Ceux de 14 :

Ce roman autobiographique (qui tient d’ailleurs davantage de la chronique ou du journal intime que du roman) trace du combattant et de l’homme un portrait semblable à celui proposé chez Jules Romains ; les valeurs exprimées sont les mêmes et privilégient chez le soldat comme chez l’homme l’humilité, la générosité et surtout un courage de tous les instants.

Genevoix est d’ailleurs salué par Maurice Rieuneau et par Ducasse, Meyer et Perreux :

‘_« Dans La Boue et Les Eparges, son point de vue reste de bout en bout celui d’un officier de troupes, très proche du point de vue d’un simple soldat, dont il partage le danger et les souffrances.  385 »’ ‘_ «(…)Maurice Genevoix est sans doute le témoin le mieux doué de sa génération. (…)Il est parvenu à ressusciter, dans ses descriptions de la Marne et des Eparges, ce que tant d’écrivains déclaraient impossibles à reproduire : la complexité, la férocité d’une bataille moderne…Ailleurs, c’est la vie quotidienne d’une section et de son chef, pendant huit mois, sans le moindre ‘‘arrangement fabulateur’’, mais avec un sens aigu du dialogue et de la diversité humaine.  386 »’

Le sentiment dévoilé dès les premières pages de l’œuvre est une très grande fierté du devoir accompli :

‘« (…)un mot m’entre dans les yeux, me donne au cœur un choc violent. Je ne vois que lui(…)mon imagination débridée en fait de suite quelque chose de merveilleux, d’immense, de surhumain : ‘‘Victoire’’  387 »’

Ce qui pourrait être interprété de prime abord comme une sorte de triomphe de l’instinct de violence et du sentiment nationaliste, se nuance et s’explicite à diverses reprises:

‘_« J’ai retraversé le groupe des soldats, qui continuaient à se pousser pour lire. J’ai regardé, en passant auprès d’eux, ceux qui se trouvaient sur ma route : ils avaient tous des visages terreux aux joues creuses envahies de barbe ; leurs capotes gardaient les traces de la poussière des routes, de la boue des champs, de l’eau du ciel ; le cuir de leurs chaussures et de leurs guêtres avait pris à la longue une couleur sombre et terne ; des reprises grossières marquaient leurs vêtements aux genoux et aux coudes ; et de leurs manches râpées sortaient leurs mains durcies et sales. La plupart semblaient las infiniment, et misérables.
Pourtant, c’étaient eux qui venaient de se battre avec une énergie plus qu’humaine, eux qui s’étaient montrés plus forts que les balles et les baïonnettes allemandes ; c’étaient eux les vainqueurs ! Et j’aurais voulu dire à chacun l’élan de chaude affection qui me poussait vers tous, soldats qui méritaient maintenant l’admiration et le respect du monde, pour s’être sacrifiés sans crier leur sacrifice, sans comprendre même la grandeur de leur héroïsme.
Demain, peut-être, il faudra reprendre le sac, les lourdes cartouchières qui meurtrissent les épaules, marcher des heures malgré les pieds qui enflent et brûlent, coucher au revers des baquets pleins d’eau, marcher au hasard des ravitaillements, avoir faim quelquefois, avoir soif, avoir froid. Ils partiront, et parmi eux ne s’en trouvera pas un pour se plaindre et maudire notre vie. Et quand viendra l’heure de se battre encore, ils auront le même geste vif pour épauler leur fusil, la même souplesse pour bondir entre deux rafales de mitraille, la même ténacité pour briser les assauts de l’ennemi. Car en eux vit une force d’âme qui ne faiblira point, que la certitude de la victoire va grandir au contraire, et qui aura toujours raison de la fatigue des corps. O vous tous, mes amis, nous ferons mieux encore, n’est-ce pas, que ce que nous avons fait ?
  388 »’ ‘_ « Elle est étrange et merveilleuse, la facilité à s’adapter que je constate chaque jour chez les plus simples d’entre nous. Notre rude vie nous a façonnés, et pris pour tout le temps qu’elle durera. Il semble, à présent, que nous soyons nés pour faire la guerre, coucher dehors par n’importe quel temps, manger chaque fois qu’on trouve à manger, et tout ce qui se peut manger.  389 »’ ‘_ « (…)leur force profonde, toutes ces forces d’hommes mystérieusement mêlées en notre force, qui est là. Je ne la soupçonnais pas, je ne pouvais pas. Maintenant je la pressens ; elle se révèle à moi avec une grande et mélancolique majesté : à travers ces épaules courbées, ces nuques fléchies, ces mâchoires qui broient tristement de misérables nourritures, j’entrevois le visage vrai de notre force, sa poignante vitalité.  390 »’

Un saisissant contraste s’établit entre la misère matérielle et la fierté morale, la première venant d’ailleurs comme mettre en valeur la seconde. L’exaltation qui se saisit du narrateur est infiniment émouvante, car elle comporte une importante part d’humilité se trouvant bien loin de cette vanité belliciste qui se saisit d’Alban ou de Gilles.

