Le Songe :

Dans Le Songe on retrouve les thèmes fondateurs de La Relève : en un leitmotiv redondant qui se voudrait galvanisant réapparaissent inlassablement les mêmes atmosphères : exaltation mystique du combattant et du combat, valorisation de la virilité primitive, éloge de l’ascétisme moral. La seule différence notable réside en la création du personnage d’Alban de Bricoule, en qui se mêlent toutes ces conceptions ; Alban, homme de guerre, est présenté comme la quintessence de la virilité, son incarnation la plus aboutie.

La guerre, comme une seconde matrice 

On constate tout d’abord dans ce roman un vif attachement du personnage principal à l’univers de la guerre et du front, comparable à certains égards aux réactions de Gilles.

‘_ « Et il adora la vie au front, le bain dans l’élémentaire, l’anéantissement de l’intelligence et du cœur.  275 »’ ‘_ « Je monte en première ligne, rejoindre une compagnie d’infanterie, dans les Hautes-Vosges, pour le plaisir. J’espère que je vais m’amuser.  276 »’

On retrouve chez Alban la même appréhension que chez Gilles de la guerre comme un jeu,

une sorte de jeu viril mettant en scène la nature et une forme de retour à la vie primitive, un retour de l’homme à l’état de nature. Comme l’écrit Maurice Rieuneau, ‘« Alban agit toujours par enthousiasme, jamais par devoir, sentiment vulgaire et triste. ’ ‘ 277 ’ ‘»’

Se dégage également la même perception du front comme d’un univers en vase clos, d’un monde à part, plus réel et plus vraisemblable aux yeux du soldat que le monde civil :

‘« (…)il vit qu’un monde était dépassé, qu’un monde était atteint. Plus une femme, plus un enfant, plus d’ennemis en gris et en noir, mais un peuple d’hommes bleus, bleus comme lui, tous ses pareils, tous ses frères. Il se sentit rempli d’émotion, de vacillement, touché déjà, prêt à aimer(…)Il respira l’air, qui lui parut plus pur, et sacré(…)Il allait au pays du front, il allait là-haut. Là-haut…Comme des mots dits sous un tunnel prennent une résonance infinie, les antiques mots retentissaient, traînaient de longs coups d’archet sur tout ce qui est à vif dans l’âme.  278 »’

Tout comme l’univers de la guerre était la « patrie » de Gilles, le « (…)pays du front(…) »apparaît à Alban comme une véritable terre natale.

S’exprime un identique dédain pour la femme, pour ce qui n’est pas un univers exclusivement viril, un identique sentiment d’appartenance à cet univers.

Comme Gilles, Alban se livre à une certaine sacralisation de la guerre par le biais d’une dimension mystique ; enfin on relève un même sentiment de tendresse paradoxale pour un univers et des êtres dont la finalité se concentre sur la mort et la destruction.

D’autre part, Alban s’inscrit dans le même mouvement que Gilles qui refuse la « (…)lâcheté(…) », la« (…)frivolité inepte »qui selon lui caractérise la vie de l’arrière :

‘« Une maison effondrée, la bouche d’un abri, des hommes casqués qui montent la garde, pas l’indice d’une frivolité, pas l’indice d’un agrément : la vie dénudée et arquée, pour blesser, pour exister, pour faire face. ‘‘Saint ordre mâle, saint royaume des forts, vous êtes miens depuis le lait que j’ai sucé, quand on me berçait sur un bouclier d’airain. Que je meure s’il le faut, j’y consens, puisque c’est mourir dans un mode que j’approuve.’’  279 »’

Seul compte, seul est valable ce ‘« saint ordre mâle, saint royaume des forts (…)»’qui pour le personnage de Drieu est un ‘«(…) royaume de troglodytes sanguinaires, [un]royaume d’hommes »’.

Seul compte l’univers d’une virilité ou l’austérité, la douleur sont les indices de l’accession à une identité virile. ‘« Le front est un univers épuré des médiocres et des veules. ’ ‘ 280 ’ ‘»’

La guerre comme expérience didactique 

Le statut de militaire incite le personnage d’Alban à rechercher une gloire vaine et pompeuse qui à ses yeux l’intégrerait dans une utilité collective :

‘« Ah ! à cette heure, si c’eût été une course, il les eût dépassés tous, si c’eût été une lutte il les eût étranglés tous, jetés tous disloqués à ses pieds ! Mais que faire contre un Dejoie, un monstrueux mort(…)qui s’en va sa gloire acquise, qui vous enlève toute chance de pouvoir la rabaisser dans l’avenir ? Que faire contre la simplicité de son acte, quand soi l’on est à sa table de travail, quand on ne peut lutter contre lui que par une certaine puissance de l’esprit, ou des connaissances, ou de la mémoire, ou du génie ?  281 »’

La lucidité dont fait preuve le personnage n’enlève rien à la vanité qu’il se reconnaît ; il apparaît qu’Alban méconnaît la réalité du front et ne voit dans le mode de vie militaire qu’une longue suite d’occasions de faire les preuves de son ingéniosité ; son appréhension de la guerre ne correspond pas à une réalité meurtrière aux enjeux mondiaux mais transforme celle-ci en une épreuve de force dont l’enjeu est son destin personnel.

‘« Un matin, pour la première fois, la compagnie d’Alban fut bombardée sérieusement. Alban fit bonne contenance. Mais le temps lui parut long(…)c’était bien ensemble l’intelligence du danger et l’appétit du danger qu’il rapportait de cette alerte. Il se réjouissait d’avoir enfin senti la peur de la mort. C’était un très beau sentiment, très émouvant. Comme un homme qui a longtemps vécu dans un élément qui n’est pas le sien s’y est habitué et n’en souffre pas, mais s’il goûte un jour de son élément natal, il ne peut plus vivre dans son présent état ; ainsi Alban ne se sentait vivre que dans l’éréthisme que donne le danger. Là était l’atmosphère qui lui était favorable, celle de son meilleur rendement.  282 »’

Sous une apparente lucidité, se dessine néanmoins chez le personnage une forme d’immaturité morale par cette conception de la bataille comme un jeu, cette déréalisation du danger mortel. Par cette volonté de mettre sa propre vie en péril, par ce sentiment de joie qui lui vient d’avoir ressenti la peur de mourir, Alban ressemble à un enfant qui ferait l’expérience d’un jeu dangereux dont il ne mesurerait pas les risques et qui, pour cela, serait grisant. Cette impression d’immunité face à la mort s’apparenterait peut-être en ce cas au sentiment de toute-puissance qui, d’après la psychanalyse, caractérise le jeune enfant.

