il est par ailleurs notable que cette création fantasmagorique que nous appelons « la femme » en référence au féminin, est constamment envisagée dans l’esprit du personnage sous l’angle de la pluralité ; multiple, démultipliée, la femme cristallise tous les possibles souhaités. Guy Corneau écrit à ce propos :

‘« Son temple sera fait des différents grains de peau et des multiples attitudes de ses nombreuses femmes. (…)Comme il ne peut trouver de déesse incarnée, [il] en recompose une en accumulant des fragments de femme. Il cherche un être qui se moulerait à son désir et dans lequel il pourrait se fondre. (…)La femme est un objet pour lui, et encore, cet objet n’est que partiel. Chacune de ses maîtresses représente un instant d’un moment global, ce moment magique qu’il recherche ardemment et pour lequel il a une nostalgie existentielle. (…)La fragmentation[de ses]amours en objets partiels témoigne de la fragmentation même de son être. C’est sa propre unicité qu’il recherche dans ce fouillis d’aventures et de situations complexes.  235 »’

Enfin, on peut relever que la référence au sommeil est également faite dans la scène de la piscine chez Aurélien, scène dont on a dit qu’elle constitue l’unique instant où le personnage parvient à une représentation érotisée de Bérénice. Une autre similitude trouve à s’observer dans cette inaptitude de Gille à intégrer le souvenir de femmes « vivantes » « (…)dans [son] cœur (…)», ce qui, au-delà d’une déréalisation, participerait chez lui aussi d’une impulsion nécrophile dans son rapport à la femme.

Ce procédé qui consiste à dématérialiser la femme, passe également chez le personnage de Drieu par ce qu’il qualifie lui-même de «(…) distinction entre l’âme et le corps » :

‘_ « (…)je crois qu’elles ont une âme, et je n’ai jamais cessé de rêver minutieusement à cette âme, avec une pitié infiniment tendre. Mais leur corps s’est mis en travers. J’en suis venu à une grossière et déchirante distinction entre l’âme et le corps.  236 »

_ « Oui, oui, les femmes ont une âme, il faut y croire, ou tout s’écroule.  237 »’

On a également souligné cette distinction chez « l’autre Gilles », écartelé entre sa tendresse épurée pour Myriam et sa passion érotique pour Dora.

On retrouve encore dans ces deux romans de Drieu, en une constante narrative, la même préoccupation obsessionnelle et quasi névrotique pour l’âme féminine ; il s’agit plus précisément ici d’une interrogation anxieuse sur l’existence de cette âme, tandis que dans Gilles, il s’agissait de sa négation.

Il semble que cet attachement de Gille à la dimension spirituelle de la femme, doublé du rejet du corps féminin, ce corps qui «(…)s’est mis en travers » de l’idéal pur et désincarné du personnage, se situe au-delà d’une forme de questionnement métaphysique. Falconnet et Lefaucheur expliquent :

‘« C’est que la femme ‘‘bien’’ est présentée dans toute l’éducation des garçons comme un être éthéré, d’une certaine façon asexué, semblable à un oiseau ou à une fleur, qui n’est capable que de grands sentiments et sait attendre l’homme de sa vie(…)  238 »’

Cette dichotomie sentiment/érotisme semble dans l’esprit de Gille, faire de ce dernier un besoin dégradant auquel il ne pourrait satisfaire qu’avec des prostituées, c’est à dire des femmes qu’il méprise. Une femme que Gille nomme « une femme propre », lui semble sinon asexuée du moins décorporéisée (et par là même à nouveau déréalisée). Peut-être une femme dotée d’un corps et de la faculté de désirer représente-t-elle une menace pour lui dont on a dit

l’absence de désir ; une double menace si l’on considère que disposant en toute indépendance de la jouissance (au sens large) de son corps, elle s’installe dans une forme d’indépendance dont il peut se sentir exclu et être effrayé. Une incarnation sensuelle, charnelle, de la féminité, anéantit l’imaginaire épuré de Gille, contrecarre cette idéalisation venue «(…)du fond de son enfance(…) », et fait de l’intimité amoureuse une relation sordide, dépravée. La « femme propre », celle qu’il cherche tout au long du roman sans jamais la trouver, ne saurait s’adonner à la chair qui compromettrait cette âme si précieuse.

