Verdun :

Dans Verdun, continue la même vision de l’homme et du soldat qui caractérisait Prélude ; ainsi trois thématiques demeurent : le courage du quotidien, le sens du devoir et du dévouement, l’humilité. Dans Vie et mort des Français, Ducasse, Meyer et Perreux saluent ainsi le talent et le travail de l’auteur :

‘« Jules Romains a la chance d’être le seul civil qui soit parvenu, dans son Verdun(…)à décrire la guerre correctement. Il le doit à sa philosophique lucidité, probablement aussi à de minutieuses enquêtes auprès des survivants.  368 »’

Le courage du quotidien 

‘« Je vais savoir si l’homme que je suis, et qui en a déjà tant supporté, le pauvre homme si las, si découragé, si intimement désespéré que je suis, va pouvoir encore supporter la bataille de Verdun…Qu’est-ce que la destinée s’est promis d’obtenir de nous ? Les morts sont quittes avec elle, je pense. Mais quand dira-t-elle, de ceux qui auront survécu jusque-là : ‘‘Ca suffit. Ils en ont assez enduré. Je ne leur demande plus rien.’’ ?  369 »’

Il apparaît que Jerphanion, «(…) l’homme qu’[il est] (…) », a su saisir ce que réellement signifie être soldat et, partant, ce que signifie être un homme : en effet, alors qu’il est arrivé à un carrefour de son atroce existence de combattant, la souffrance extrême passée et celle qu’il pressent être à venir lui font conserver une humilité sans fard, et surtout une admirable résignation de laquelle se dégage une indéniable dignité.

A propos de cette manière de se préparer moralement à la bataille de Verdun, on peut constater qu’elle est la parfaite antithèse de la réaction d’Alain, personnage principal de La guerre à vingt ans qui, lui, se prépare avec un bonheur impatient et exalté à cette bataille restée tragiquement célèbre entre toutes pour avoir atteint le paroxysme de l’horreur :

‘« Quelquefois, sur cette plaine en catalepsie, vient mourir un grondement lointain qui éveille au fond des âmes une même fière angoisse : Verdun !
Recueillement des hommes dont le poste n’est pas au centre de la bataille, et qui n’en peuvent saisir que cet écho majestueux ! Respect, anxiété, vœux fervents(…)  370 »’

La pensée de Jerphanion est en revanche l’écho de cette scène extraite de Virilité :

‘« Ce Verdun, ces lignes de Verdun, quel effroi les environnait  371 ! »’

Le personnage de Jerphanion fait preuve d’une autre forme de bravoure, celle qui consiste à ne pas fuir, ne pas éluder :

‘« Contre l’excès du malheur, il n’y a qu’un seul remède héroïque : penser le malheur clairement et à fond.  372 »’

Son attitude est en cela remarquablement contraire à celle d’Alban au début du Songe, qui se lamente sur son sort d’exilé de l’arrière et envie le sort de ceux qui vont mourir au front, à celle de Gilles qui transforme en misanthropie violente ses propres souffrances, où encore à celle d’Aurélien qui se laisse aller à l’amertume des frustrations. Il semble que la différence essentielle soit là : Jerphanion « pense » et les autres ressentent.

Voilà sans doute pourquoi, le personnage peut parler en toute clairvoyance de la peur maintes fois ressentie mais devant laquelle il ne se dérobe jamais, faisant preuve de ce véritable héroïsme qui consiste à tenter de rationaliser cette sensation par définition irrationnelle qu’est la peur.

‘« J’ai constaté qu’un des meilleurs remèdes contre la peur, c’est de se dire qu’elle est complètement inutile (comme le courage, d’ailleurs.) On se répète avec acharnement : ‘‘ Tu es idiot. Tu as le ventre serré, tu te crispes de partout, tu as les mâchoires qui ont envie de claquer ? Tout ça ne changera rien à la trajectoire du prochain obus ou des prochaines balles. C’est de la fatigue supplémentaire.’’ On tâche de faire alors comme si c’était de la pluie qui tombait. De la brave simple pluie(…)Où encore, l’on pense qu’on est un piéton égaré(…)dans le tohu-bohu des voitures. (…)On fait semblant de croire que chaque obus vous évitera, comme chaque auto vous évite. (…)C’est un petit moyen mais il est efficace. (…)Et puis(…)est-il si petit ? Il consiste en somme à réinventer le fatalisme. ‘‘Je sens que le destin n’a pas décidé que je mourrais aujourd’hui. Et comme, s’il l’a décidé, c’est absolument inéluctable, pas la peine de s’agiter.’’(…)Une des vertus secrètes du fatalisme, c’est qu’il sous-entend, malgré vous, une espérance surnaturelle. ‘‘ Si le destin se charge de moi jusqu’à choisir le moment de ma mort, il n’est pas possible qu’ensuite il me laisse tomber. Il me mènera plus loin ailleurs. L’aventure n’est pas finie.’’ Tout ce que l’homme demande, au fond, c’est que l’aventure ne soit pas finie. (…)Du moment que l’aventure n’est pas finie, tout, à la rigueur peut s’accepter(…)tout cela n’est plus alors qu’un épisode…  373 »’

