IV Le nouvel Adam

A/ Victimisation du « sexe fort » : vers la fin du règne ?

Chéri ou la confusion des genres

Avec Chéri, on pénètre dans le monde luxueux, ostentatoire et machiavélique des cocottes. Se laissant marquer, dans un troublant mélange de plaisir et de soumission, par l’empreinte froufroutante et omnipotente de Léa, Chéri ne sait ni ne peut échapper à l’envoûtante atmosphère dont elle caresse ses jours. Risquant de laisser échapper sa propre manière d’être au monde, hors des codes et des critères édictés par un envahissant climat de féminité exacerbée, le personnage évolue dans les deux romans de Colette au sein d’une forme de labilité identitaire, s’égarant entre deux représentations ambivalentes de lui-même. Cette masculinité flirtant parfois avec l’ambiguïté lui interdit d’endosser véritablement, dans sa vie sociale et amoureuse, une virilité qui pourtant cherche sporadiquement à s’exercer(notamment au front). Chéri se perd lui-même, voluptueux captif d’une tendresse despotique, vampirisé par les manifestations débordantes d’une dévotion féminine de plus en plus écrasante, dont il devra porter le poids jusqu’à l’insupportable. Immobilisé dans une fusion des corps et des cœurs, Chéri, fragilisé par l’intensité délétère propre à la passion amoureuse, devient la victime pathétique du terrifiant égotisme féminin, dévoré par la fureur d’aimer.

Chéri : une esthétique androgyne

Le texte s’emploie tout au long des deux romans à inscrire l’apparence de Chéri dans un registre typiquement, classiquement, féminin en le décrivant dès les toutes premières pages du premier volume, «(…) assis en amazone au bord du lit  404 », en évoquant ses « (…)yeux(…)armés de cils(…)», 405 « (…)l’arc dédaigneux et chaste de la bouche  406 ».

Dans ces pages on peut également lire la scène suivante :

‘« Devant les rideaux roses traversés de soleil, il dansait, tout noir, comme un gracieux diable sur fond de fournaise. Mais quand il recula vers le lit, il redevint tout blanc, du pyjama de soie aux babouches de daim. (…)la même étincelle rose joua sur ses dents, sur le blanc de ses yeux sombres et sur les perles du collier.  407 »’

Les couleurs rose et blanche baignent Chéri d’une tonalité chromatique évoquant non seulement la féminité mais surtout la délicatesse, la douceur, un certain romanesque, tout cela accentué par l’extrême raffinement du «(…)pyjama de soie(…) », des « (…)babouches de daim » et du collier et par la « grâce » de celui qui les porte. Il est frappant de constater que le sème de luminosité, de poésie, contenu dans les couleurs, dans la présence du «(…) soleil(…) » et de l’ « (…)étincelle(…) », offrent un contraste avec cette tonalité noire rattachée à la personne de Chéri, à ses « (…)yeux sombres(…) », avec cette comparaison entre lui et « (…)un(…) diable sur fond de fournaise » comme si le texte voulait insister sur la dualité intrinsèque du personnage.

D’autre part cette scène peut apparaître comme l’écho d’une autre scène, extraite de La Fin de Chéri :

« Edmée se sentit soudain rassasiée du spectacle que l’ombre des rideaux, la pâleur du dormeur et le lit blanc teignaient aux couleurs romantiques de la nuit et de la mort.  408 »

Mais il semble s’agir d’un écho inversé tant les deux décors s’opposent terme à terme : les rideaux ne dispensent plus leur «(…) étincelle rose(…) » mais déversent leur «(…) ombre(…) », le texte n’insiste plus sur le « (…)blanc(…) » des yeux d’un Chéri qui danse mais sur la « (…)pâleur(…) » d’un «(…) dormeur(…) ». Le soleil a laissé place à la nuit et le Chéri plein de vie auprès de Léa est auprès de son épouse soumis« (…)aux couleurs romantiques de la nuit et de la mort », comme si le texte évoquait de manière métaphorique son bonheur auprès de l’une et son désespoir mortifère auprès de l’autre.