Du reste, la vision pour lui ludique de la guerre est clairement formulée par le personnage lui-même :

‘« Dans le danger qu’on recherche par un acte de volonté, une merveilleuse exaltation de la vie lui venait, parce que là c’est proprement le jeu.
Quand il pointait sur le plan directeur une piste bien en vue et la prenait de préférence aux autres; quand, voyant un obus tomber à deux cents mètres, il pressait le pas vers son point de chute ; quand il musait avec intention dans un lieu battu par une mitrailleuse, il sentait quelque chose de pareil, peut-on croire, à ce que demandent à l’ivresse certains artistes, une accélération de pensée, un flux de mémoire, un épanouissement d’images, jusqu’à des éclairs de pénétration pour telles âmes qui lui étaient un peu nocturnes, jusqu’à des explosions de joie créatrice qui lui faisaient s’écrier : ‘‘J’aurai beaucoup d’enfants’’ 283 »’

On relève une trace d’orgueil dans ce puissant désir de constamment jouer à défier la mort afin de se prouver qu’on est plus fort que son destin, plus invulnérable que la mort elle-même. Alban se place lui-même dans une identité transcendante et renie sa finitude intrinsèque d’être humain. La naïveté de son entreprise est décelable dans cette exclamation qui dit son espoir d’une nombreuse descendance (autre marque d’orgueil que ce désir d’une perpétuation multiforme de soi) car cette parole marque de manière aveuglante son incapacité de comprendre que sa vie peut cesser d’une seconde à l’autre.

Par ailleurs, Alban ne considère pas seulement la guerre comme une épreuve éducative ou un jeu; elle lui apparaît également comme la réminiscence idéale des épopées tragiques, ce qui tend à conférer à la guerre une dimension esthétique.

Esthétisation de la guerre

La guerre revêt ainsi aux yeux d’Alban le même caractère de perfection esthétique que celui qui la fait :

‘« En bas, dans la forêt(…)les musiciens du régiment, chacun pour soi, répétaient leur partie sans souci l’un de l’autre, et l’écho de la montagne, exagérant leur proximité, donnait l’illusion qu’ils jouaient à quelques pas de là. Cela faisait une symphonie surnaturelle(…)Mais dans ce tumulte brusquement substitué au chant limpide où il voulait reconnaître son âme, Alban entendait bien d’autres choses. Des appels, des clameurs héroïques, des soupirs de volupté, de longues plaintes humaines, des trilles d’enfants, des sons de cristal et des sons de pourpre, toute la Grèce dans le lumineux hautbois, tout Rome dans les cuivres prétoriens, toutes les voix de toutes les passions(…)  284 »’

Le fond de ces épopées, constitué d’un climat de conflit, est aussi prétexte à une atmosphère où le lyrisme et le sublime se côtoient, tout comme ici la sordide quotidienneté de la guerre semble inexistante. L’imaginaire d’Alban, peuplé de héros romanesques, prête à la guerre un caractère précisément imaginaire, totalement en décalage avec la manière qu’ont eue des milliers d’hommes de la vivre et de la ressentir. Totalement poétisée ici dans l’esprit d’Alban, elle en devient comme désincarnée.

Elle est aussi pour le personnage, prétexte à dévoiler un mysticisme de pacotille :

‘« ‘‘Une cagna, de la misère, de la mort…Je montrerai que je puis supporter l’excès de la misère comme j’ai supporté l’excès de la volupté : ainsi Alcibiade, et César, et Catilina. Je souffrirai, je rachèterai mes péchés. (…)Je chercherai davantage de souffrance. (…)Je me proposerai pour le plus pénible(…)et je prendrai chacune de ces épreuves et je l’offrirai à mon Dieu pour mon salut et pour le salut de ceux que j’aime.’’ (…) ‘‘Se peut-il que je meure ?’’ se dit-il soudain. ‘‘Certes, mort pour mort, une mort violente est la plus digne de moi.’’  285 »’

Le personnage accède à ses propres yeux à une identité sanctificatrice, en même temps qu’il établit une identification tacite entre lui et les plus prestigieuses figures de l’Antiquité ; ce qui, outre la confusion récurrente entre monde antique et monde chrétien, atteste une nouvelle fois de son immense vanité.

Cette volonté d’identification atteint son apogée lorsque le personnage, de façon plus ou moins implicite, se compare à Jules César :

‘« Tout ce qui demeurait un peu à l’étroit ou en boutons dans son âme a éclaté. ‘‘C’est nous, la force’’ se répète-t-il à haute voix, stupéfait de ces mots jamais rêvés. ‘‘C’est la France qui est la force.’’ Phrase adorable qu’il va pouvoir prononcer durant quelques jours. (…)et soudain l’Allemand, qu’il admirait parce qu’il était le plus fort, il le méprise, il le raille parce qu’il est le vaincu. Il imagine le Triomphe(…)le vrai triomphe césarien, avec les chefs ennemis enchaînés, avec les simulacres en métal de toutes les terres conquises ou reconquises(…)En vain, étourdis par cet air trop vif, les pâles essayent de l’affadir : c’est la victoire du Droit, de la Civilisation…Mais lui, le Droit, la Civilisation, il s’en moque bien ! Pour Alban, la victoire, c’est la vengeance, la restitution des butins, la punition à celui qui s’est laissé battre, le droit de conquête, la reprise individuelle, un nouvel accroissement à la grande liberté militaire. Les voici qui lui tremblent dans le sang, tous ses vieux brigands d’ancêtres, tous les vieux nobles détrousseurs(…)les voici revenus, tous les vieux hommes forts, tous pouffant d’orgueil, avec leur dureté de vie, leurs pilleries, leurs dénis de justice, leurs vices de bien portants, tout ce qui leur a tanné et basané l’âme sur les chemins de ronde de châteaux-forts et sur les ponts des brigantins, tous revenus joyeux parce qu’on a la victoire comme dans l’ancien temps, et parce que ce dernier Alban n’a pas déchu.  286 »’

La représentation que se fait le personnage du «(…) vrai triomphe césarien(…) » est singulièrement édulcorée de la part sanglante et meurtrière inévitablement liée aux conquêtes militaires, fussent-elles celles de César ; le personnage n’en retient que quelques détails de l’ordre du paraître et sa représentation s’apparente plus à une sorte d’image d’Epinal.

Dans la même logique, sa vision de ses ancêtres, certes brutes viriles, aurait tout à fait sa place comme illustration d’un récit chevaleresque romanesque.

