Prélude à Verdun :

Deux aspects se dégagent de la lecture de Prélude lorsqu’il est question d’évoquer la notion de virilité dans le contexte de la guerre et dans un contexte plus général.

Romains dépeint ici un homme, un soldat, dévoilant ce que nous qualifions de vrai courage et de vraie humilité, dont les indices s’opposent terme à terme avec ceux relevés chez Alban de Bricoule. Les principaux personnages incarnent une définition diamétralement différente de ce que doit être un soldat, sous laquelle se dessine la définition de ce que doit être un homme ; définition qui là encore s’oppose particulièrement à celle développée par les personnages de Montherlant.

D’autre part, l’humble héroïsme des personnages de Romains est tel, qu’il s’en dégage une sorte de philosophie humaniste.

Le soldat, figure de la bravoure 

Les premières pages du roman retracent la vérité historique sur les motivations des soldats à partir au front et sur leur vision de la guerre : sorte de saine et virile récréation, épreuve initiatique, inoffensive, brève et sans conséquences :

‘_ « Puisqu’il n’était plus question d’hésiter ni de choisir, l’on remerciait presque le sort de vous avoir forcé la main. Peut-être allait-on bientôt s’apercevoir qu’avec ces rudes façons il vous avait rendu service, comme le maître-nageur au débutant qu’il pousse à l’eau.  348 »’ ‘_ « (…)chez les uns comme chez les autres, il y avait encore l’excitation de partir pour des vacances bruyantes, brutales, tumultueuses ; de vraies vacances de garçons. (C’était d’ailleurs la bonne époque de l’année. )On allait se reposer de la paix. La paix comporte des milliers de soucis(…)On allait s’offrir une période d’insouciance et de sans-gêne, une orgie de mouvements brusques, sans aucun égard pour les choses fragiles ; une cure de grossièreté primitive, de tout à fait mauvaises manières, d’impolitesse radicale. Cette débauche vous souriait d’avance d’autant plus qu’on était plus jeune, qu’on se portait mieux ; et qu’on savait qu’elle serait courte. »  349 »’

Mais très vite les personnages de Romains prennent conscience de la réalité de la guerre, de la gravité de ses enjeux et du péril qu’ils encourent :

‘« La vision lyrique de la guerre, qui avait aidé les hommes à partir, recevait une secousse traîtresse qui la faisait chanceler. La guerre jouait aux guerriers le mauvais tour de ne pas ressembler à l’image qu’ils avaient emportée d’elle.  350 »’

Néanmoins, contrairement aux personnages de Montherlant, il n’est en aucun cas question de vanité et il ne s’agit pas pour eux de voir la guerre comme une expérience potentiellement riche de gloire personnelle :

‘« La peine est sans précédent, les sacrifices, démesurés. Mais le but, lui aussi, est le plus sublime qui se soit jamais offert à des hommes. La fin de la guerre dans le monde ? Depuis que le monde existe, il n’y aura pas eu de date plus importante. Autant dire que la vraie civilisation commence.
Mais cette brave pensée était suivie d’une autre, comme de son ombre : ‘‘Il faut en tout cas que ça finisse cette année.’’  351 »’

On peut constater avec Maurice Rieuneau que ‘« (…)Jules Romains [met] en évidence l’inaptitude des hommes – en premier lieu des gouvernants et des chefs militaires – à dominer l’événement, à le concevoir dans son entier, donc à le maîtriser. ’ ‘ 352 ’ ‘»’

Mais surtout, on observe que le souci du «(…) monde(…) » témoigné par les soldats chez Romains est un souci parfaitement étranger aux personnages de Montherlant. Il est notable que pour eux «(…) la vraie civilisation(…) » est une civilisation de paix alors qu’Alban «(…) s[e]moque bien [du] Droit, [de] la Civilisation. »

Il est également à remarquer que l’altruisme et le cran ne sont pas exempts ici de la peur, réaction déshonorante chez Montherlant.