Il est frappant de constater que la première de ces occurrences trouve un écho très similaire dans cet extrait de Virilité dans lequel l’auteur exprime toute l’affectueuse fierté que lui inspirent ses hommes :

‘« (…)perdus dans les ténèbres de la terre, la face dans le vent, les hommes, les pauvres hommes transis, angoissés, las, les hommes des tranchées veillent(…)durant les jours et les nuits, dans l’eau et dans la boue, sous la menace de l’obus qui écrase, du gaz qui étouffe et ronge, de la mine qui ensevelit. Dans l’ombre qui les cache, sous la boue qui les couvre, en la gangue d’argile qui les moule, les fait blocs, statues, et les fixe en leur pose d’éternité, cariatides portant le faix des civilisations qui se heurtent, ils sont là, face à face, ennemis, et pourtant frères par la communauté de peine et la qualité d’âme, également parés de la majesté des renoncements, serviteurs de l’idée, gardiens de l’honneur d’un pays, chevaliers d’un idéal plus beau de n’être peut-être qu’une chimère.  391 »’

Le roman de Genevoix illustre également une conception de l’activité guerrière commune avec celle de Romains :

‘« Malgré ma vie, contre ma vie, j’ai fait ce geste monstrueux de pousser ma vie sous les balles, et de l’y maintenir, pendant que mon revolver me cognait le poignet. Il n’y a que nous, que nous : ceux qui sont morts ; ceux qui étaient parmi les morts et qui ont eu, comme eux, le courage de mourir.  392 »’

Cette conception est absolument opposée à celle que l’on trouve chez Montherlant ou même chez Malraux chez qui l’on décèle à des degrés divers un amour de la guerre pour elle-même. Ce faisant, Genevoix comme Romains illustre une conception de la virilité fondée sur le sens des responsabilités et non sur la conscience de sa propre personne, et une définition du courage fondée sur le dévouement et non sur l’instinct meurtrier.

Et, peut-être encore davantage que chez Romains, on distingue chez le soldat de Genevoix l’humble volonté de servir coûte que coûte :

‘_ « (…)toutes ces faces anxieuses, fripées d’angoisse, nouées de grimaces nerveuses, tous ces yeux agrandis et fiévreux d’une agonie morale.
Derrière nous, pourtant ils marchent ; chaque pas qu’ils font les rapproche de ce coin de terre où l’on meurt aujourd’hui, et ils marchent. Ils vont rentrer là-dedans, chacun avec son corps vivant ; et ce corps soulevé de terreur agira, fera les gestes de la bataille ; les yeux viseront, le doigt appuiera sur la détente du lebel ; et cela durera, aussi longtemps qu’il sera nécessaire, malgré les balles obstinées qui sifflent, miaulent, claquent sans arrêt, malgré l’affreux bruit mat qu’elles font lorsqu’elles frappent et s’enfoncent(…)Et ils auront peur dans toute leur chair. Ils auront peur, c’est certain, c’est fatal ; mais, ayant peur, ils resteront.  393 »’ ‘_ « (…)la peur sauta sur moi. Ce fut comme si mon cœur s’était vidé de tout son sang. Ma chair se glaça, frémit d’une horripilation rêche et douloureuse. Je me raidis désespérément, pour ne pas fuir : ce fut un spasme de volonté dont la secousse enfonça mes ongles dans mes paumes. J’armai mon revolver et continuai à avancer.  394 »’ ‘_ « Nous (…)sommes(…)de simples braves gens qui essaient de faire leur devoir de chaque jour et de chaque heure. Est-il si dur de risquer sa vie en pleine fièvre d’une bataille ? Ce qui l’est, affreusement parfois, ce qu’il faut admirer d’abord, c’est l’offrande sans cesse consentie par les meilleurs d’entre nous : moins celle de leur vie(…)que celle de leur obscure souffrance…  395 »’ ‘_ « (…)venaient des heures où les nerfs trop tendus se brisaient, où l’on sentait jusqu’au désespoir l’affreuse pesanteur des jambes, l’enflure des mains, le froid mouillé, pénétrant et cruel, qui glaçait l’être jusqu’au cœur. A ces heures-là, je passais d’un bout à l’autre de la tranchée ; je me forçais à être gai, pour que ma gaieté voulue réchauffât du moins un peu ces hommes ou ces gosses à bout d’énergie. J’avais du bagout, je trouvais des choses qui parfois les faisaient rire, et je me sauvais moi-même, en me donnant à cette mission que je sentais nécessaire et due…  396 » ’ ‘_ « On se doit à l’action, sous peine de faiblir ; il faut imposer silence à la plainte du cœur, de crainte qu’elle ne devienne tyrannique. Moi aussi j’avais dû, un temps, me résigner à laisser la ‘‘meule intérieure’’ tourner. Ce m’est une fierté de l’avoir arrêtée et de sentir qu’elle m’obéit…  397 »’