Cette propension à écarter de la femme toute connotation érotique ou simplement charnelle se cristallise dans deux scènes d’intimité avec Finette :

‘_ « Les mains de Finette pressèrent, sous l’étroite ceinture, une taille qui se cambra. (…)
Prisonnier d’une femme en allait-il oublier la foule des femmes ? (…)Mais prise dans un jeu de glaces, elle était partout et nulle part. N’allait-elle pas s’asseoir au milieu de ces glaces et à force d’immobilité, de réalité, (…)les faire tomber en miettes ? N’avait-il pas toujours attendu au fond de lui-même une telle occasion de se rassembler, de se ramener sur un objet unique ? Mais une troupe en embuscade, qui a longtemps guetté, se fatigue : elle est soudain surprise par l’apparition du butin. Gille, à l’instant où Finette s’approchait de lui, n’était que désarroi. (…)
La petite main de Finette ne dispersa pas des questions oiseuses et turbulentes. (…)Elles occupaient l’esprit de Gille et n’y laissaient pas de places pour les impressions souples qu’y auraient dû faire des formes charmantes.
Il fit un effort pour chasser ces intermédiaires encombrants, il serra ce corps qui se serrait contre lui(…)
Ainsi il attendait des phénomènes dont l’apparition devenait plus improbable à mesure qu’il les prévenait davantage par cette expectative. Si bien, que l’inquiétude entra en lui : il craignit de ne pouvoir donner aux offres de sa voisine, qui devenait plus pressante, les acquiescements convenables. (…)
Mais la femme allait de l’avant, et sa main le cherchait. (…)
Elle vit enfin qu’aucun achèvement ne lui viendrait de ce garçon qui, s’abandonnant à sa langueur, (…)s’étalant sur le dos, ne bougea plus.
  239 »

_ « Il regardait un corps charmant. (…) ‘‘dans ses bras, elle croit que je (…)jouis comme elle-même. Mais moi je m’effraie devant ce vase clos où le monde s’engouffre et devient néant.
Néant ! J’ai vite fait de prononcer ce mot que je ne comprends pas. Il est impossible pourtant que mes gestes autour de Finette ne fassent aucune réalité.’’ 
240 »’

On assiste à une prise de pouvoir de la femme sur l’homme dans la première occurrence qui est une scène de séduction rappelant la scène entre Mabel et Gilles, dans laquelle le texte insiste aussi sur « (…)les mains(…) » de la femme, symbole de ce pouvoir, qui également «(…) press[ent](…) [la] taille(…) » de l’homme « qui se cambr[e](…) » en signe de probable répulsion à ce pouvoir.

D’autre part, cette référence à l’image de Finette «(…) prise dans un jeu de glaces(…) », qui «(…) était partout et nulle part », traduit l’extrême labilité dont est empreinte la vision de la femme et traduit aussi le désir d’une femme multiple. De surcroît cette unicité de la femme, dont on a dit qu’elle était mal vécue par le personnage, s’avère bel et bien dangereuse, perturbatrice puisqu’elle est susceptible de «(…) faire tomber en miettes(…) » cette créature polymorphe née de la fantasmagorie de Gille. Cette mise en miroir de la femme apparaît d’ailleurs comme un moyen supplémentaire de la figer dans une image virtuelle.

C’est ainsi que Finette devient un «(…)objet unique(…) », et que le désir de Gille s’émousse pour faire place à des «(…) questions oiseuses(…) » qui remplacent l’instinct, «(…) les impressions(…) », la sensation. Il apparaît enfin de façon évidente que «(…) ces formes charmantes » de Finette, sa dimension charnelle, en perdant toute réalité dans l’esprit de son amant sont là encore, déréalisées.

La seconde occurrence fonctionne en parfait écho à la première, poussant encore davantage cette logique d’annihilation puisque le mot « néant » est étroitement et indubitablement associée à la représentation mentale de la femme. Ces «(…) gestes autour de Finette (…)» insistent encore davantage sur l’idée d’une forme de vacance d’être de la femme, et ces gestes qui ne parviennent pas à toucher le corps de l’autre, non seulement rappellent l’incapacité d’Alain à rien « toucher », mais traduisent surtout cette présence-absence de la femme, qui devient intangible ; de sorte que la conséquence de ces gestes qui devrait être un accomplissement sexuel, est frappée du même caractère intangible. Il est en effet à souligner que ce « vase clos » désigne à n’en pas douter le plaisir physique, sensation qui, victime de ce « néant », aboutit, elle aussi, à cette même déréalisation et conduit Gille à cette forme organique d’insensibilité qui, en une constante narrative interne à l’œuvre de Drieu, frappe les héros masculins de Gilles et du Feu follet.