Néanmoins par sa pâleur, sa position passive de dormeur et par le romantisme qui se dégage de chacune des deux chambres, Chéri n’est que davantage éloigné de l’image d’un héros mâle.

Son extrême gracilité est également montrée comme touchant à une forme d’évanescence :

‘« A court de riposte, il demeurait un moment incertain, oscillant sur ses pieds fins, balancé par cette grâce volante de petit Mercure(…)  409 »’

Ce jeune homme de vingt-quatre ans, à l’apogée de sa vigueur physique, devient une créature irréelle, féerique, qui semble à chaque seconde, «(…) oscillant sur ses pieds fins(…) » s’apprêter à quitter la terre. (Dimension irréelle accentuée par la comparaison avec le dieu Mercure.)

On retrouve ce même aspect évanescent dans la description de son teint :

« (…)son beau teint sans nuance prenait la transparence d’une rose blanche d’hiver(…)  410 »

Cette «(…) transparence(…) » délicate évoque en effet la fleur féminine et éphémère par excellence.

Dans la scène suivante, extraite de La Fin de Chéri, ce sont à nouveau les détails matériels encadrant l’apparence de Chéri qui, dans une sorte de complicité tacite, viennent mettre en relief sa légèreté d’être immatériel :

‘« Il se trouva dehors, et vêtu pour la rue, sans presque avoir su qu’il revêtait un imperméable léger, coiffait un chapeau mou. Il laissait derrière lui le hall embrumé de fumée suspendue, le fort parfum des femmes et des fleurs, l’odeur cyanhydrique du cherry. Il laissait Edmée, le Dr Arnaud, des Filipesco, des Atkins et des Kelekian, deux jeunes filles du monde, qui pour avoir bénévolement conduit des camions pendant la guerre, n’aimaient plus que le cigare, l’automobile et les camaraderies de garage. Il abandonnait Desmond flanqué d’un marchand de biens et d’un sous-secrétaire d’Etat au ministère du Commerce, un amputé-poète, et Charlotte Peloux. (…)
Maintenant, il s’éloignait de tous les étrangers qui peuplaient sa maison et son pas, sur le sable, faisait un doux bruit de pattes légères. La couleur grise et argentée de son vêtement le rendait pareil au brouillard descendu sur le Bois(…)  411 »’

Le contraste évident entre «(…) le hall embrumé de fumée (…), le fort parfum des femmes et des fleurs, l’odeur cyanhydrique du cherry »(comme un rappel lourd et capiteux au surnom doux et caressant) et ce personnage « (…)pareil au brouillard(…) », dont le « (…)pas(…) faisait un doux bruit de pattes légères », qui est «(…) vêtu(…)sans presque [l’] avoir su(…) » d’un «(…) imperméable léger  (…)» et d’un « (…)chapeau mou  », ce contraste signale la non-appartenance de Chéri au monde des hommes, des hommes occupés.

Il n’est pas sans rappeler ici la Bérénice d’Aragon qui, comme Chéri s’oppose aux brasseurs d’affaires et aux garçonnes, s’oppose, elle, aux somptueuses femmes du monde.

La masculinité très particulière, très personnelle de Chéri fait effectivement de lui, comme il le déclarera à Edmée, un être «(…) à part(…) », qui n’est nulle part chez lui, y compris dans sa propre maison. Voulant exister hors des codes sociaux il n’a pas plus d’existence que le « brouillard ».

Cette esthétique révélatrice s’observe encore à travers son souci de son apparence, dans ce passage extrait des dernières pages de La Fin de Chéri:

‘« Une robe japonaise neuve et éclatante, brodée de glycines roses sur un fond couleur d’améthyste remplaçait son veston et son gilet. (…)
La lumière blanche et noire de ses yeux jouait dans l’ombre comme la crête du flot qui appelle et retient, la nuit, le rayon de la lune…(…)
Une portière orientale, drapée en dais, descendait du plafond au-dessus du divan, abritant un Chéri d’ivoire, d’émail, de soie précieuse(…)
  412 »’