Il est à noter que dans La guerre à vingt ans, Philippe Barrès, par l’intermédiaire d’Alain, montre la même vision de la guerre comme un héritage patriarcal et s’appuie pour ce faire sur d'analogues références au passé et en particulier à l’antique :

‘_« On sent tomber avec la nuit un brouillard aussi mystérieux que ceux des forêts de la vieille Gaule. Du moins ainsi l’éprouve Alain qui se rappelle, par un temps pareil, enfant enthousiasmé de Vercingétorix, avoir parcouru le plateau d’Alise-Sainte-Reine. Ce soir, dans cette sape champenoise, il songe aux veilles de nos pères dressés pour la défense du sol. Et il trouve une force vraie, libre de tout artificiel, à se voir embarqué à leur suite dans l’éternelle aventure d’Alésia, de Bouvines, de Montmirail où se joue la destinée française.  287 »’ ‘_ « Il voit toute la vieille Gaule associée à son effort. Une voix crie en lui : rien n’est changé, nous sommes toujours la même race, et comme les compagnons de Vercingétorix, nous défendons la terre natale. Il assouvit à cette seconde la soif qu’il contracta tout enfant, quand il parcourait la côte d’Alise-Sainte-Reine, tout frémissant de ne pouvoir s’associer aux exploits de nos pères.  288 »’ ‘_ « Est-il debout sur un char, stimulant cent mille chevaux qui piétinent l’ennemi ? est-il David, depuis quatre ans aux pieds de Goliath, et qui trouve soudain la force d’accabler mille Goliath ?... Il semble à Alain que le Tout-Puissant épouse sa cause et sa colère.  289 »’

En ce qui concerne Alban, il apparaît clairement qu’il s’est forgé du monde militaire l’illusion d’un univers mâle unilatéralement splendide.

Alban se livre ainsi à une véritable mise en scène de la guerre, mais aussi de lui-même :

‘_ « (…)il avait une sorte d’indifférence sauvage à être tué, et par éclairs, un vrai désir de l’être, si ce devait être sous [les]yeux[de son camarade]et après un acte exceptionnel.  290 »’ ‘_ « (…)il avait peur. (…)Peur de la mort, sans doute, et cette peur-là, il la regardait bien en face ; toujours plein d’émotions extrêmes et simples, il ne détournait jamais la tête devant les pires fantômes qui se levaient de sa vie. Peur surtout, peur surtout d’une mort obscure et sans résonances : la mort perdue, la mort gâchée(…)  291 »’

Il s’agit d’une mise en scène qui se voudrait grandiose, qui voudrait révéler ce que Philipe Barrès, dans La guerre à vingt ans, nomme « (…)la laideur magnifique de la mort(…)  292 », mais qui ne contient qu’une tonalité morbide puisqu’il s’agit de vouloir mettre en scène sa propre mort. « (…)il y a là une transfiguration de la réalité sous l’influence d’un idéalisme plus passionné que lucide.  293 » note Maurice Rieuneau à propos de La guerre à vingt ans, mais ces propos peuvent tout aussi bien s’appliquer à Alban. A nouveau, ce dernier manifeste, comme un enfant, une inconscience du caractère irrémédiable de la mort.

Ainsi, ce concept d’une mort «(…) perdue(…)gâchée(…) »nous apparaît une sorte de contresens dans ce contexte de guerre car l’offrande de sa vie perd dans cette vision du personnage tout caractère sacrificiel. Cet « (…)acte exceptionnel »serait donc pour lui une prouesse purement militaire et, pourrait-on dire, plastique.

Etant sensible à l’apparence plutôt qu’à l’essence des choses, il paraît alors logique que le personnage d’Alban se sente de profondes affinités avec le domaine de l’instinct, du ressenti, du brut.

Le soldat, figure d’une virilité originelle 

Le personnage d’Alban de Bricoule incarne une définition du soldat et surtout de la virilité de l’ordre de la caricature en ce sens qu’il est l’image même d’un homme pour qui est absolument prioritaire tout ce qui a trait à l’émotionnel, à la nature et qui professe le plus grand dédain pour l’intellect, la réflexion, le rationnel et le sentiment.

‘« Il est nécessaire que je me repose dans l’action.  294 »’

Telle nous semble révélatrice cette affirmation(rappelant d’ailleurs l’attitude de Gilles) induisant que l’action guerrière, sous-entendu l’action d’une extrême violence, constitue un apaisement et une fuite contre l’exigence de la réflexion et de la remise en question.

A cet égard, la violence est présentée par le personnage comme un bienfait :

‘« Une cagna, de la misère, de la mort…Mais tout purifié ! Tout sacrifié ! Simplicité de l’action, surtout de l’action de guerre ! (…)Se dresser sur un parapet, aller voir et revenir, presser une gâchette, voilà qui est clair, direct, et qui dans l’instant vous donne une grande gloire.  295 »’

Il peut apparaître étrange que le concept de purification, ordinairement rattaché à la notion de bien caractérise ici « (…)l’action de guerre(…) », l’activité de meurtre.

Il est également troublant que cette définition qui se dégage implicitement de l’homme soit plusieurs pages plus loin, approuvée, comme authentifiée par Dominique, la femme aimée d’Alban :

‘« Il est bien parti, bien perdu pour moi, bien repris par cet ordre mâle, où quoi que je fasse je n’entrerai jamais, et qui est son royaume. (…)En vérité, je n’imagine rien de cette vie-là qui puisse le blesser. Il est dur au mal, insoucieux du confortable (et même le confortable le dégoûte) enchanté d’être au milieu de soldats de seconde classe et non d’officiers. Je crois qu’il a une répugnance physique pour les raffinés ; il ne pourrait pas être l’ami de quelqu’un de frileux. Il dit(…)qu’il y a de la rudesse dans tous les conquérants, conquérants de la guerre ou conquérants de la pensée et de l’art. Il existe toutes sortes de délicatesses et de pudeurs qu’il ignore, ou plutôt qu’il méprise, ou plutôt qu’il déteste comme des entraves, des pertes de temps et de force, des décolorants de la vie. Et lui-même il est grossier, grossier comme ses cheveux durs, ses sourcils, d’un seul arc, sa morsure de condottiere, ses mains grandes aux doigts carrés, aux jointures épaisses, des mains pas jolies, qui semblent faites pour tenir le fusil bien plutôt que la plume(…)pas étonnant qu’avec ces mains-là Alban ait tué un de ses chats en tapant dessus. Il est fort et sain, sain jusqu’à l’ingénuité, sain dans toutes ses recherches et toujours pur, à cause de cette santé et de cette force.  296 »’

La reconnaissance de cette définition de la virilité comme la seule vraie virilité par la femme, la femme amoureuse, confirme que virilité et brutalité se confondent et se fondent sur la nature. Les références à la « pureté », la « santé », l’ « ingénuité », autant de qualités dus à la nature, insistent sur l’idée que l’homme véritable ne peut être un être issu de la culture, construit, policé par l’intelligence du monde, mais un être brut, poussant à l’extrême la simplicité de son appréhension du monde, répugnant à la complexité et à la subtilité des choses de l’esprit, vouant un culte à la force physique qui lui confère une forme de supériorité là aussi due à la nature.