Solitaire face à son effroi, l’homme-soldat chez Romains a peur mais sait, à l’aide de stratagèmes d’une émouvante humilité, continuer malgré lui.

Cet effort de volonté est également celui auquel s’emploie le narrateur de Virilité :

‘« Nous connaissons tous la peur(…)Elle est féroce(…)Il faut la dominer(…)ou plonger dans l’enfer.  374 »’

Là se trouve le courage du quotidien de la guerre d’autant plus que ce même contexte quotidien, mécanique de la guerre, rend le conflit d’une redoutable banalité comme nous le montre en particulier Jules Romains.

Le soldat, figure de l’abnégation 

Une autre composante de la vaillance du combattant chez Romains est l’inaltérable dévouement dont fait preuve l’homme devenu soldat et qui, parce qu’il est devenu soldat, sait et accepte de se sacrifier pour que la paix revienne dans son pays.

Ce sens du renoncement s’exprime dans ces deux scènes particulièrement bouleversantes où la sincérité et l’humilité de Jerphanion participent une nouvelle fois d’une forme de mythification du soldat défenseur de sa patrie :

‘_ «Les habitants du village, gauchement rangés, les petits enfants montés sur des pierres, étaient là qui vous dévoraient de leurs yeux. Leurs visages exprimaient une exaltation ; et non pas tant la confiance ni la joie qu’un besoin éperdu d’avoir confiance et de reprendre espoir. Des femmes, tout en tâchant d’offrir leur meilleur sourire, ne se retenaient pas de sangloter, et enfonçaient leur bouche dans leur mouchoir.
Jerphanion(…)dit simplement :
_ Quelle responsabilité. 
375 »’ ‘_ «Quand les rangs de tête arrivèrent aux premières maisons, les gens se mirent à pousser des clameurs, à battre des mains ; et après avoir bredouillé des choses incompréhensibles, ils crièrent très distinctement : ‘‘Vive le 151!’’ Quelques fillettes ou jeunes filles tendaient aux soldats de petits bouquets de fleurs des champs.
La halte se prolongea. Les gens apportaient de menues victuailles, du vin, du rhum. (…)Ils refusaient l’argent qu’on leur offrait. Un vieux curé vint demander au commandant la permission de bénir la troupe, en ajoutant : ‘‘Surtout, ne les dérangez pas.’’ Il accomplit la petite cérémonie très discrètement, monté sur une légère élévation du sol, tandis que beaucoup d’hommes continuaient à manger ou à bavarder.  376 »’

Il est frappant de constater que l’on peut opposer cette scène d’admiration et de reconnaissance à celle de La Relève, exprimant les mêmes sentiments, que l’on a déjà citée: cette dernière est l’objet d’une sorte de mise en scène à l’esthétique soignée, se déroule dans la précieuse chapelle d’un collège prestigieux, est empreinte d’une solennité mystique ; tandis que chez Romains les brillants élèves sont remplacés par des villageois, la chapelle par un village, les sentiments exprimés sont faits d’une grande pureté, la sincère angoisse remplace l’emphase, la simple ferveur religieuse remplace le mysticisme, et les deux mots de Jerphanion remplacent les discours aux consonances liturgiques.