Cette atmosphère et cette parure semblent témoigner d’une existence passée auprès de femmes féminines, de leur influence sur lui et de son souhait de se couler dans une identité féminisante. La référence à la lune, présence romantique mais surtout symbole poétique et littéraire de la féminité ne fait qu’accentuer cette féminisation de Chéri. Il est frappant de constater que ce souhait s’exprime quelques jours seulement avant sa décision de mourir comme s’il voulait faire sienne définitivement cette identité ambiguë ; comme si surtout il voulait retrouver en mourant l’univers féminin qui a bercé sa jeunesse, seul univers qu’il ait réellement connu et réellement aimé.

Féminisation

‘« Léa ! Donne-le-moi, ton collier de perles ! Tu m’entends, Léa ? Donne-moi ton collier ! (…)Il me va aussi bien qu’à toi – et même mieux ! »’

Dans cette scène déjà citée, il est intéressant de relever que non seulement cet adolescent de dix-neuf ans éprouve une telle fascination pour un bijou féminin au point de vouloir se l’approprier(bijou synonyme également de délicatesse et de fragilité)mais surtout que, déniant à Léa la féminité suffisante pour le porter et s’attribuant cette féminité à lui-même, il fait naître d’emblée par cette parole le trouble qui demeure rattaché à la définition des rôles dans ses rapports amoureux avec Léa.

Chéri n’ayant de référent sexué que féminin obéit à une logique d’imitation comme c’est encore le cas à plusieurs reprises : dans son geste de voiler la pâleur de son visage d’un « (…)velours de poudre habilement essuyé(…)  413 » ou bien dans celui d’ «(…) user avec excès(…)  414 » de son parfum ou encore dans son mouvement de joie lorsque Léa se propose de lui offrir une perle comme « (…)cadeau de noces » :

‘« Chouette ! Oh, chic, une perle pour la chemise ! une un peu rosée, je sais laquelle !  415 ». ’

Cette attitude semble correspondre en tous points à l’analyse de Robert Stoller qui affirme : ‘« (…)plus il y a de mère et moins il y a de père, plus est grande la féminité. ’ ‘ 416 ’ ‘»’

Analyse que l’on retrouve chez Guy Corneau selon ‘qui « un homme a besoin de plusieurs modèles pour parvenir à sa propre individualité. ’ ‘ 417 ’ ‘»’. Mais elle trouve également son origine dans une intervention de la narration même :

‘« Chéri(…)grandit entre les femmes de chambre décolorées et les longs valets sardoniques. (…)
Chéri connut donc toutes les joies d’une enfance dévergondée. Il recueillit, zézayant encore, les bas racontars de l’office. Il partagea les soupers clandestins de la cuisine. Il eut les bains de lait d’iris dans la baignoire de sa mère(…)Il s’ennuya, demi-nu et enrhumé, aux Fêtes des Fleurs où Charlotte Peloux l’exhibait, assis dans des roses mouillées ; mais il lui arriva de se divertir royalement à douze ans, dans une salle de tripot clandestin où une dame américaine lui donnait pour jouer des poignées de louis et l’appelait ‘‘petite chef-d’œuvre’’.  418 »’

On peut constater qu’il grandit non seulement dans un monde de femmes mais qu’il en est le centre, l’objet de toutes les attentions et de toutes les admirations ; il y apprend par conséquent à se couler dans un rôle d’être vénéré, de petit roi mais aussi dans un rôle passif, tributaire à tous les égards de la gent féminine dont il obtient sans les solliciter les faveurs, se contentant d’exister par sa seule beauté et apprenant ainsi enfant les prémices d’une existence de gigolo. Il reçoit une éducation tout intérieure, à cette époque exclusivement réservée aux filles car il est non seulement plongé au cœur de toutes sortes de secrets féminins mais aussi en dehors de toute activité extérieure au domaine domestique. De plus, par son existence au sein d’un cocon luxueux et raffiné, il n’est pas élevé selon des fondements d’exigence et de dureté morale, jugés, en particulier à cette époque, indispensables au développement de toute virilité.