On peut en outre relever que le personnage de Dominique, comme le personnage d’Alban, comme le personnage de Gilles, qualifient chacun à leur tour l’univers mâle de « royaume », ce qui atteste de manière très précise la supériorité, la préciosité attribuée par ces personnages (et leurs créateurs) à la masculinité, à sa place dans la société.

Un autre trait rapproche Gilles et Alban, à savoir l’étroite relation qu’ils établissent entre la guerre et la nature :

‘« (…)ce qui le gonflait, ce n’était pas seulement ce (…)génie sombre qui le pousse à s’évader sauvagement d’une société qu’il échoue à s’asservir, mais le pressentiment qu’elle était plus proche de la vérité et de la nature, cette grande communauté du front, née à la hauteur des herbes et des eaux. Et il se souvenait de la réponse faite par Jules César au tribun qui lui reprochait de piller le trésor d’un temple, – de cette réponse qui tant de fois allait lui apparaître comme une justification sans réplique : Le temps des armes n’est pas celui des lois.  297 »’

L’acte de guerre serait au fondement même de l’identité virile, comme l’est la nature, comme si l’acte de guerre était dans la nature de l’homme ; la guerre est présentée comme un élément fondateur de l’homme et du monde, et comme si étant « (…)proche de la vérité (…)» elle était une nécessité, un souverain bien pour l’homme, comme si l’homme était né pour faire la guerre, né pour tuer et né pour mourir.

(Il faut également souligner que la phrase de César, révérée par Alban, rappelle une variation de la loi du plus fort, une des lois fondamentales du mode de vie soumis à la prééminence de la nature dont se réclame Alban.)

Cette conception se précise, s’affine encore quelques pages plus loin :

‘« Au fond de lui, quelque chose se mettait à sourdre, et cela coulait, coulait. C’était une antique haine, venue de très loin, de très bas, parce que cet inconnu était né à droite d’un poteau frontière, alors que lui, Alban était né à gauche(…)Cela se formait dans le plus bestial de sa chair, dans ces mêmes entrailles où naît la volupté(…)Brusquement, dans cette fumée confuse, une flamme éclata, couvrit tout, ronfla avec un bruit terrible. Joie ! Joie ! Joie ! Joie !
Il resta là, longtemps. Un entêtement d’animal le retenait auprès de cette chose qui était sienne, comme une chatte auprès de la souris qu’elle a tuée.  298 »’

Cette si violente réaction de rejet à l’égard d’un Allemand, fait d’ailleurs écho à une réaction d’Alain dans La guerre à vingt ans :

‘« Il le distingue maintenant, cette étrange horreur des lignes, cette impression Hunnique qui l’enfiévra dès son premier soir au voisinage des soldats verts dans le silence champenois, n’est pas faite seulement de l’appréhension, de la haine, de la souffrance et de la mort, mais surtout d’une révolte instinctive contre la présence d’une race formée aux antipodes, et dont la seule odeur physique et morale nous glace comme la vapeur d’un poison.  299 »’

Outre le sentiment de haine nationaliste qui anime Alban (le rapprochant là encore de Gilles), il est clair que, devenu soldat, le jeune homme est entièrement à l’écoute de ses instincts, à la satisfaction desquels la guerre sert de prétexte, d’exutoire ; il peut ainsi faire taire en toute bonne conscience la voix de la raison.

L’homme véritable serait donc ici l’homme gouverné par ses passions les plus brutales.

Dans cette optique, la «(…)haine(…) » et «(…) la volupté(…) », Thanatos et Eros, se ressemblent parce que, issues toutes deux des «(…) entrailles(…) » de l’homme, elles constituent les deux visages d’une seule pulsion, la libido. L’homme selon Montherlant doit obéir à l’instinct de chair aussi bien qu’à l’instinct de meurtre, et ces deux instincts fondamentaux de l’espèce humaine (en l’occurrence représentée, bien sûr, par l’homme) se confondent, jusqu’à ce que la frontière qui sépare le soldat de l’animal, la virilité de la bestialité, devienne extrêmement floue.

Dans Le Songe les liens entre le sexe et le meurtre sont évoqués plus précisément dans le passage suivant :

‘« Parfois, il ouvrait l’étui de son browning, y glissait la main avec un geste presque impur, imaginant la souplesse, la mollesse de son bras non tendu lorsqu’il viserait. Il était dans le sentiment d’un jeune catholique qui s’est interdit l’amour jusqu’à ce soir où le mariage lui met entre les bras une femme, avec toutes les licences. ‘‘Les morts tués par vos voisins, pensait-il, doivent vous ébranler les nerfs ; mais le mort le plus hideux n’est pas laid quand c’est vous qui l’avez tué, comme une femme pleure sans ridicule si elle pleure à cause de vous.’’ 300 »’

Il est tout d’abord frappant de constater une forme de perversité présente chez le personnage pour qui l’activité sexuelle comporte «(…) toutes les licences » autorisées par le mariage, et pour qui dans l’activité guerrière, la barbarie est autorisée, est cautionnée par le climat de conflit.

Le parallèle ainsi tracé entre l’acte de meurtre et l’acte sexuel, deux actes apparemment inconciliables car la conséquence de l’un est la mort et la conséquence de l’autre est la vie, ce parallèle n’est peut-être pas aussi contradictoire qu’il y paraît dans la mesure où chacun de ces actes constitue une manière de prouver sa puissance virile sur l’autre. A cet égard, il apparaît vraisemblable que, comme son bras, dont elle semble d’ailleurs le prolongement, l’arme, symbole de pouvoir du fort sur le faible, soit considérée par le personnage comme un symbole phallique, symbole de pouvoir de l’homme sur la femme.

Il s’agit également de deux actes à la base desquels seul le corps parle et ramène l’homme aux temps immémoriaux où l’activité virile se résumait à assouvir son plaisir, à procréer, à tuer pour se nourrir, défendre son bien ou prendre celui de l’autre, sans que jamais n’intervienne la réflexion.