Virilité:la précaire puissance

Cette déficience est évoquée directement par Gille lui-même :

‘_ « Je les rate toutes, seulement elles ne le disent pas, ou si elles le disent, les autres ne le croient pas, ou tout de même veulent voir. (…)Je ne crois pas que j’en ai eues ou très peu, de loin en loin, quand je n’y pensais pas. Je suis resté des mois, des années entières, sans femme. Toute ma vie est un bleuffe, je plastronne, mais je suis un pauvre type. (… )c’est atroce. Peu importe ce qu’elles sont ; je ne le sais pas : or ou pourriture. Ce qui est atroce, ce n’est pas ce qu’elles sont, mais ce que j’en fais. (…)Le plus souvent je n’en fais rien. Mes mains les saisissent mais ne les caressent pas. D’un coup d’œil on peut découvrir une âme, et il y a presque toujours un peu d’âme dans les humains ; or je détourne les yeux. Quand j’en ai une entre les mains, je pense à toutes les autres. (…)je fais le nécessaire, l’indispensable comme on suit un souvenir machinal et idiot, mais je ne m’abandonne pas à la volupté, parce que la volupté est un mystère, et que je ne puis abandonner les mystères à une bouche sale.  241 »
_ « Ainsi donc je tombe à l’inversion : je n’ai nul besoin que les femmes me fassent des avances, mais il me faut pourtant l’assurance qu’elles vont me les faire. Sauf dans une période d’extrême fatigue, d’ordinaire, la seule promesse, la seule approche des caresses m’échauffe et c’est alors le moment de l’extase, mais le besoin de cette promesse ne suffit-il pas à me ranger parmi tous ceux qui sont sous le signe négatif, chez qui le désir est une attente et non plus une ruée ? (…) Le plaisir même est mon plus faible souvenir(…)
Je n’ai pas vécu, comme les adolescents je n’ai connu que le désir.
  242 »’

Dans la première occurrence c’est la volupté qui est frappée de déréalisation ; totalement destituée par Gille de son aspect physiologique, mais dotée d’une valeur transcendante, quasi-mystique, elle est ainsi mise à distance comme pour mieux justifier, expliciter la défaillance du jeune homme. En insistant sur le caractère intangible du plaisir, Gille semble donc donner un prétexte à ce qu’elle lui soit inaccessible.

Se nourrissant du simple «(…) désir(…) », de «(…) la seule promesse(…) » du contact sensuel, Gille paraît s’inscrire là encore sous le signe d’un immobilisme qui concernerait le champ du sensuel ; en effet il manifeste, comme par son goût d’une femme fictive, la même prédilection pour la dimension virtuelle qui suffit à satisfaire ses sens à travers un contact qui n’en est pas un. Chez lui le désir n’est donc plus un commencement mais une fin en soi. L’impuissance se poserait en ce cas en mesure protectrice contre la présence du corps féminin, dont on a vu que Gille le perçoit comme un tiers malvenu et vulgaire dans la relation amoureuse, et contribuerait à privilégier la dimension fantasmée qui seule le comble.

Jamais concrétisée, figée éternellement dans le domaine de l’éventualité hypothétique, la relation intime fonctionne en parallèle avec la rêverie sur une femme incertaine, elle ne risque ni de se ternir ni de prendre fin, étant toujours sur le point de s’amorcer ; d’autre part ne pouvant trouver son plaisir que dans les prémices, Gille s’épargne dès lors le caractère vulgaire et avilissant que revêt pour lui l’accomplissement des rites sexuels.

‘Ainsi, « (…)cette possible incapacité de jouer son rôle de mâle(…)  243 » dont Finette s’étonne, est explicitée en toute lucidité par Gille et la confirmation de son inaptitude se cristallise dans ces deux scènes :
_ « Gille, poli, mit dix minutes à faire croire à cette bonne Molly qu’il ne pouvait s’arracher à elle. Puis il put décemment s’écarter un peu. Il la regarda se livrer à ses ablutions avec un sans-gêne si innocent qu’il la débarrassa du ridicule qui était passé sur elle. (…)Elle s’allongea pour lui donner des remerciements et jeter de l’huile sur le feu. Mais le feu était mort. Gille avait envie de dormir. (…)il se leva.
‘‘Je suis éreinté, ce voyage…’’
  244 »

_ « (…)il craignit de ne pas pouvoir donner aux offres de sa voisine, qui devenait plus pressante, les acquiescements convenables. Aussitôt ses pensées coururent la campagne si follement qu’il n’y eut plus d’espoir de les ramener sur ce corps pourtant si bien ramassé sous ses doigts.
Un moment il crut que de multiplier les gestes l’animerait(…)Mais ces flatteries l’engageaient à aller plus loin ; or il sentait bien qu’il ne les suivait pas. Alors, avec une tardive prudence, il les raccourcissait. (…)
Finette revint à la charge, mais ses manœuvres restaient timides ou paresseuses : Gille ne put se rassurer. Il montra son désarroi par une nouvelle gaucherie : moins sûr encore que la première fois de ses effets, il voulut tenter pourtant l’aventure derechef. Il réussit du moins à ouvrir les yeux de Finette qui jusque-là avait été enfoncée dans une fervente rêverie. Elle vit enfin qu’aucun achèvement ne lui viendrait de ce garçon qui, s’abandonnant à sa langueur, renonça même à la servir par des moyens moins méritoires et s’étalant sur le dos, ne bougea plus.
  245 »’

Le prétexte trouvé par Gille pour se dérober dans la première occurrence rejoint avec une certaine similitude Aurélien qui se sert inconsciemment de sa maladie. Il est intéressant d’observer que chacun se soustrait par le biais d’une fausse indisposition qui entraîne un faux affaiblissement, comme pour mieux masquer la réalité d’un affaiblissement d’une autre nature.