Jerphanion, l’un des personnages phares du cycle des Hommes de bonne volonté,est donc l’anti-Alban ou l’anti-Gilles, car chez lui le courage demeure dans cette tentative héroïque qui consiste à dominer la peur :

‘« Jusqu’à ce moment – depuis le début de sa remontée vers les lignes –Jerphanion n’avait pas eu vraiment peur, n’avait pas retrouvé la peur. (…)jusque là, Jerphanion n’avait fait que rentrer, en le sachant d’ailleurs, dans la zone du péril. Maintenant, il faisait un pas de plus, c’était dans la peur qu’il rentrait. Mais dans une sorte de peur qui a toutes chances de ne pas se laisser reconnaître ; car loin de trahir l’inexpérience du péril, elle suppose qu’on l’a rencontré bien des fois et qu’on lui a tenu tête. Une peur(…)amputée des réactions où elle se disperserait en particulier de tout ce qui ressemble à un mouvement de fuite. (…)une peur qu’il faut dévorer sur place, et en dedans, avec d’autant plus d’application qu’elle se reforme sans cesse. (…)A cette peur-là, nul n’échappe. Mais il suffit du moindre amour-propre pour la nier de bonne foi. (…)Jerphanion ne songeait pas à la nier. Il avait même goûté un certain plaisir amer à se dire : ‘‘C’est ça !’’ comme devant une vieille connaissance.  353 »’

Ici, nulle trace de vaine fierté, de goût inutile du défi ou du danger ; seul domine le constant souci de conserver une dignité qu’il ne confond pas avec de la forfanterie, comme c’est encore le cas dans le passage suivant :

‘« Jerphanion se rappelait le jour de septembre 1914 où il était entré pour la première fois dans la zone de feu, (…)la peur y était refoulée par une curiosité si neuve et si forte, par une volonté si tendue de se montrer à la hauteur de l’événement, même par une interrogation si anxieuse et si continue de tout l’être sur ses possibilités qu’(…)elle semblait s’être éliminée d’emblée(…)Bien fini, tout cela. Presque plus de curiosité pour l’événement, qui se renouvelle si peu(…)Guère plus d’interrogation sur soi-même. On sait, hélas ! ce qu’on peut faire et ce qu’on peut endurer. On sait que le courage est sans aucun effet sur le danger et que la plus merveilleuse tension de l’âme n’a jamais détourné d’un millimètre un projectile. On a même perdu tout respect mystique du danger, dont on s’est convaincu à l’usage qu’il est une affaire toute bête de volume, de densité, de répétition ; et que ce n’est pas à force de s’y frotter qu’on y devient moins vulnérable ; qu’on ne fait au contraire qu’accroître les chances d’y laisser sa peau. Bref, les impostures intérieures se sont évanouies. Reste, bien étalée au fond, réduite à sa plus simple expression, sans développement, ni variations, ni fioritures, cette remarquable espèce de peur.  354 »’

Il est également frappant de constater que toutes les « impostures » dénoncées par Jerphanion sont précisément celles commises par Alban ; il est surtout notable que les paroles de Jerphanion expriment une parfaite lucidité sur lui-même et sur le danger du métier de soldat, prouvant ainsi le réalisme prosaïque, et non pas lyrique, de sa manière de ressentir le conflit. La raison et la réflexion caractérisent ce personnage, sans qu’il se laisse gouverner par aucun instinct d’aucune sorte.

Un autre élément de contraste subsiste entre les personnages de Montherlant, de Malraux et de Romains : leur conception théorique, pourrait-on dire, du conflit ; ainsi peut-on lire chez Jerphanion qui adresse ces propos à Jallez :

‘« Faut-il parler(…)de l’enthousiasme des premiers jours ? Je l’ai eu. (…)Il était fait de quoi ? D’ignorance ; de goût du danger ; de tout ce qui s’était accumulé d’énergie dans l’âme, que la vie quotidienne n’utilisait pas, et qui se trouvait disponible pour n’importe quoi(…)Que m’en reste-t-il aujourd’hui ? à peu près rien. (…)Rien ne vaut ça. Rien : toutes les raisons qu’on peut invoquer. Ca : la vie que nous menons (avec quelle mort suspendue sur la tête !) (…)Tu me diras : avec une conviction pareille, tu dois bien mal faire ton métier. Non. Je le fais bien. (…)Comme je n’ai rien du ‘‘brave des braves’’, comme je n’ai jamais pris de batterie ennemie en clouant les servants sur leur canon avec la pointe de ma baïonnette(…)il faut croire que je me recommande par une constance de vertus moyennes. (…)Qu’est-ce qui m’aide(…) ? Peut-être l’idée que, pour moi, ça pourrait être encore pire. »  355

Il est clair ici que, par l’entremise de son personnage, Romains décrit son mépris et sa haine de la guerre, s’opposant à sa glorification. Ici, « c’est la guerre à ras de terre et à courte vue de ceux qui la supportent et la font honnêtement, en la détestant. 356 » observe justement Maurice Rieuneau, qui ajoute quelques pages plus loin que chez Romains : « (…)tous les personnages, sauf de très rares exceptions, souhaitent la paix et traversent la guerre comme un cauchemar.  357 »