Par ailleurs, on trouve dans Verdun, à la fin du roman, plusieurs personnifications de cette conception de l’identité masculine qui allie virilité et sens du sacrifice :

‘« (…)chez les hommes du front qui ne sont pas des brutes(…)l’idée qu’ils restent là et font ce métier parce qu’il n’y pas moyen de faire autrement ne suffirait pas à les soutenir, à empêcher leur effondrement moral. Alors chacun d’eux s’est procuré une suggestion personnelle, une pensée, une idée fixe, dont il a le secret, et qu’il absorbe goutte à goutte. (…)moi, par exemple, il y a eu toute une période où je me trouvais très bien dans la suggestion : ‘‘Je suis un type supérieur aux circonstances.’’(…)Et puis, un jour, ça n’a pas tenu. La détresse à été trop grande ; et j’ai eu envie de sangloter en appelant ‘‘maman’’ comme un petit garçon…A côté de ça, il y a le petit sous-lieutenant de Saint-Cyr, à l’âme très brave et très pure, qui se dit : ‘‘Aucune vie ne sera possible pour moi dans une France vaincue. (…)J’aime mieux de beaucoup vivre par mon nom sur une stèle, avec la mention : mort au champ d’honneur, que de vivre déshonoré.’’ Il y a le réserviste qui (…)autrefois(…)avait des convictions généreuses, et qui se dit, lui : ‘‘C’est la dernière des guerres. Nous sommes en train de faire la paix du monde. Grâce à notre sacrifice, nos enfants ne connaîtront plus ces horreurs.’’(…)Il y a celui (…)qui se dit : ‘‘Ce qui pour moi a de la valeur en ce monde, c’est la langue française, ce sont les cathédrales de ce pays, les quais de la Seine, tel paysage qui n’existe pas ailleurs. Il m’est égal de vivre si tout cela m’est retiré. Et je ne trouve pas absurde de mourir pour que tout cela dure après moi…’’ 377»’

Chacune de ces expériences peut être considérée comme l’incarnation d’une forme de virilité méprisable par Alban ou par Gilles car il s’agit de laisser parler sa sensibilité et non pas ses sens, mais aussi car ce qui transparaît dans ces exemples est l’espoir de faire triompher un idéal fût-ce au prix de sa vie, avant le souci de son propre triomphe.

Une autre incarnation du soldat selon Romains se retrouve dans le passage suivant :

‘« Nous sommes les soldats de la République. Nous sommes ici pour défendre Verdun parce que la chute de Verdun pourrait entraîner la défaite de la France. Nous ne voulons pas que notre pays, qui est une démocratie, qui est une république d’hommes libres, soit vaincu et asservi(…)Alors, quand nous nous élancerons tout à l’heure, je vous demanderai, mes amis, de crier d’abord avec moi : ‘‘Vive la nation ! Vive la République ! (…)et ensuite d’avancer vers l’ennemi en chantant la Marseillaise.’’ (…)Alors on voit le lieutenant Voisenon de Pelleriès enfiler ses gants, lisser son peu de moustache. Il tire son épée(…)il crie de sa voix courtoise :
_Mes amis, c’est à nous !
Puis, en franchissant le parapet :
_Vive la nation ! Vive la République !
Les petits crient, comme on crie dans les rêves, sans être bien sûrs que le son réussit à sortir. Ils s’élancent, assez facilement parce que le but est encore très loin, et que la mitraille ne se concentre pas sur eux. Le lieutenant entame la Marseillaise. Alors, ils font leur possible pour chanter la Marseillaise. (…)Quelques uns commencent à tomber. Les camarades ne s’en aperçoivent pas ; parfois les regardent tomber ; mais sans tout à fait y croire. Ils retrouvent un vers de la Marseillaise ; ils crient au petit bonheur. Ils ne savent pas si c’est le même que chante le lieutenant ; le même que chantent les camarades. 
378 »’

Il est intéressant de comparer le lieutenant de Pelleriès au personnage d’Alban ou à celui de Gérard, présent dans La Relève, car le premier peut apparaître comme une incarnation du patriotisme tandis que les seconds seraient celle du nationalisme ; différence qui nous paraît celle séparant essentiellement des auteurs comme Montherlant d’auteurs comme Romains, car il s’agit de deux notions foncièrement inconciliables selon cette citation de Romain Gary :

‘« Le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres. »’

Enfin, il faut prendre en compte la profonde humilité dont ne se déparent jamais les personnages de Prélude à Verdun et Verdun.