Dans la seconde occurrence, il est plus clair que jamais que toute femme qui tente de s’impliquer dans une prosaïque réalité amoureuse avec Gille, affronte le risque d’un rejet rédhibitoire ; cette « main » de Finette, envahissante et crue, ne peut éveiller une sensualité qui ne trouve à se motiver que dans l’abstraction, et son insistance impatiente ne peut qu’aboutir à l’évanouissement d’une réaction qu’elle cherche à provoquer.

Seule la prostituée, femme impure aux yeux de Gille, peut parvenir à susciter une forme de désir.

Entre la putain et la madone : la femme ou l’éternel dilemme

Il nous apparaît essentiel de relier cette attirance fascinée pour la prostituée au contact fondateur du personnage avec le monde de la sexualité, contact qui se fait dans son enfance et qui se fait dans la rudesse et le sordide :

‘« (…)ce qui était tombé fatalement sous ma main c’étaient ces images qui s’étaient imprimées dans mon enfance : affiches, silhouettes sur le trottoir, les nus du music-hall. Un vieil oncle m’emmenait à chaque changement de programme aux Folies-Bergère. Vieux cochon. Hypocrite autant que lui, je taisais mes grognements, mais j’avais été illuminé à jamais d’un paradis rouge, plein de grandes viandes. (…)Sur les murs, dans le ruisseau, d’incessantes théories de femmes peintes furent mes chaînes mouvantes et incassables. (…)La grosse ville, qui se réengendre sans cesse, qui dégénère de plus en plus, bâtarde de ses propres œuvres embrouillées, m’imposa le souvenir, non pas d’un sourire spirituel, mais d’un sein à l’expression cynique.
Je rôdais sur les boulevards ; avec l’argent du Nouvel An, je vins enfin au mauvais lieu. La maquerelle(…)me pousse tremblant de lâcheté dans une salle pleine lumières crues et de chairs peintes. (…)
Je fus traversé d’un désir fulgurant pour la laideur. 
246 »’

«(…)Tombé fatalement(…) » sous le charme de cette représentation de l’amour vénal comme sous le coup d’une malédiction, cette première rencontre avec la sensualité se fait pour lui dans un cadre où s’expriment uniquement le bestial et la lubricité. Outre que cette représentation agressive peut expliquer son dégoût pour la nudité féminine et son goût de la pureté physique et morale, cet imaginaire enfantin imprégné de cette forme d’érotisme apparaît contraint de ne pouvoir cristalliser ses pulsions que sur des femmes incarnant cet érotisme.

D’autre part, la sensualité féminine fonctionne ici comme une hyperbole qui semble causer une sorte d’étourdissement à Gille enfant, perdu dans cette «(…) grosse ville qui se réengendre sans cesse(…) », et qui sera réactivé chez Gille adulte dans cette sensation de paralysie qui, comme un étouffement sensoriel, se saisit de lui en présence de toute femme désirable.

D’autre part, ces corps féminins envisagés comme «(…) de grandes viandes » acquièrent par cette dépersonnalisation, une dimension exclusivement charnelle qui conduit à une conception quasi pervertie du corps féminin, envisagé dans sa seule fonction érotique. Ainsi, et d’une manière en totale contradiction avec sa tendance à déréaliser celles qu’il nomme les « femmes propres », la représentation de la femme de plaisir est une sur-représentation au sein de laquelle tout est comme en surcharge, en particulier le corps féminin lui-même ; Gille enfant semble assister à sa surexposition, dans laquelle la pluralité de la femme, dont on a dit qu’elle motivait sa sensualité, semble ici constituer un envahissement de son imaginaire, qu’il s’agisse des «(…) affiches(…) », des «(…) silhouettes sur le trottoir (…)», des «(…) nus du music-hall », de ces «(…)  grandes viandes », de ces «(…)  incessantes théories de femmes peintes(…) ». De sorte que l’imaginaire de Gille enfant ne peut plus échafauder en toute indépendance sa propre créativité dans le domaine érotique, mais doit subir une image imposée de cette part très personnelle de l’imagination ; et cette intrusion est d’autant plus envahissante qu’elle se fait sur le mode brutal d’une certaine pornographie. Il est d’autre part à souligner que l’esthétique de cette évocation de la féminité s’organise sur le registre de l’ostentatoire également, à travers une tonalité chromatique et une luminosité qui s’ordonnent là encore sur le mode de l’excès, qu’il s’agisse de la couleur «(…) rouge(…) » dont Gille enfant est «(…) illuminé(…) » ou des « (…)lumières crues(…) » qui emplissent le premier bordel où il entre ; cette forme d’agressivité sensorielle fonctionne en contraste avec l’univers chromatique composé de rose, d’or et de blanc, qui baigne Chéri et sa découverte de la sensualité, et dont on a souligné l’élégance précieuse.