Cette dimension cauchemardesque de la guerre se constate dans Virilité, où le narrateur qualifie le conflit, d’ «(…) épée de Damoclès(…)  358 » ou de «(…) supplice chinois(…)  359 ». Dans cette même oeuvre, se retrouve en effet une détestation du conflit identique à celle exprimée par les personnages de Romains, et qui se cristallise en l’occurrence sur les obus :

‘«Je n’aime pas les obus. (…)Ils me font peur. Et puis ma raison se cabre contre la stupide obligation de recevoir des coups sans possibilité de les parer, sans possibilité de les rendre, contre l’obligation de succomber sans lutte, contre le fait de me trouver, avec une pensée lucide et une volonté forcenée d’agir, réduit à n’être qu’une parcelle inerte d’enclume.  360 » ’

Ainsi, deux conceptions de la guerre s’affrontent : celle de son utilité et celle de sa nécessité (car les personnages de Prélude,comme d’ailleurs ceux de Virilité,ne se dérobent pas pour autant à leur devoir), le bellicisme et le pacifisme, l’une affirmant une identité virile fondée sur la nature et l’instinct, l’autre proposant une définition de la masculinité fondée sur la réflexion et le rationalisme.

Il est à remarquer également dans cette dernière citation de Romains une condamnation du meurtre pour le meurtre même en tant de guerre et conjointement chez Romains et Tocaben une condamnation de l’usage des armes, toutes pratiques révérées par Alban.

On peut voir encore ici une parfaite conscience de la possibilité de sa propre mort, ce dont on a vu qu’Alban est tout à fait incapable.

On observe donc que l’héroïsme du soldat chez Romains est effectivement un héroïsme du quotidien au sein duquel le sens du devoir et l’abnégation tranchent radicalement d’avec le plaisir égoïste d’Alban ou de Gilles.

Il est intéressant de relever les propos de Brimont, un autre personnage de soldat présent dans Prélude,et qui donne de son statut une vision encore différente, mais qui s’apparente toujours à une forme d’héroïsme :

‘«(…)nous sommes ici pour remplir notre fonction de soldats. Et il me semble qu’il n’appartient pas au soldat de juger ce qu’on lui ordonne ; dans aucun cas. Nous avons peut-être le droit de juger dans notre for intérieur ; mais c’est tout. En allant au-delà, nous cessons d’être des soldats(…)  361 »’

Ce sens extrêmement strict du devoir rejoint une autre forme de mythification du soldat ; en effet, sa condition de soldat le faisant cesser d’être un individu, l’homme devient ainsi, comme le soldat tel que le conçoit Montherlant, davantage un concept, une abstraction, plutôt qu’un être humain à part entière avec ses imperfections tel que l’incarnent des personnages comme Jerphanion ; néanmoins le soldat Brimont partage avec ce dernier le sens du sacrifice de sa personne pour la liberté de son pays.

Ainsi s’exprime à travers ce roman ce qu’on pourrait qualifier de philosophie humaniste.

Le soldat, figure généreuse 

Le soldat incarné ici par Jerphanion fait, comme ceux de Montherlant, primer l’individu, mais on pourrait dire que Montherlant privilégie l’individualisme alors que Romains privilégie l’humain. Chez ce dernier fraternité et respect d’autrui, souci d’égalité sont en contraste constant avec le besoin de détruire, de dominer et d’asservir rencontré chez Montherlant. (Est-il besoin de rappeler la «(…)tendresse(…)», le «(…)regret(…)»d’Alban « (…)pour les époques d’esclavage 362 ».)

Et une fois de plus l’humilité est antinomique avec le désir de gloriole comme en témoignent ces propos :

‘« Chaque bande aimait son chef sans arrière-pensée, et presque tendrement. Finie pour le chef l’odieuse époque où il imposait à ses hommes la souffrance et la mort, sans avoir des justifications à leur donner qu’ils pussent encore admettre et où forcément il devenait à leurs yeux le gardien de la chiourme. Il est au contraire si beau de pouvoir se dire que vos hommes comptent aveuglément sur vous pour chercher leur bien, leur salut, non dans le style des ordres du jour, où ces grands mots, et d’autres pareils, ne servent qu’à dissimuler le sacrifice, mais d’une façon vraie, immédiate, constatable.  363 »’