Calquant peu ou prou son comportement sur celui de l’homme à l’état de nature, Alban aurait ainsi la sensation de (re)devenir ce premier homme, cet homme originel et par là-même de (re)découvrir une virilité première, innée.

Cela pourrait alors expliquer pourquoi le personnage éprouve le besoin de s’adonner à la chair lorsque se profile le danger mortel:

‘« Cette menace plus proche de la mort réveilla sa sensualité. ‘‘Encore une fois avant de mourir ! Encore une fois et j’accepte de mourir !’’  301 »’

Au-delà d’une simple excitation physique provoquée par l’éventualité de sa propre mort, l’acte sexuel serait l’ultime preuve de sa puissance, l’ultime preuve de sa virilité que le personnage pourrait fournir avant de disparaître.

De surcroît, pressentir qu’il est sur le point de connaître, en mourant au combat (mort virile par excellence), une expérience susceptible de le rapprocher de la transcendance, supériorité suprême à laquelle il aspire, tout cela lui inspire probablement, au-delà du besoin physiologique, le désir accru de prouver sa puissance même s’il ne s’agit que d’une puissance organique.

Par ailleurs ne qualifie t-on pas la jouissance sexuelle de « petite mort ».

D’autre part, il semble que l’accomplissement du meurtre comme l’accomplissement de l’acte sexuel soient chacun présentés dans le roman comme étant de l’ordre du rite initiatique :

‘_« ‘‘Qu’ai-je acquis’’ se demandait Alban(…)Ce qu’il avait acquis ? Cette première œuvre de sang. Elle était pour lui ce qu’avait été sa première œuvre de chair. Il en sortait avec le sentiment d’un progrès, d’une plus haute virilité, d’une confiance en soi rajeunie, délivré du malaise qui le tourmentait depuis son arrivée au front(…)  302 »’ ‘_ « Calme s’endormit le jeune homme. Il avait tué, il avait possédé. Dominique pouvait venir. Il était prêt pour l’âme.  303 »’

Faire l’amour et donner la mort serait donc chacun indice de passage à l’âge adulte, à l’identité virile, démonstration d’une capacité de puissance, d’autonomie. Tout se passe comme si ces deux actes étaient de l’ordre de la preuve, une preuve irréfutable que l’on est un homme dès lors que l’on a accompli chacun d’eux.

L’univers guerrier, l’univers du front, serait alors assimilable à une sorte d’archaïque société tribale, une communauté repliée sur elle-même, sur ses coutumes et ses lois, une sorte d’Etat dans l’Etat.

En outre, dans la seconde occurrence on retrouve dans l’esprit d’Alban la même volonté de séparer le sentiment et l’acte amoureux que Gilles manifeste ; le fier guerrier viril ne peut être attiré que par une femme virile, par ce qui lui ressemble, ce qui le maintient dans une image virile de lui-même. Comme le personnage de Drieu, celui de Montherlant n’accorde qu’un rôle instrumental à l’acte amoureux et exhibe la conception d’une virilité élémentaire aux yeux de laquelle le sentiment est au mieux un élément secondaire de la relation de couple, induisant peut-être en ce cas une certaine forme d’insensibilité chez ce type de personnage ; On peut d’ailleurs ajouter que Maurice Rieuneau voit une autre forme de proximité qui lie les deux auteurs, à savoir leur amour et leur regret de la guerre :

‘« (…)avoir osé parler de la nostalgie de la guerre est le signe de leur fraternité spirituelle.  304 »’

Chez Alban se dessine alors une propension très nette à la violence et à la cruauté, qui n’apparaît pas chez Aurélien et qui, si elle apparaît chez Gilles, s’y trouve nuancée par un dégoût de soi omniprésent.

Le soldat, personnage cruel 

Le goût de la destruction chez un personnage aussi imbu de lui-même qu’Alban ne s’accompagne pas d’une tendance à l’autodestruction et nous ne décelons pas chez lui la complexité psychologique et les failles, les doutes et les tourments qui rongent le personnage de Drieu et qui en font parfois une figure émouvante.

Le goût d’Alban pour la violence et la cruauté ne nous apparaît que l’indice d’une suprême vanité et d’une volonté de pouvoir sur l’autre.

‘« Une cagna, de la misère, de la mort. Mais tout purifié ! Tout simplifié ! Simplicité de l’action, surtout de l’action de guerre ! (…)Se dresser sur un parapet, aller voir et revenir, presser une gâchette, voilà qui est clair, direct, et qui dans l’instant vous donne une grande gloire. »’

Il est frappant de constater que cette action purificatrice, simplificatrice et glorificatrice consiste ni plus ni moins à exprimer en acte une volonté de détruire l’autre en «(…) press[ant] une gâchette(…) ».

Il est également notable qu’à l’arrière Alban est féru de travail et de discipline intellectuels, et que devenu soldat, il n’affiche plus qu’une prédilection pour un mode de vie excluant tout véritable mode de pensée. Alban met donc ici à l’honneur ce que l’on pourrait qualifier de fausse culture du mérite.

Le monde militaire selon la vision d’Alban est un monde qui ne repose que sur l’importance des apparences :

‘« Le casque de Prinet(…)durcissait ses traits, cachait son front, cachait son esprit, ne faisait plus de lui qu’un tueur juvénile. Et le masque contre ses reins, et le revolver dans sa belle gaine, et le bâton dans sa main sèche, et ses jambières sales ! Et Alban lui aussi portait toutes ces choses. Et ils montaient, pareils au jour. O montée silencieuse, montée suffoquée ! (…) ‘‘Ma vie ! Ma vie ! Comme j’aime ma vie ! Comme elle est belle !’’ 305 »’

A nouveau, par ce mélange de la trivialité et de la beauté, on assiste à l’élaboration d’une image caricaturale, superficielle, du soldat dégageant une virilité méritante et sublime ; cette trivialité matérielle participe aux yeux du personnage de ce caractère sublime. (A propos des « (…)jambières sales  » dont apparemment Alban tire une grande gloire, il peut être intéressant de relever cette remarque d’Antoine Prost selon laquelle « (…)il faudrait, contre tant de textes glorifiant la crasse des ‘‘poilus’’, rappeler le plaisir de la propreté.  306 » Le critique cite un propos extrait du témoignage d’un de ces « poilus » qui dit ainsi :

« Ai-je connu des rires plus clairs, une gaieté plus réjouie que le 29 mars, dans la fraîcheur du matin, quand la vue d’une fontaine à l’eau pure nous rendit au sentiment de la propreté.  307 »

Cette phrase vient contredire et comme démythifier, non sans que le lecteur y voie une certaine ironie, cette fierté d’Alban.)