Cette esthétique qui se rapproche du pornographique semble bel et bien ressentie par Gille comme une agression puisqu’il relève le «(…)cynique » de cette incarnation du féminin. Il est d’ailleurs instructif que ce soit « (…)un sein(…) », métonymie sexualisée de la femme, qui condense cette représentation mentale marquée de négativité, et qu’à l’inverse, la douceur d’une femme vue sous un angle spiritualisé se condense dans l’intangible, l’ineffable du « (…)sourire(…) », à l’évidence davantage représentatif de l’âme si chère au cœur de Gille.

Enfin, il est tout aussi instructif de voir que cette image de la corporéité féminine vue sous un aspect dévalué, entraîne le personnage à adopter un regard sur soi frappé de la même dévaluation, et le conduit à une conviction de sa propre perversité, dans laquelle, orgueil ou paresse, il s’englue en professant ce «(…) désir fulgurant pour la laideur » ; persuadé de sa propre médiocrité morale, sa perception de lui-même dans sa relation aux femmes est donc également privée de tout caractère positif.

Cette forme de relation qui simultanément lui est un écœurement, est pourtant celle vers qui il se tourne le plus volontiers, comme pour obéir à une malédiction intime qui le condamnerait à la déchéance :

‘« Les prostituées ne songent qu’à gagner les vertus bourgeoises. Elles ne recherchent pas tant le lucre que la considération, ou si elles ont l’air de préférer le lucre à la considération, c’est parce que la considération augmente avec l’argent. Aussi plus elles sont brillantes, plus elles sont attachées par le succès à des ambitions ignobles, et plus elles me répugnent. Je ne me résous pas à faire courbette devant leur hiérarchie de respect humain. Or la galanterie la plus brusque ne leur parvient que si on la mêle dans cette compromission. Avant d’entrer dans leur lit, il faut entrer dans leur ridicule.  247 » ’

Gille semble chercher à entraîner les prostituées qu’il rencontre dans sa propre déchéance, voyant comme une vaine et répréhensible « recherche » de « (…)considération(…) » sociale toute tentative de leur part de se soustraire à la dépravation qui les salit. De cette volonté du jeune homme, procède une image non plus désexualisée mais sursexualisée de la prostituée qui, à ses yeux, n’existe que par cette fonction érotisée de son corps, et qui est par là même déshumanisée ; de surcroît, paradoxalement, on l’a dit, ce corps offert ne peut être désiré par Gille que s’il est méprisable ; voilà peut-être pourquoi on assiste chez lui à ce refus obstiné de voir la prostituée aspirer à la respectabilité sociale qui détruirait toute dimension pervertie. Cette vision de l’amour vénal et de celle qui l’incarne semble également participer de ce qui apparaît comme un fantasme de Gille, ce sordide venant nourrir son imaginaire et donc son désir ; cela aboutit à cette paradoxale répugnance devant l’espoir des prostituées de «(…) gagner les vertus bourgeoises », et surtout cela expliquerait cette impuissance qui se saisit de lui devant cette « femme propre » qu’il révère, mais qu’il ne désire pas puisqu’elle est caractérisée par « la vertu » et non par «(…) le lucre(…)» ; ce que montre le passage suivant qui prouve que l’univers érotique de Gille est effectivement fondé sur la débauche :

‘« Je rôdais sur les boulevards ; avec l’argent du Nouvel An, je vins enfin au mauvais lieu. La maquerelle(…)me pousse tremblant de lâcheté dans une salle pleine de lumières crues et de chairs peintes. (…)
Je me sentis écrasé par mon immonde destinée. Je fis un faible signe à la première venue(…)
Elle m’accorda quelques caresses sommaires qui rayonnèrent comme des prodiges. Puis ce fut la même brisure que la première fois, mais je la dissimulai avec un soin rageur. (…)
Dès lors les seins et les croupes grouillèrent de plus belle. (…)
En sorte qu’il est venu un temps(…)où, sur le sein d’une femme polie il me fut impossible de fixer mes regards, mais je fermais les yeux et toute la prostitution du monde grouillait sous mes paupières illuminées. (…)Je me suis usé à me remémorer ces formes poisseuses. Mon âme s’est fatiguée et la fatigue de mon âme a anéanti mon corps avant qu’il soit atteint par les épreuves qui pourraient lui être propres : l’âge, la maladie. (…)
Cependant j’imaginais aussi des sourires chastes, un col vierge que ploie la confiance. Mais ces hanches charnues qui persistent dans mes mains après la débauche où je me consume en attendant de pures noces, elles reparaissent bientôt.
Il y a séparation entre deux songeries. Avec de jeunes femmes, j’imagine fort bien un commerce de sentiments patients, grandissants, gradués par la science domestique, le souci de réussir la vie, jour par jour, de gagner peu à peu le ciel et la terre. Je les vois debout, penchées, plutôt que dans le lit renversées.
Mais ces visions diaphanes(…)passent en flottant, sans prendre de substances devant les formes épaisses, coloriées, odorantes des prostituées, où mon désir, à tout bout de champ, retrouve sa grasse ornière.
Ces deux mondes semblent irrémédiablement dissociés. Pourtant je sais qu’ils gardent encore des communications souterraines, et je n’ai pas perdu l’espoir de me ressaisir, de fondre tout cela.
  248 »’