Sous la plume de Genevoix, se dit, s’impose, la grandeur méritoire d’une estime de soi-même qui demeure perpétuellement à conquérir dans l’épreuve de la violence du front. Il est à noter que cette attitude caractérise également le narrateur de Virilité dans cette scène précédemment citée :

‘« Sacrifiés, nous l’étions, j’avais pour devoir de le cacher. Les hommes m’épiaient, non certes, pour éprouver mon cran, mais pour découvrir dans l’expression de mon visage et de mon attitude, matière à nourrir la crainte ou l’espoir qui allaient et venaient dans leur âme comme un balancier de pendule : crainte du pire, espoir de craindre sans raison. Ce Verdun, ces lignes de Verdun, quel effroi les environnait ! Que fallait-il en penser au juste ? Je n’en savais pas plus qu’eux là-dessus, et n’étais pas plus qu’eux rassuré, mais devant ces yeux éclatants de fièvre, il me fallait paraître aussi tranquille que lorsque nous partions pour la relève en Artois. Je me trouvais face à l’impérieux devoir de refouler mes appréhensions et le moment était venu pour moi de tenir bon et même de crâner(…)Il était évident qu’un air accablé de ma part les eût découragés. Il me fallait donc feindre une sérénité dont j’étais bien éloigné, ou plutôt il ne suffisait pas de feindre la sérénité, il me fallait l’imposer à ma pensée pour ensuite, la faire rayonner autour de moi. » ’

Loin de la force invulnérable que se souhaitent les personnages de Malraux, ici l’homme souffre mille tourments et le dit sans fausse honte, sans crainte de n’être pas « un vrai homme », sans trouver aucun plaisir dans la douleur de soi et de l’ennemi. On pourrait dire que chez Malraux, Montherlant et Drieu, l’homme fait la guerre volontiers, chez Genevoix, Romains, et, peut-être, chez Aragon, il fait la guerre malgré tout, malgré l’extrême détresse qui saisit les soldats parfois jusqu’à ce qu’ils se laissent totalement pénétrer par la souffrance, au point de n’être plus que souffrance :

‘« (…)il n’y avait plus dans ce trou noir deux officiers conscients d’une responsabilité quelconque, deux hommes armés de raison et de volonté, il n’y avait plus là dans ce creux de terre que de la vie en péril souffrant et luttant pour durer, et rien que cela(…)de la chair frissonnant boulée sur elle-même à l’imitation de la forme originelle, celle d’avant la naissance.  398 »’

Il est remarquable que l’héroïsme du soldat revête chez Genevoix une dimension plus bouleversante encore lorsqu’il perd la conception idéalisée de son métier de soldat. Ainsi se livre le narrateur dans une lettre adressée aux siens :

‘«‘‘ Tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai dit, mes pensées, ma résignation, tout cela m’apparaît dans une dure lumière de vérité…(…)Et j’étais de bonne foi ! Je croyais dans la sincérité de mon cœur, à la beauté humaine de notre renoncement. J’avais voulu, pour la mieux vivre, me donner tout entier à notre vie de guerrier…(…)Il me semble que je viens d’échapper à une espèce d’envoûtement. Mais c’est fini, ce charme abominable est mort…(…)Maintenant, avec quelle ferveur je vous garderai ma présence ! Ici je servirai ; je servirai du mieux que je pourrai, jusqu’à m’imposer encore, puisque hélas ! il le faudra bien…’’  399 »’

L’amertume qui le saisit ne l’empêche pas de vouloir continuer à « servir », à protéger, par le sacrifice de sa vie, loin de toute volonté fanfaronne et vaine. Servir au sein d’une brutale réalité, dépouillée de tout idéal romanesque donne ainsi d’autant plus de mérite au sacrifice consenti car le contact plus âpre avec la souffrance et la mort s’inscrit dans une dimension triviale qui donne une profonde humanité au soldat plutôt que de l’établir dans un statut supérieur. Antoine Prost relève à ce propos :