D’autre part le «(…) revolver(…) » et le «(…) bâton(…) », armes de violence et de mort, et symboles on l’a dit, phalliques, sont aussi considérés comme des éléments esthétiques, dimension se voulant accentuée par cette expression, « (…)tueur juvénile  », qui implique l’idée de perfection et transmet un idéal de virilité. La jeunesse est ici l’expression de la force brute, de la rudesse, de la dureté impitoyable. Le combattant est un homme sans défaut ni physique ni moral.

L’homme qui se bat chez Montherlant ne peut également être ouvert à la compassion, à la sensibilité, à l’intelligence des êtres et du monde puisque son «(…) front(…) » (siège littéraire et poétique de l’intelligence) et son «(…) esprit(…) » sont « cachés ».

Dans la même idée d’une inclination pour la cruauté, on peut revenir sur ce passage déjà étudié :

‘« Parfois il ouvrait l’étui de son browning, y glissait la main avec un geste presque impur, imaginant la souplesse, la mollesse de son bras non tendu lorsqu’il viserait. (…) ‘‘Les morts tués par vos voisins, pensait-il, doivent vous ébranler les nerfs ; mais le mort le plus hideux n’est pas laid quand c’est vous qui l’avez tué, comme une femme pleure sans ridicule si elle pleure à cause de vous.’’ »’

On assiste ici à une sorte d’esthétisation du meurtre qui est « imaginé »par l’esprit comme le serait une création artistique ; l’œuvre de mort, de la mort donnée, s’apparente à une œuvre d’art ; et une sorte de lien d’appartenance nous paraît naître entre Alban et « son mort »comme on dit qu’un artiste accouche de son œuvre. Dans cette logique, sa propre victime est non seulement sa propre création mais aussi sa chose, comme si là encore Alban était animé d’un désir d’accéder à la transcendance et se transformait en un Dieu non plus ici créateur mais destructeur.

Mais surtout ce passage révèle la délectation sadique de la défaite de l’autre, que ce soit celle de l’ennemi ou celle de la femme.

Il est donc encore question de la toute-puissance du combattant qui, quelques pages plus loin, clame son «(…) amour(…) » de la guerre car elle lui procure une sensation de «(…)plénitude(…) » :

‘« (…) une plénitude dont il prenait conscience les yeux baissés, avec un sourire des lèvres closes, comme s’il faisait quelque chose de mal. Et c’est vrai que cette sorte de courage vous a des apparences de péché. (…)elle est l’envahissement de tout l’être par la tentation d’un acte, l’abolissement de tout ce qui pourrait y faire obstacle, et l’héroïsme n’est plus alors de voler à l’appel du péril mais d’y résister. Puis cette joie était couverte de sang. La guerre existera toujours, parce qu’il y aura toujours des garçons de vingt ans pour la faire naître à force d’amour.  308 »’

De nouveau on assiste à une réaction du personnage face à la guerre qui peut sembler similaire à celle qu’aurait un enfant face à la perspective d’un jeu défendu parce que porteur de «(…) péché » auquel il convient de «(…) résister » ; la « plénitude », la jouissance d’Alban s’apparente à celle de la transgression de cet interdit si « tentateur ».

La guerre est donc ici frappée d’un interdit mais il ne s’agit en aucun cas d’un interdit d’ordre moral, aux yeux d’Alban ; il s’agirait plutôt, dans cette présomptueuse partie de cache-cache avec le danger et la mort, de l’interdit qu’il se pose à lui-même de franchir la fatale limite qui lui coûterait la vie ; interdit frustrant car il empêche le guerrier de tester au maximum et de connaître ses propres limites mais porteur d’ «(…) héroïsme(…) » puisque le guerrier a prouvé sa force d’âme en s’y soumettant.

D’autre part ce goût du sang, celui, versé par lui, de ses adversaires ou le sien propre comme preuve de sa vaillance, redit non seulement son goût de la cruauté mais aussi son attirance pour l’époque primitive où le rôle primordial de l’homme, on l’a dit, était l’activité sanglante, qu’elle soit chasse ou meurtre. Le sang symbolise ici très clairement la violence.

Il est également troublant de constater que Montherlant, par le biais de son personnage, se livre à une sorte d’apologie de la guerre en la présentant comme un état inévitable, utile et jubilatoire mais aussi en présentant les guerriers sous l’aspect esthétiquement favorable de «(…) garçons de vingt ans(…) »(dont Montherlant semble d’ailleurs faire l’emblème de la virilité, comme si cette dernière était l’apanage exclusif de l’extrême jeunesse.) Il y a là, à nouveau, un processus d’esthétisation du conflit, qui pervertit par-là même les concepts de jeunesse, de fraîcheur, d’énergie physique et morale(postulats qui ne sont pas sans rappeler l’idéologie nazie. )

On peut encore remarquer que l’auteur établit comme une évidence les liens indéfectibles qui unissent la masculinité et l’activité guerrière, comme si, dans l’esprit de l’auteur, la masculinité était vouée à la guerre comme d’autres diraient que la féminité est vouée à la maternité. A cet égard, on note d’ailleurs que le texte présente le « garçon(s)de vingt ans » comme matrice de la guerre.

Enfin, il y a perversion de l’amour qui, en étant à la source de la guerre, devient générateur de haine et de destruction.

Cette inclination d’Alban pour la sauvagerie est à son paroxysme dans la scène suivante :

‘« Tout à coup une sèche détonation percuta l’air ; près de sa nuque, un bruissement, semblable à celui que fait la ligne quand la jette le pêcheur…Il plongea. Deux secondes plus tard, relevé, il voyait dans le parados, où venait de se ficher la balle, un petit trou d’où la terre coulait.
_Charogne ! cria-t-il. Sa main tressauta contre le fermoir de sa gaine à revolver. Il se jeta à droite dans un élément de sape, entendit du bruit, tourna autour, soudain, se trouva face à l’homme. Il vit les bras levés, le visage blond. Il eut un éclair de pensée : ‘‘Désarmé…prisonnier…’’ Puis, à bout portant, en pleine figure, lui tira dessus.  309 »’

Outre la lâcheté évidente mais occultée par l’auteur, de son personnage qui tire sur un homme qui se rend, ce passage rend compte chez Alban d’un jouissif triomphe de la mort donnée ; l’acte meurtrier est comme savouré par le personnage qui tire sur sa victime ‘«(…) à bout portant, en pleine figure(…) »’ alors même qu’un tel degré de violence n’apparaît pas justifié. Comme l’observe justement Maurice Rieuneau, ‘« la morale chrétienne est ici non seulement oubliée mais cyniquement bafouée. ’ ‘ 310 ’ ‘»’