Ses valeurs sont alors aussi éloignées que possible des valeurs dites viriles. Son imprégnation par l’atmosphère du monde proustien des demi-mondaines fait que ses priorités s’orientent vers un domaine davantage régi par l’émotionnel et le sentimental que par l’action et la conquête de pouvoir. Ses actions comme ses réactions, même les plus anodines, les plus prosaïques le renvoient sans cesse du côté du féminin : il peut s’agir de sa «(…)curiosité silencieuse de chat  419 » le dotant d’un trait psychologique dit féminin et l’apparentant à un animal délicat et gracieux ; il peut s’agir également des ses goûts gastronomiques qui lui font choisir soit un repas comportant «(…)du poisson froid au porto, des oiseaux rôtis, un soufflé brûlant dont le ventre cachait une glace acide et rouge(… ) 420 », (repas que la narration qualifie d’ailleurs de «(…) dîner de modiste émancipée(…) ») soit un repas composé «(…)d’huîtres fines, de poissons, de fruits  421 », encore une nourriture remarquable par la délicatesse de ses mets ; il peut s’agir enfin du souci de la décoration de son intérieur :

‘« (…)Chéri(…) voulut une salle de bains noire, un salon chinois, un sous-sol aménagé en piscine et un gymnase. (…)Elle [Edmée]découvrit que s’il savait d’instinct jouer avec les couleurs, il méprisait les belles formes et les caractéristiques des styles. (…)
‘‘Une décision pour le fumoir ? Tiens, en v’là une : bleu pour les murs, un bleu qui n’a peur de rien. Un tapis violet, d’un violet qui fout le camp devant le bleu des murs. Et puis, là-dedans, ne crains pas le noir, ni l’or pour les meubles et les bibelots. ( …)’’  422 » ’

Il se montre dans ce domaine d’une grande habileté mais son «(…) instinct (…)» le porte à « (…)jouer avec les couleurs (…)» c’est à dire à privilégier le ressenti, l’émotionnel, l’esthétique et à «(…) mépriser les (…)formes et les caractéristiques des styles » c’est à dire le géométrique, le rationnel, le pratique, le concret. Les couleurs et les inspirations choisies (orientale, bleu, noir, or, violet) évoquent irrésistiblement un intérieur bien davantage à dominante féminine que masculine. Le personnage de Colette se situe alors à contre-courant de conventions stéréotypées mêlant comportements sociaux et sexués, conventions que Falconnet et Lefaucheur dénoncent :

‘« L’univers des qualités, des couleurs, des formes, des odeurs est(…)divisé en deux univers opposés, tranchés ; il faut prendre garde à bien rester dans la ligne, à ne pas se tromper d’univers(…)car l’usage d’un objet, d’une couleur, d’une odeur peut suffire à vous faire passer de l’autre côté(…)
Quelles sont donc ces odeurs, ces couleurs, ces qualités, ces caractéristiques indiscutablement masculines ? Tout cela semble en effet ‘‘ indiscutable’’ : comme la rose, le rose est féminin, le tabac et le poivre sont masculins, cela va de soi…Les couleurs douces et claires, les courbes, le moelleux, le caressant, le soyeux, tout cela est pour les femmes. Aux hommes les couleurs franches ou sombres, le métallique, le sobre, le froid, le brut, le carré, le mordant, l’épicé. Le doux et le tendre d’un côté, le fort et le dur de l’autre.  423 »’

Il est également aisé d’observer que comme Aurélien ou Gilles, Chéri est habité d’un très grand intérêt pour sa personne physique, intérêt qui chez lui ne s’ordonne pas sur un mode douloureux, mais frivole, car témoignant de l’orgueilleux souci d’entretenir et de conserver une beauté qu’il sait hors du commun.