Cette vertu constante s’observe entre autres dans le rapport des personnages à la violence :

‘« (…)quand nous autres, gens du front, intoxiqués maintenant par la guerre, nous demeurons un certain temps dans une situation à peu près paisible, sans secousses violentes, nous nous sentons inquiets, inoccupés. Nous avons une impression de creux(…)Nous ne désirons aucunement le retour à l’état de terreur. Nous ne réclamons pas le danger, oh non ! Mais il est de fait que chaque secousse violente, en s’éloignant, nous laisse au centre de nous-mêmes un vide, le vide affreux d’une démolition(…)Nous avons peur et horreur de ce que nous attendons. Mais si cela ne vient pas, s’il vient autre chose de moins secouant, de moins ramassé dans la violence, nous avons les nerfs décontenancés. (…)On s’habitue au paroxysme. C’est une espèce de vice(…)Je me demande si, la paix revenue, je serai capable de vivre dans un monde où je passerai des mois sans frémir de la tête aux pieds à cause d’un obus éclatant à vingt mètres.  379 »’

L’habituation passive à la violence n’est pas sa recherche orgueilleuse comme c’est le cas chez Montherlant ou même chez Malraux. Les soldats chez Romains sont des victimes conscientes qui se soumettent à l’acceptation douloureuse et amère d’une situation que les autres revendiquent d’une manière brutale et jubilatoire.

Cependant cette sorte d’acclimatation forcée au contexte de guerre procède selon le personnage de Jerphanion (et de l’auteur) d’un autre élément, que ce dernier dénomme «(…) la contrainte sociale(…) » et qu’il s’emploie à définir et analyser lorsque Jallez lui demande :

‘« Comment ces petits hommes douillets et positifs acceptent-ils de tant souffrir, et si longuement ? »’

Jerphanion répond alors :

‘« (…)c’est la contrainte sociale, tout simplement. La société veut, aujourd’hui, que les hommes souffrent et meurent sur le front. Alors ils souffrent et ils meurent. Voilà. (…)la peur que l’homme a de la société est encore plus forte que la peur qu’il a des obus. (…)Elle est mystique. L’homme est ainsi fait que chez lui une peur physique est presque toujours moins forte qu’une peur mystique. (…)D’un côté la peur de l’obus. Mais de l’autre la peur de ce que penseront tes camarades, ton chef ou tes hommes, si tu es chef. Il faudrait en un sens plus de courage à un homme moyen pour affronter la réputation de lâcheté que pour affronter un éclat d’obus.  380 »’

Cette dimension de « contrainte sociale » de peur sociale est peut-être décelable chez Alban dans la mesure où elle pourrait alors être la source de sa soif de reconnaissance officielle et de sa quête inlassable de grandeur militaire ; elle est évidemment présente chez Aurélien et Gilles dont on a dit la difficile position sociale qui, caractérisée par l’oisiveté, fait d’eux des marginaux.

Ainsi, ce que nous qualifions d’héroïsme du quotidien intègre encore cette réalité sociale, dont l’auteur dit qu’elle coûte davantage au soldat que le danger lui-même ; le combattant est devenu un homme à la fois solitaire et grégaire selon qu’il se trouve à l’arrière ou au front.

Il est également intéressant d’observer que l’auteur se livre dans ces lignes à une peinture de l’extrême difficulté de la condition masculine en temps de guerre : l’homme y est bien davantage victime sociale que la femme puisqu’il est doublement menacé par la pression sociale : menacé physiquement dans la mesure où elle l’oblige à aller sacrifier sa vie et menacé dans son honneur et sa dignité s’il choisit de se refuser à ce sacrifice. (On peut d’ailleurs noter que la femme est doublement privilégiée dans cette période de guerre qui a été le fondement de son émancipation.)

Par le biais de son personnage, l’auteur effectue un processus d’héroïsation de la condition masculine à travers celle du soldat.