Par rapport à cette réaction d’Alban, il nous paraît intéressant de s’arrêter sur cette question du meurtre en tant de guerre car elle est également soulevée de diverses manières par des auteurs comme Jean Tocaben ou Philippe Barrès ainsi que par des critiques comme Maurice Rieuneau ou Antoine Prost. Ce dernier s’inscrit en faux avec conviction contre cette jouissance dans le meurtre y compris le meurtre en tant de guerre :

‘« (…)cette expérience-là, pour être refoulée au fond des consciences, n’en est pas moins lourde à porter. (…)Avoir tué laisse un souvenir coupable(…)Il n’est pas naturel de tirer sur un autre, et ceux qui l’ont fait ne parviennent pas à ne pas se sentir coupables. Dans la réprobation qui entoure la guerre, même si le remords n’est pas explicite, on devine toujours la conscience d’avoir transgressé un interdit fondamental. La guerre est barbare dans sa réalité quotidienne : massacre, carnage, boucherie. Elle l’est surtout parce qu’elle contraint à enfreindre l’un des principes constitutifs de toute civilisation : ‘‘Tu ne tueras point.’’(…)La répugnance envers la guerre n’est pas seulement le refus d’une angoisse vitale : c’est aussi la protestation de la morale.  311 »’

Il est aisé d’observer que si cette affirmation s’applique sans aucun doute à Aurélien qui est maladivement hanté par ‘« (…)sa force endormie et le souvenir en lui de ceux qui étaient morts de ses mains. »’ (A, p. 44), qui dit à Bérénice :

‘« ‘‘Quand je regarde mes mains et que je pense à ce qu’elles ont pu faire…ces mains-là…’’
Il les montrait comme des témoins tragiques. » (A, p. 256) ’

elle ne s’applique en aucun cas à Alban dont l’exemple vient comme démentir et faire apparaître presque utopiste cette si ferme croyance de Prost.

Par opposition, un long passage de Virilité nous semble particulièrement éclairant : en effet dans cet extrait, s’appuyant sur sa propre expérience de la guerre, le narrateur (qui est aussi l’auteur) explique avec une grande sagacité qu’en période de guerre l’instinct de meurtre est parfois une réaction foncière, inévitable, car elle répond au contexte de la guerre qui nécessite, qui appelle vis-à-vis de l’ennemi un comportement d’ordre stratégique, tactique, à quoi peut se mêler également l’exaspération du sentiment patriote ; Tocaben montre également que cette réaction peut parfois concerner même un homme dont la nature, en temps de paix, est caractérisée par une prédisposition à la non-violence, sans pour autant que cela face de lui un être malveillant et haineux :

‘« A voir cette alouette(…)cette gazouillante, inoffensive et charmante petite muse de printemps, je ne comprends pas comment j’ai pu, autrefois, pour le plaisir, les massacrer.
J’ai connu avant la guerre le désir sauvage de tuer, mais je n’ai pas goûté de joie après le meurtre. (…)Au lieu de l’orgueil de triomphe que j’avais espéré, je n’éprouvais qu’un sentiment pénible de mélancolie à la vue du cadavre saignant de mes petites victimes, et ce massacre, j’ai fini par l’avoir en horreur. (…)
La guerre a marqué l’ouverture d’une chasse d’un ordre particulier, et m’a réconcilié avec le meurtre.
Ici, le danger encouru légitime la violence(…)le gibier humain est difficile à relancer, et on a très rarement l’occasion de le tirer. Ce qui fait de cette chasse un sport ‘‘excitant’’. (…)J’ai longtemps regretté l’occasion manquée en septembre 14. (…)Le grand cheval noir, l’homme à la schapska, la longue lance verticale, le tout présenté de trois quarts en un beau sujet sculptural, n’était pour moi qu’une cible mais quelle cible ! Malheureusement je n’avais au poing qu’un revolver. Le temps de ramper vers mes hommes pour prendre un fusil, et quand je revins, le cavalier avait disparu. Quelle déception ! (…)Ce fut le 12 mai 1915 que s’accomplit le premier meurtre. (…)je m’étais avancé avec une patrouille le long d’une haie(…)jusqu’au point d’où l’on voyait d’enfilade la rue de l’église. Dans cette rue(…)des boches commençaient à dresser une barricade. Je tirai dans le tas. Ils disparurent sous l’église, mais l’un d’eux était tombé. Le lendemain(…)je vis le cadavre de ma victime(…)Je le considérai avec un sentiment de parfaite satisfaction où n’entrait pas le moindre remords, ni l’ombre de pitié. Depuis ce jour, pareille occasion ne s’est plus présentée, et je le regrette vivement.
N’étant pas de complexion sanguinaire, d’où me viennent ce goût et ce plaisir de tuer ?
Ce n’est pas de la haine. (…)Si nous avons arrêté la marche sur Paris, si nous avons brisé la ruée vers l’essai, l’adversaire est toujours sur notre terrain, devant notre but qu’il veut atteindre. ‘‘Nous passerons !’’ ont dit les Allemands devant Verdun. ‘‘Ils passeront !’’ a répété le monde entier. ‘‘Comment ces pauvres Français pourraient-ils les arrêter !’’ Mais le troupier français a dit : ‘‘Ils ne passeront pas !’’
Et tout est là : une volonté acharnée de résistance pour garder le but.
Rude partie : il y va de la peau de tout un pays. Et, comme on plaque sur le terrain de rugby, ici on tue, quand on le peut, simplement, avec entrain, avec orgueil et joie.
Pourquoi chercher autre chose et forger arbitrairement des motifs de haine et de mépris ?
  312 »’

Cette ferme condamnation du sentiment nationaliste, qui porte à la haine des autres nationalités, s’exprime encore à deux reprises ; la première, où l’auteur narre un épisode de sa vie de soldat, porte de manière implicite cette condamnation :

‘« (…)je tombai dans un bout de tranchée sur un boche qui, aussitôt, leva les deux bras. Il n’avait rien de mieux à faire, étant du corps médical(…)Comme je rampais vers l’avant, le médecin derrière moi, un homme bondit dans le trou(…)Me croyant menacé, il fonçait baïonnette basse, lorsque(…)j’arrêtai d’un geste son élan, et le chargeai de conduire à l’arrière le prisonnier, spécifiant qu’on ne lui devait faire aucun mal.  313 »’

Il nous semble que, ce faisant, l’auteur établit implicitement une distinction entre crime de guerre et ce que l’on pourrait appeler crime contre l’humanité.