‘_ « _ ‘‘(…)Mais tu ne peux donc pas rire sans froncer ton nez comme ça ? Tu seras bien content quand tu auras trois rides dans le coin du nez, n’est-ce pas ?’’
Il cessa de rire immédiatement, tendit la peau de son front, ravala le dessous de son menton avec une habileté de vieille coquette.  424 »’ ‘_ « Il prit sur la table de chevet un miroir d’écaille blonde et s’y mira(…)
Vingt-cinq ans, un visage de marbre blanc et qui semblait invincible. Vingt-cinq ans, mais au coin externe de l’œil, puis au-dessous de l’œil, doublant finement le dessin à l’antique de la paupière, deux lignes, visibles seulement en pleine lumière, deux incisions, faites d’une main si redoutable et si légère…Il posa le miroir(...)  425 »’

Il est manifeste que son souci de l’apparence s’exprime à travers des détails relevant essentiellement du féminin, que ce soit la mimique habituelle de toute femme désireuse d’aplanir ses rides (dont le caractère typiquement féminin est souligné dans la narration par ce «(…) vieille coquette ») ou le «(…) miroir d’écaille blonde(…) » de sa femme, que d’ailleurs il lui emprunte plutôt que de se regarder dans son propre miroir.

Même le désir, que l’on a mentionné précédemment, de se faire construire une piscine et un gymnase participe d’un souhait de donner à son corps la perfection esthétique conférée par la praxis sportive. Il est également intéressant de relever que la piscine apporte implicitement la présence de l’eau, élément à la base du mythe de Narcisse en même temps qu’élément s’inscrivant dans une symbolique féminine.

Masculin/féminin : le couple inversé

Volontiers intégré par son apparence et sa conduite dans une identité à dominante féminine, cette féminité de Chéri s’observe encore au sein des rapports qu’il entretient avec les femmes, en particulier avec Léa.

Dès les premières pages, la narration fait apparaître le mode sur lequel se joue le duo Chéri/Léa :

‘« (…)elle avouait volontiers, en laissant tomber sur Chéri un regard de condescendance voluptueuse, qu’elle atteignait l’âge de s’accorder quelques petites douceurs.  426 »’

Cette dernière, faisant fi des tabous instaurant une distance entre femme et sexualité, s’approprie le regard et le fonctionnement cérébral et érotique de l’homme, face à ce dernier devenu ici objet, non plus sujet du désir. Chéri est d’ailleurs, par son extrême jeunesse et son inexpérience opposées à la maturité sensuelle de Léa, doublement objet, doublement soumis. De surcroît, dans cette forme de dualité charnelle, ce n’est plus l’homme qui choisit de donner son plaisir, c’est la femme qui choisit de le prendre, comme c’est encore le cas dans le passage suivant :

‘« Elle leva les yeux(…)et vit qu’il dormait(…)Sans se lever, elle cueillit délicatement entre les doigts de Chéri une cigarette fumante, et la jeta au cendrier. La main du dormeur se détendit et laissa tomber comme des fleurs lasses ses doigts fuselés, armés d’ongles cruels, mais non point féminine, mais un peu plus belle qu’on ne l’eût voulu, main que Léa avait cent fois baisée sans servilité, baisée pour le plaisir, pour le parfum…  427 »’

Le geste de Léa, éminemment masculin, se fait sur une main qui, bien que la narration n’en fasse pas une main «(…)féminine(…) », est tout de même associée à une fleur et est dotée « (…)d’ongles cruels(…)» évoquant les longs ongles d’une main féminine raffinée.

D’autre part ce geste peut apparaître d’autant moins féminin qu’il n’entre dans sa motivation aucune dimension affective ni sentimentale. Seuls les sens de Léa sont sollicités, attirés par la main du jeune homme, seul le contact charnel est souhaité. Là encore l’homme est l’objet du désir féminin, d’autant plus passif qu’il est prisonnier du sommeil, à la merci de ce désir.