Par ailleurs, on retrouve chez Romains, dans un long dialogue entre Jerphanion et Jallez, la même perception du monde de la guerre que l’on avait rencontrée chez Drieu et chez Montherlant, comme d’un univers retiré, en rupture :

‘« (…)lorsque nous essayons, en permission ou au cantonnement, de retrouver un peu de courage pour repartir, ce n’est pas en pensant à la situation générale.
_C’est en pensant à quoi ?’’ fit Jallez(…)
_Difficile à dire…Aux camarades que nous allons retrouver, peut-être…A cette vie de couvent qui nous enferme et nous isole de tout, un couvent aux murs d’incendie. Ce qui nous aide encore, c’est l’idée de quitter les ignominies de l’arrière, de nous en séparer par cette clôture qu’elles n’oseront pas franchir. Nous avons à peine le temps de les flairer au passage. (…)Mais cela suffit pour que s’en évader produise déjà une exaltation. (…)
_En somme’’ insinua Jallez(…)‘‘ un certain orgueil ?
_Oh non…’’répliqua Jerphanion ‘‘Quelle idée !’’
Puis il réfléchit à son tour :
_Peut-être après tout…(…)
De quoi est fait cet orgueil ? Un rhéteur de l’arrière dirait : ‘‘de la fierté du devoir accompli.’’ Tu parles ! (…)C’est un orgueil d’explorateurs. Nous revenons d’un pays impossible, qui défie l’imagination. Nous avons réussi à y vivre quotidiennement, dans des conditions qui interdisent la vie. Nous avons supporté des misères, des souffrances, des épouvantes, dont les gens(…) considèrent depuis leur enfance qu’elles sont pires que la mort. (…)Evidemment, il ne peut pas être question de considérer ces gens comme nos égaux ; car s’ils étaient nos égaux…’’ et ici la voix de Jerphanion trahit un peu de trouble, ‘‘c’est nous qui nous serions abominablement trompés…Et, n’est-ce pas, c’est ce qu’on se pardonne le moins. (…)
Il existe une franc-maçonnerie des hommes du front ; un ordre…(…)Et à la longue, ce sentiment se développe dans des directions curieuses(…)Oui, nous tendons à retrouver un état d’esprit très antique. Justement parce que les conditions qui l’avaient fait naître jadis ont reparu, et s’installent, s’éternisent : l’état d’esprit du guerrier au milieu du reste de la société. Pas le militaire professionnel des époques récentes, non ; le guerrier d’autrefois ; l’homme qui fait la guerre du Ier janvier à la Saint-Sylvestre pendant que les autres ne la font pas…pendant que les autres font pousser les salades, gardent les vaches ou torchent les marmots. Le guerrier connaît toutes sortes de misères, qu’il épargne aux autres ; mais pour prix, il est débarrassé du travail et des soucis ordinaires(…)Il n’entre pas dans ces basses considérations. Il méprise le reste : les femmes, les artisans, les paysans, dont la condition lui apparaît comme plus ou moins servile…(…)Mes poilus ne se regardent pas comme des nobles(…)mais ils évoluent dans cette direction-là. Plus d’un aura l’impression de déchoir, quand un jour on l’invitera à reprendre son petit métier. Tous accueilleraient comme un tribut légitime une pension qui assurerait leur existence après qu’ils auraient cessé de compter à l’ordinaire. Il faut se mettre à leur place. Le pacte qu’ils ont fait avec la nation comporte deux clauses tacites : ‘‘ Tu me défendras, au besoin en y laissant ta peau’’ a dit la nation. ‘‘Soit, a répondu l’homme, mais c’est toi qui te charges de ma peau jusqu’à ma mort.’’(…)
_C’est drôle, tu sais ! fit Jallez, et d’un réalisme qui ne me déplaît pas. Ca nous change des héros et des martyrs.
_Tu n’imagines pas d’ailleurs, reprit Jerphanion, ce que la seule idée qu’on reçoit sa subsistance de plein droit, sans avoir rien à donner en échange comme travail, ou marchandise, engendre automatiquement de fierté intime, irréfléchie. (…)Et tu me demanderas peut-être ce qui empêchait les oisifs, en temps de paix, d’éprouver cette fierté ? Car sûrement ils ne l’éprouvaient pas. S’ils étaient fiers, c’était de leurs avantages, mais pas de leur oisiveté elle-même. Au contraire elle les taquinait un peu dans les temps récents. Ils se soupçonnaient de parasitisme. Le guerrier, l’homme noble, pas celui du Bottin Mondain, celui qui a retrouvé les origines, se sent tout sauf un parasite. Il pense : ‘‘ Tout continue à exister à cause de moi.’’ 
381 »’

On retrouve également l’apparence du même orgueil qui caractérise les personnages de Montherlant, mais il nous semble qu’il s’agit ici d’un orgueil pleinement justifié par le sens du devoir et du sacrifice, par la constante bravoure et le degré des tourments endurés.