La prostituée constitue le moyen idéal de procéder à cette dissociation corps/âme qui lui est chère, et ainsi de déverser sur elle toute la fascination/répulsion que lui inspire la sexualité organique, afin de mieux « songer » à un amour céleste.

Mais la fascination de Gille est trop forte pour que ce débauché qu’il est en définitive, puisse s’extraire de son univers de débauche malgré cette «(…) fatigue(…) » de son âme blasée, désabusée ; car ce que nous avons qualifié d’attirance paradoxale forme ce qui fait le fondement et le drame de son rapport à la femme en général et à la prostituée en particulier :

‘« Au bout de quelque mois de séjour à Paris, il atteignait à un état de tension qui ne résistait pas à la moindre difficulté. C’est pourquoi il allait aux filles, parce que chez elles, rien ne venait en travers de son immédiat désir, il les avait tout de suite nues dans ses bras, son regard se portait directement à leur poitrail, et non pas à leur visage où, avec les autres, il s’égarait dans un déchiffrement subtil. Sa pensée point divisée par le raffinement, n’était qu’une obscure pensée qui doublait l’ondée du sang. Evitant les délicatesses et les répugnances, son être s’abîmait d’un seul coup dans la forte odeur du peuple.
En rapprochant les innombrables images qui surchargeaient le tempérament de Gille, on aurait vu qu’elles se confondaient toutes dans un même type(…)une femme robuste.
Mais une contradiction se faisait dans Gille, qui l’empêchait de prendre ce modèle ailleurs que dans les lieux publics, palaces, bordels, où tout se fait sur-le-champ. La vulgarité de manières lui étant insupportable et aussi tout ce qui pouvait y avoir de grossier dans le détail physique(…)il était donc condamné à ne pouvoir supporter la compagnie des seules femmes qu’il recherchait avec fureur(…)et ainsi se trouvaient éliminées toutes celles dont la possession exigeait les moindres soins, la moindre simulation d’intimité, et avec qui il se serait socialement tenu moins bas : danseuses, femmes divorcées. 
249 »’

Cette prédilection marquée et contradictoire pour un genre de femme qui lui déplaît esthétiquement mais qui le préserve de « (…)la moindre simulation d’intimité(…) », inscrit ce personnage masculin dans un rapport à la praxis sexuelle fondé sur l’instinct, la préoccupation de la seule satisfaction organique et lui confère une sexualité brute, élémentaire, quasi animale. On peut en voir la confirmation dans le terme « poitrail », utilisé pour parler du buste féminin, ainsi que dans l’emploi de tout un champ sémantique : « immédiat », « tout de suite », « directement », « d’un seul coup » qui traduit la volonté fébrile d’accéder à l’assouvissement d’un besoin physiologique, en un moment où seul compte le réactionnel, «(…) l’ondée du sang ».

D’autre part son désintérêt pour «(…) leur visage (…)» convoque une observation de Carine Trévisan à propos de la fixation d’Aurélien au visage de Bérénice, et qui l’empêche de voir et de désirer le corps de cette dernière :

‘« Pour désirer vraiment l’autre(…)il faut abolir le visage(…)
L’extase érotique impliquerait la dissolution du visage. (…)Occulter le visage procède à la fois d’une volonté de piéger au mieux l’intimité et de réduire la femme(ou l’homme)à être une machine à plaisir. »’

Il est intéressant de relever également dans ce passage du roman de Drieu un écho structurel inversé de cette scène dans laquelle Gille évoquait son regard sur une femme qui lui apparaîtrait «(…) dans un salon (…)» et chez qui les «(…) artifices (…)» féminins font qu’en lui «(…) s’empêtre le direct du désir  ». Ce parallèle contribue à valider l’hypothèse d’une sexualité élémentaire du personnage, dont l’imaginaire, forclos, est incapable de s’inspirer non seulement du sentiment mais aussi de la dimension sophistiquée, ces deux aspects qui forment les à-côtés de la relation érotique.