‘« Certes, au début de la guerre, ils se battaient bien pour la France, mais aucune idée ne tient longtemps devant l’expérience de la guerre : il faut une présence plus concrète, une évidence plus immédiate. A partir de 1915, tous les témoignages concordent, les soldats font leur métier, honnêtement, avec conscience professionnelle. Ils tiennent parce qu’ils savent ce qu’ils se doivent à eux-mêmes et se sentent solidaires de camarades proches. On est aussi loin du militaire enthousiaste et patriote de la légende, que du mauvais soldat retenu par la crainte des gendarmes et des cours martiales(…)L’image du soldat résigné, qui fait la guerre comme un métier, est moins flatteuse que ne la voudraient les patriotes de l’arrière, moins noire aussi que ne la disent certains pacifistes. Il suffit qu’elle soit vraie.  400 »’

Enfin, la fraternité née de la guerre et si chère à Malraux s’exprime aussi chez Genevoix à plusieurs reprises, mais ici loin des grands idéaux et des discours emphatiques. :

‘_ « Je les connaissais si bien, ceux que je perds aujourd’hui ! Ils me comprenaient à demi-mot ; la volonté les soutenait de ne jamais marchander leur peine, acceptant la tâche entière et l’accomplissant du mieux qu’ils pouvaient, toujours.  401 »’ ‘_ « (…)hommes de toutes classes, de toutes provinces, chacun lui-même parmi les autres mais tous guerriers(…)des guerriers fraternels par l’habitude de souffrir et de résister dans leur chair par quelque chose de courageux et de résigné qui les ‘‘incorporait’’ mieux encore que la misère de son uniforme.  402 »’ ‘_ « Membres mêlés, ils se donnent l’un à l’autre tout ce qu’ils se peuvent donner : la chaleur de leur corps misérable.  403 »’

Si la littérature française entre 1919 et 1939 s’est révélée abondante en oeuvres romanesques consacrés exclusivement à la Première Guerre et à ses combattants, elle s’attarde également sur un autre aspect des blessures de l’homme dans l’entre-deux-guerres ; ce mal, à l’instar de celui d’Aurélien et de Gilles, ne se trouve pas strictement lié au traumatisme de l’ancien combattant mais apparaît plutôt comme une de ses répercussions. Il s’agit en effet très précisément dans les pages qui suivent, du profond désarroi d’une masculinité condamnée à entendre sonner le glas, toujours plus assourdissant, d’une suprématie qui semblait pourtant éternellement assurée. Certains écrivains choisissent de mettre en avant une figure masculine qui incarnera chaque fois tragiquement cette terrible déchirure. Il semble que l’on assiste alors, en même temps qu’à l’amorce d’une nouvelle réflexion sur la question masculine, au développement d’une typologie de personnage jusqu’alors rarement abordée : celle du héros-victime.

Car cette vulnérabilité du mâle que nous avons choisi d’étudier dans le roman français de l’entre-deux-guerres, se trouve engendrée voire empirée par l’émergence de cette émancipation féminine qui a formé les bases d’une étape décisive dans l’histoire de la différence des sexes. Entendant compenser des millénaires d’iniquité tout comme le soldat de 14-18 redevenu civil entend compenser quatre années de martyre, la femme comme l’homme en ces Années Folles, est conduite à d’inévitables excès et abus : cherchant à imposer sa réalité, cette nouvelle féminité, de triomphale devient parfois dédaigneuse, frappant plus cruellement encore la masculinité en souffrance. Se faisant comme toujours le miroir de leurs temps, nombre de romanciers portent donc leur regard sur ce nouveau rapport entre les sexes : un regard qui tend à perdre du féminin la vision mièvre abondamment traitée dans la littérature d’avant-guerre, jusqu’à même se teinter de négatif.

Notes
385.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 61

386.

in Vie et Mort des Français, op. cit. p. 491

387.

Ceux de 14, Paris, Flammarion, 1950, p. 58-59

388.

ibid, p. 60-61

389.

ibid, p. 79

390.

ibid, p. 580

391.

op. cit. p. 36-37

392.

ibid., p. 625-626

393.

ibid, p. 88

394.

ibid, p. 141

395.

ibid, p. 212-213

396.

ibid, p. 644

397.

ibid, p. 659

398.

Virilité, op. cit . p. 231-232

399.

op. cit. p. 403-404

400.

in Les Anciens Combattants, 1914-1940, op. cit. p. 46-47

401.

op. cit., p. 97

402.

ibid, p. 432

403.

ibid, p. 467