‘« Un (…)sentiment se fait jour : la fierté. Une fierté modeste, mais assurée. L’expérience de la guerre a constitué une épreuve au double sens du terme : éprouvante mais aussi probante. (…)[Leur fierté]n’est pas une gloriole cocardière. Elle n’est point orgueil collectif, vanité d’appartenir à une armée ou une nation victorieuse. C’est un sentiment tout personnel, intime, une assurance intérieure, une estime que l’on s’accorde à soi-même…Les combattants savent désormais qu’ils ne sont pas lâches. Ils ne se prennent pas pour des héros, et ils se seraient bien dispensés de l’épreuve : mais enfin, ils ont fait cette expérience sans équivalent et ils n’y ont pas été inférieurs. (…)Ils affirment donc simultanément que la guerre est un ignoble massacre ; qu’il faut l’éviter à tout prix, mais qu’eux-mêmes s’y sont montrés dignes d’estime. (…)Le combattant n’est pas un militaire qui fait l’éloge de la guerre ou des vertus guerrières, c’est un homme qui refuse de la rayer de sa vie, comme si elle n’avait jamais existé, une expérience qu’il n’a pas cherchée, qui a compté pour lui, et dont il n’a pas lieu de rougir.  382 »’

Ce même sentiment de fierté se retrouve dans cet extrait de Virilité :

‘« (…)ces regards disaient(…)la satisfaction d’être revenus de là-haut et la fierté d’y avoir fait œuvre d’hommes. Ils n’avaient pas fléchi sous la brutale poussée allemande. (…)Oui, nous avions fait là, pleinement, en commun, ce qu’il fallait. (…)Et les regards brillaient, ardents, fiévreux, beaux d’avoir souffert, splendides maintenant de contenir tant d’âme.  383 »’

Le soldat de Romains atteint à une transcendance véritable qu’il paye de ce courage et de cette souffrance. De surcroît, il ne cède pas à la mégalomanie que suscite le pouvoir de tuer, à la prédilection pour la cruauté et la violence gratuite.

Il est intéressant de noter dans ces propos de Jerphanion que la référence au passé originel, à l’antique qui est aussi faite à maintes reprises chez Montherlant ne désigne pas ici un guerrier sanguinaire, vaniteux et vindicatif. Il est tout aussi intéressant de relever que cette même référence est aussi présente, et faite dans le même esprit que Romains, chez Jean Tocaben, ainsi d’ailleurs qu’une identique réticence à l’égard des tâches domestiques, sans que pour cet auteur non plus, le soldat ne devienne pour autant un personnage barbare et perde son élévation morale :

‘« (…)s’il montre peu de grandeur dans les besognes asservissantes de la paix, l’homme de la guerre impose le respect. (…)l’humble troupier qui résiste et reste dans cet enfer de fumée, de tracas et de mort, plus stoïque peut-être que l’officier que soutient comme une armure l’honneur de commander, n’a-t-il pas retrouvé, aussi bien que le chef, sous les contraintes, les conventions, les hypocrisies, le trésor enfoui des millénaires, l’âme ancestrale, les vertus primitives de la Jungle ?  384 » ’

Risquant de céder à la tentation de mépriser le quotidien, le soldat chez Romains et Tocaben a l’excuse de la plus extrême souffrance et d’une position de victime expiatoire.

Enfin, il est frappant de constater que la dernière partie de l’exposé de Jerphanion n’est pas sans évoquer avec netteté des personnages comme Aurélien ou Gilles, qui apparaissent au lecteur comme une sorte d’emblème de ces « (…)oisifs(…)[qui]se soupçonnaient de parasitisme. »

Notes
368.

op. cit. p. 491

369.

Verdun, Jules Romains, Paris, Flammarion, 1956, p. 276

370.

op. cit. p. 86

371.

op. cit. p. 70-71

372.

op. cit. p. 323

373.

ibid, p. 325-326

374.

op. cit. p. 149

375.

ibid, p. 243

376.

ibid, p. 250

377.

ibid, p. p. 330-331

378.

ibid, p. 357-358-359

379.

ibid, p. 315

380.

ibid, p. 324-325

381.

ibid, p. 316-317-318-319

382.

Antoine Prost, in Les Anciens Combattants, 1914-1940, op. cit. p. 32-33

383.

op. cit. p. 280-281

384.

ibid, p. 131