De surcroît il nous semble que cet attachement au fait d’être capable de parvenir à une jouissance qui lui échappe avec « les femmes propres », constitue une des motivations essentielles de son attrait pour l’amour vénal qui pourtant, par certains aspects, lui répugne : c’est que les prostituées incluant toutes les conditions nécessaires à l’éclosion de son désir, avec elles seulement, comme « l’autre Gilles », il peut accéder à la réassurance de son identité de mâle, réassurance qui pour lui aussi semble passer principalement par la dimension charnelle et qui se perd sous le joug désexualisé, spiritualisé, des « femmes propres » admirées :

‘« (…)ces nuits, où Gille se montrait longuement, richement sensuel, joyeusement spontané, sans plus aucune trace de contrainte, pouvaient l’assurer du fond vigoureux de sa nature.  250 »’

Et le rapport intime se fait alors comme pour « l’autre Gilles », sur un mode non seulement aisé mais aussi que l’on est tenté de qualifier de frénétique :

‘« Depuis…Mettons un an, je ne puis plus du tout, mais du tout, approcher une femme qui ait l’air un peu propre, propre ! … enfin vous me comprenez.
_ Mon cher Gille, vous êtes fatigué. Reposez-vous. J’ai entendu dire qu’il fallait que les hommes se méfient de l’amour et une amie qui s’y connaît, m’a dit un jour : ‘‘l’amant, c’est celui qui n’est pas si bête, qui ne couche jamais.’’ Vous l’avez donc tant fait que ça ?
_ Tous les jours.
_ Les maladies, les voyages, la campagne, que sais-je ? rien ne vous a arrêté ?
_ Huit jours, quinze jours une ou deux fois, je me suis arrêté.
  251 »’

Enfin, il est à noter que le regard de Gille sur la prostituée est porteur d’une incontestable misogynie, signalée en mineur à travers tout le roman, mais qui, nous semble-t-il, éclate à plusieurs niveaux dans le passage suivant :

‘« Voilà le trottoir des prostituées. Quelque chose dans Gille commence de vaciller(…)
Ah ! cette grande femme, ce grand bateau. Comme c’est grand, il y en a. Faces multipliées : la chair, tourne sur elle-même et fait face à tous les points du monde. Ce fard, cette hanche. Ce sourire, ce bas. Dans Gille, il y a une avalanche, un effondrement. Il est heurté par une belle épaule, par un quartier de roc.
Il passe à côté d’elle. Un seul coup d’œil mais qui rencontre ce regard des prostituées. (…)
Celle-ci marchait aveugle, les orbites calcinées, les vertèbres martelées. Elle était grande, et la paresse, la goinfrerie, l’avaient doublée : sa croupe et sa poitrine, c’était sur le bitume ondulé déjà comme sur le flot des draps, surchargés de feu et de nuages, l’épaisse coque du vaisseau de ligne en plein combat. (…)
Il la suit. Elle entre dans un hôtel. (…)Ils se mettent nus. (…)
Un grand coffre renferme des trésors ; Gille les voit étalés sur le lit : ce cœur, ce foie, ces poumons, ces petits reins. Mais peut-être sont-ils déjà avariés, et par exemple cette matrice ? Elle a l’air d’avoir bien tenu le coup et résisté à l’alcool et à ce ravage perpétuel que la femme porte en elle, prétendant jouer de son sexe impunément.
A ce tronc superbe s’embranchent quatre membres d’une finesse qu’on ne voit pas aux bâtardes des salons. Ces poignets, ces chevilles, ces mollets hauts, ces jarrets qui n’ont pas été oubliés par l’artisan, ces genoux, pièces de précision.
  252 »’

Tout d’abord on peut observer que l’écriture pose en une sorte d’alternance le sème de pluralité contenu dans ce qui apparaît à Gille une foule de prostituées (« Comme c’est grand, il y en a ») et le singulier d’une description plus définie, qui traduit non pas l’unicité précieuse, circonscrite de chacune mais qui représente plutôt une forme de métonymie de la prostituée, exprimant l’indifférence de Gille à travers son indifférenciation de la singularité particulière de chacune.

Toutes ces femmes de plaisir offertes à son regard, promises à ses sens, comme un «(…) grand bateau » promet le voyage, forment à elles toutes « (…)cette grande femme(…) » faite des charmes de chacune mais qui les annihile en les condensant, jusqu’à ne devenir qu’une dispensatrice de plaisir, aussi immobile, sans âme, d’une seule pièce, que ce « (…)quartier de roc ».