Sous l’éloge sincère de la fraternité des combattants, perce la condamnation d’une forme de théâtralisation des relations humaines au front lorsqu’elles ne reposent que sur la superficialité d’un certain cérémonial militaire. Cette critique n’est pas sans évoquer Le Songe et plus particulièrement le début du roman dans lequel Alban évoque son incapacité de ‘« (…)rester une minute de plus dans une tribune qui n’était pas la tribune officielle. ’ ‘ 364 ’ ‘»’

S’exprime donc dans Prélude un sincère souci de l’humain :

‘« J’ai(...)fait des constatations assez curieuses. Que les hommes que je croise dans la tranchée aient une odeur forte, c’est indéniable. Mais c’est l’odeur que j’ai souvent sentie, dans mon pays, sur des paysans qui travaillaient aux champs : (…)une odeur qui a quelque chose de forestier et de profondément vital ; qui, au lieu d’être repoussante, évoque ce que pourrait être une idée de l’homme, de l’espèce humaine, de la nature humaine pour l’odorat ; de même qu’il y a une idée de l’homme, sous forme de silhouette caractéristique, qui nous vient par les yeux.  365 »’

Il est intéressant de constater que la référence à la nature primitive de l’homme n’exprime qu’un respect simple de l’humain. Le champ de l’originel, du naturel intègre une définition humble et quotidienne de l’homme dans laquelle le «(…) vital(…) » s’oppose au bestial que nous avons souligné chez Montherlant.

Ainsi, le regard de l’auteur invite à une reconnaissance des valeurs humaines véhiculées et parfois révélées par le climat de guerre :

‘« Il y a un apport positif. (…)la camaraderie d’abord. Une gentillesse bourrue, d’homme à homme. Une confiance touchante entre les hommes et les chefs subalternes. (…)Le désintéressement. L’absence, ou la diminution, des calculs, au moins des plus lointains. Une insouciance, il est vrai désespérée. Une sensibilité, quelquefois éperdue, à la minute présente, et à la parcelle de bonheur qu’elle peut contenir(…)des bénéfices durables : comme l’endurcissement physique; l’incapacité de prendre au tragique les petits ennuis ; la promptitude à saisir le bonheur au moment où il se présente ; le refus de se laisser manger la vie par les calculs(…)  366 »’

Ici encore la camaraderie généreuse et fraternelle réprouve implicitement la mesquinerie dont les personnages du Songe et de La Relève sont l’incarnation ; la virilité saine, altruiste et simple s’objecte à la virilité belliqueuse, cruelle et orgueilleuse.

Cet irréductible désaccord s’exprime d’ailleurs de manière explicite dans les lignes suivantes :

‘« Je crois parfois que j’ai trouvé le secret de cet immense malheur où nous sommes pris. Il n’y a pas assez d’hommes qui aiment la vie. Il n’y en a pas assez qui soient capables de s’émerveiller de la paix quotidienne. La plupart sont rongés de sales petites inquiétudes, et ils appellent le drame(…)Je vais même jusqu’à dire que beaucoup sont nés à tort, et qu’ils cherchent obscurément à rattraper cette erreur. Dommage que dans leur œuvre de réparation envers le néant, ils s’arrangent pour avoir besoin de nous.  367 »’

Il est frappant de constater que ces paroles sonnent comme une accusation à l’égard de personnages comme Gilles ou Alban, particulièrement de Gilles dont on a montré la tendance à vouloir se servir du conflit pour régler un malaise intime. Ainsi, au-delà de deux conceptions différentes de ce que c’est qu’être un homme, deux conceptions de la vie se heurtent : celle pour qui elle est précieuse et celle pour qui elle ne l’est pas.

Notes
348.

Prélude à Verdun, Jules Romains, Paris, Flammarion, 1938, p. 5

349.

ibid, p. 7

350.

ibid, p. 10

351.

ibid, p. 21

352.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 461

353.

op. cit. p. 65-66

354.

ibid, p. 67-68

355.

ibid, p. 169-171-172

356.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 453

357.

ibid, p. 459

358.

op. cit. p. 215

359.

ibid, p. 219

360.

ibid, p. 220

361.

op. cit. p. 234

362.

Le Songe, op. cit. p. 74

363.

op. cit. p. 98-99

364.

op. cit. p. 17-18

365.

op. cit. p. 175

366.

ibid, p. 84-85

367.

ibid, p. 266-267