La seconde s’élève avec davantage de clarté contre la haine vouée au peuple allemand, lorsque ce dernier est vu uniquement comme l’ennemi, l’occupant, et qui est en ce cas une haine irréfléchie et purement gratuite :

‘ « Est-il raisonnable de s’indigner parce que les Allemands font la guerre à leur manière qui n’est pas la nôtre ? C’est bien parce que nous n’avons pas sur les choses la même façon de voir et de sentir, qu’au lieu de nous fondre en un seul peuple, nous formons deux peuples distincts, qui, faute de nous comprendre, en sommes arrivés à nous faire cette sacrée guerre. (…)
Ce qui est profondément horrible, ce n’est pas telle manière de faire la guerre, c’est la guerre elle-même. Que le peuple qui n’a jamais péché jette aux Allemands la première pierre s’il peut s’en trouver un seul tout au long de l’histoire humaine pleine de violences et de tueries qui, dans la fièvre et la frénésie du triomphe, n’ait souillé sa victoire de brigandage, de viol et de massacre ! Et qu’importe ? Que pèsent après tout ces atrocités superfétatoires dans le bilan d’horreur? L’horreur profonde, l’horreur intrinsèque de la guerre, indépendante de ses modalités, découle de sa nature même. Y a-t-il quelque chose qui compte au delà de l’horreur de cette vie que nous impose la guerre à nous combattants des deux côtés de la barricade, brutalement arrachés à tout ce qui fait le charme de vivre et voués par millions aux affres des bombardements, aux terribles mutilations, aux écrabouillements ?  314 » ’

Il est à noter que cette absence du sentiment de haine à l’égard de l’ennemi en temps de guerre, est démontrée aussi par Philippe Barrès dans La guerre à vingt ans :

‘« Au jour le jour de la guerre, le plus souvent, celui qui tue se joue. Celui qui est frappé tombe. Y a-t-il place, là, pour la haine ? La haine est le désir d’une solution extrême : abattre, tuer. Elle se développe à plaisir dans la vie pacifique. Mais dans le domaine où donner la mort est un acte si fréquent, cette âpreté ne s’amasse guère, trop souvent assouvie. On tue simplement parce que c’est le seul argument persuasif.  315 »’

Toutefois, dans le cas de Barrès, si l’on se souvient de cette scène précédemment citée dans laquelle le personnage principal exprime sa ‘« (…)révolte instinctive contre la présence d’une race formée aux antipodes, et dont la seule odeur physique et morale nous glace comme la vapeur d’un poison »’ (la race en question étant les Allemands), alors on ne peut que rejoindre cette analyse de Maurice Rieuneau à propos de ‘« (…)la haine de l’ennemi qui, dit Barrès, n’existe pas au front. (…) »’ ; car ‘« (…)apparaît avec une particulière netteté l’ambiguïté des jugements de Barrès sur l’ennemi(…) »’ dans la mesure où « (…)la passion nationaliste contredit(…)  316 » dans ce roman cette certitude de l’absence du sentiment de haine au front.

Par ailleurs, dans la scène concernant Alban, le « (…)visage blond  » évoquant irrésistiblement dans cette victime, un soldat allemand, il paraît licite de se demander si Montherlant ne se livre pas ici en filigrane à ce que l’on est tenté d’appeler une forme d’incitation à la haine nationaliste et dont on a vu un autre exemple précédemment.

Son personnage renvoie quoiqu’il en soit l’image d’une virilité sanguinaire et impitoyable (comme renforcée par l’usage du terme grossier « charogne ») et dont il va rencontrer une autre incarnation que lui-même dans le passage suivant, en la personne d’un capitaine de l’armée :

« Alban le regardait avec une admiration enfantine. Il savait que ce ruban rouge sur sa poitrine, c’était le sang de ses soldats. Mais il restait muet, les yeux fixes et pleins d’amour, fasciné par le dominateur cruel.  317 »

La « fascination » et l’« admiration » d’Alban ont une nouvelle fois pour objet la loi du plus fort, ici personnifiée dans sa forme la plus barbare par un homme qui manifestement n’hésite pas à faire sacrifier ses troupes.

De surcroît, l’« (…)admiration enfantine  » d’Alban semble induire l’idée d’une filiation spirituelle mâle unissant Alban redevenu enfant à cette minute et «(…) le dominateur cruel » qu’est cet officier, rappelant ainsi le sentiment de l’auteur que l’on avait déjà souligné dans La Relève du Matin à propos d’une intimité s’établissant d’emblée entre le soldat et l’enfant-mâle ; il s’agit ici d’une sorte de tradition mâle de la brutalité.

L’acte du combattant ne comporte ici aucune notion de sacrifice, ni de joie ou de sens du devoir patriotiques ; se dresse plutôt, de façon sous-jacente, le goût pour une fierté personnelle et la satisfaction des plus profonds instincts de haine et de destruction. Alban est clairement du côté des armes et de la violence. Sa réaction est véritablement celle d’un guerrier primitif. Le personnage de Montherlant se situe ainsi dans une sorte d’aristocratie de la bestialité.

Notes
275.

Le Songe, op. cit. p. 35

276.

ibid, p. 39

277.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 140

278.

ibid, p. 41

279.

ibid, p. 45

280.

Maurice Rieuneau, in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 140

281.

op. cit. p. 16-17

282.

ibid, p. 111

283.

ibid, p. 112

284.

ibid, p. 84-85

285.

ibid, p. 20

286.

ibid, p. 178-179

287.

op. cit. p. 71

288.

ibid, p. 187

289.

ibid, p. 280

290.

op. cit. p. 215

291.

ibid, p. 248

292.

op. cit. p. 299

293.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 156

294.

op. cit. p. 18

295.

ibid, p. 19

296.

ibid, p. 60-61

297.

ibid, p. 73

298.

ibid, p. 119-120

299.

op. cit. p. 161

300.

op. cit. p. 71-72

301.

ibid, p. 112

302.

ibid, p. 120

303.

ibid, p. 125

304.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 159

305.

ibid, p. 71

306.

in Les Aciens Combattants, 1914-1940, op. cit, p. 37

307.

Raymond Jubert, Verdun, Paris, Payot, 1918, p.90, in Les Anciens Combattants, 1914-1940, op. cit. p. 37

308.

ibid, p. 112

309.

ibid, p. 118-119

310.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 141

311.

in Les Anciens Combattants, 1914-1940, op. cit. p.24-25-26

312.

in Virilité, op. cit. p. 101-102-103-104-106

313.

ibid, p. 107-108

314.

ibid, p. 118-119

315.

op. cit. p. 109

316.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 161

317.

op. cit. p. 124