Dans cette vision du corps prostitutionnel, il est possible de relever également trois identités thématiques avec la vision de la femme rencontrée dans Gilles : même attirance pour la femme victime, violentée et anéantie physiquement (« orbites calcinées », « vertèbres martelées »), même goût d’une femme massive, « grande », « doublée », dotée d’une « (…)croupe(…) » et d’ «(…) une poitrine(…) » qui soient « (…)épaisse[s] (…) », et même confusion femme/amour/guerre présente dans la métaphore des «(…) draps, surchargés de feu et de nuages(…) » comme un champ de bataille, ainsi que dans celle du corps féminin vu comme « (…)l’épaisse coque du vaisseau de ligne en plein combat ».

Il est incontestable que ce désir fantasmatique d’une prostituée humiliée, torturée, et que l’amour physique avec elle considéré comme une bataille militaire à remporter, dénotent une profonde volonté d’acharnement sur la femme charnelle, dont la fonction érotique est ici cristallisée par la femme de plaisir.

Cette pulsion cruelle s’aggrave dans cette vision d’une crudité détaillée de son corps, qui concerne plus précisément son anatomie ; ce regard renvoie sans ambiguïté à un mépris tacite de la prostituée, puisqu’elle est perçue comme un simple amoncellement d’organes sans âme, sans vie, comme ceux d’un cadavre (il est à cet égard troublant de constater qu’il s’agit d’organes vitaux.) Ce mépris s’accompagne d’une forme d’ironie puisque la dimension charnelle de la femme est à comprendre ici au sens premier.

Ce sentiment de mépris atteint un degré supérieur lorsque le texte à travers le vocabulaire (« tronc », « s’embranchent », « membres », « bâtardes ») et à travers une conception de l’esthétique du corps qui répertorie (« poignets », « chevilles », « mollets », « jarrets », « genoux »), renvoie à l’image de l’inspection détaillée d’un animal dont on jugerait l’aspect physique pour s’assurer de sa santé et de son utilité.

Enfin, cette forme d’animalisation se mêle à une forme d’objectisation puisque ce corps dont chaque partie est considérée comme «(…) une pièce(s) de précision », est également imaginé comme étant créé « (…)par l’artisan(…) », à l’égal d’une œuvre artistique, sorte de poupée précieuse et sans âme, dont seule compterait l’apparence.

Il est d’ailleurs intéressant de constater que cette référence à « l’artisan » n’est pas sans évoquer «(…) le sculpteur (…)» qu’imagine Aurélien lorsqu’il rêve au visage de Bérénice, à ses « (…)joues(…) ».

Dans cette analyse de la fragilité au masculin que nous esquissons, il nous semble indispensable d’aborder en parallèle la question des femmes, plus précisément celles-là mêmes qui, par leur personnalité, contrastent radicalement avec celui que nous appelons l’homme fragile, contribuant à mettre en évidence cette fragilité et à provoquer et aviver en lui ce mal que nous avons choisi d’essayer de comprendre.

Notes
203.

op. cit. p. 317

204.

in L’eau et les rêves, op. cit. p. 106-107-108

205.

Jacques Hassoun, in La cruauté mélancolique, op. cit. p. 97-98

206.

in L’eau et les rêves, op. cit. p. 96(…)98

207.

in AURELIEN d’Aragon : un ‘‘nouveau mal du siècle’’, op. cit. p. 242

208.

ibid, p. 242-243

209.

Jacques Hassoun, in La cruauté mélancolique, op. cit. p. 72

210.

ibid, p. 76

211.

ibid, p. 146-147

212.

ibid, p. 124

213.

ibid, p. 147

214.

ibid, p. 145

215.

ibid, p. 20-21

216.

ibid, p. 78-79

217.

ibid, p. 120

218.

ibid, p. 108-109

219.

op. cit. p. 32-33

220.

op. cit. p. 85

221.

ibid, p. 169

222.

ibid, p. 19

223.

ibid, p. 130

224.

ibid, p. 50

225.

op. cit. p. 148

226.

ibid, p. 164

227.

op. cit. p. 53

228.

ibid, p. 135

229.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 63-64

230.

ibid, p. 113-114

231.

ibid, p. 59

232.

ibid, p. 74

233.

Le feu follet, op. cit. p. 61

234.

ibid, p. 112

235.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 64-65

236.

op. cit. p. 92

237.

ibid, p. 168

238.

in La fabrication des mâles, op. cit. p. 147

239.

op. cit. p. 78-79-80

240.

ibid. p. 138

241.

ibid, p. 90-91

242.

ibid, p. 120

243.

ibid, p. 110

244.

ibid, p. 22

245.

ibid, p. 80

246.

ibid, p. 99

247.

ibid, p. 92

248.

ibid, p. 99-102

249.

ibid, p. 117-118

250.

op. cit. p. 119

251.

ibid, p. 94

252.

ibid, p. 66-67-68