Il semble que la confusion des genres atteigne un degré particulier dans la scène suivante déjà citée :

‘« Elle se pencha, mit ses mains sous les aisselles de Chéri :
_ Allons, viens, habille-toi. (…)Il faut bien que je te fasse un cadeau de noces.
Il bondit, avec un visage étincelant :
_ Chouette ! Oh ! chic, une perle pour la chemise ! une un peu rosée, je sais laquelle !
_ Jamais de la vie, une blanche, quelque chose de mâle, voyons ! Moi aussi, je sais laquelle.
 »’

Chéri semble manifester par son souhait cette confusion intime qui semble lui laisser ignorer que ce souhait n’est pas celui d’un « (…)mâle(…) ». Non seulement Léa est celle qui paie, celle qui dispose de l’argent, celle qui offre (il est d’ailleurs question ici d’un bijou, cadeau plus souvent offert à une femme par un homme) mais elle est également celle qui sait, mieux que Chéri lui-même, le réinscrire dans son identité masculine. L’ambivalence ainsi imprimée à leurs rapports se fait ici d’autant plus troublante que Léa incarne un rôle masculin et une figure féminine.

Le rôle de Chéri est particulier dans la mesure où, alors, la figure de l’homme entretenu occupe une place pour le moins minoritaire sinon marginale :

‘«‘‘…il est vrai que depuis cinq ans, j’entretiens à peu près cet enfant… Mais il a tout de même trois cent mille francs de rentes. Voilà. Est-on un barbeau quand on a trois cent mille francs de rente ?  428 »’

Là encore la réplique signale que l’argent, synonyme d’indépendance sinon de pouvoir social, est du côté de la femme. Chéri n’est rien sans l’argent de Léa ni même sans l’argent de sa mère de qui lui viennent ses «(…) rentes(…) » ; de plus, le caractère nonchalant du jeune homme tend à opacifier le brouillage de cette redéfinition des rôles sexués, en le situant dans une attitude passive, receveuse.

C’est d’autant plus le cas dans la mesure où son désir se fixe sur une femme plus âgée que lui. Lorsque sa liaison avec Léa est interrompue pour être remplacée par le mariage avec Edmée, sa conception des rapports amoureux en est ébranlée :

‘« ‘‘Tu es plus jeune que moi, dit-il à Edmée, ça me choque. (…)’’  429 » ’

Les liens amoureux du personnage doivent impérativement se fonder sur ce décalage chronologique sous peine d’être réduits à néant. Et, il est à noter que la situation financière d’Edmée, rentière elle aussi, fait que la relation Edmée/Chéri est liée par un parallélisme qui fonde une forme d’égalité entre eux. Il n’est donc plus celui que l’on protège, que l’on domine, situation troublante et inacceptable pour lui.

Même le domaine de la séduction, champ où s’exerce l’intimité du couple, est l’occasion de voir s’opérer un déplacement dans l’attribution des fonctions de chacun, au grand désarroi cette fois d’Edmée :

‘_ « ‘‘(…)Tu m’as blessé dans mes faveurs.
_ Tu…tu parles comme une cocotte !’’ bégaya-t-elle  430 »’ ‘_ « Il vit briller le regard explicite, borné, si peu féminin, que la femme dédie au donneur de plaisir, et il fut offensé dans sa chasteté inavouable. Il répliqua, de haut en bas, par un autre regard, insociable, compliqué, le regard de l’homme qui se refuse.  431 »’

Le terme «(…) cocotte(…) » et l’expression «(…) homme qui se refuse » réorientent Chéri dans une forme du mimétisme qui lui fait, en tant que «(…) fils de grue(…) 432 », utiliser la poudre ou abuser du parfum. Chéri, issu de ce milieu de « cocotte », reproduit dans son discours comme dans son attitude, l’éducation reçue, le modèle observé. A cet égard, Guy Corneau observe ainsi :

‘« (…)la personnalité se constitue et se différencie par une série d’identifications. (…)pour pouvoir être identique à soi-même, il faut avoir été identique à quelqu’un ; il faut s’être structuré en incorporant, en ‘‘mettant dans son corps’’, en imitant quelqu’un d’autre. (…)Le premier investissement d’objet, la première identification, pour tout enfant, s’effectue sur sa mère. Or, pour devenir ‘‘homme’’, le jeune mâle doit passer de cette identification primaire à la mère à l’identification au père. (…)les fils qui n’ont pas reçu de ‘‘paternage’’ adéquat(…)à l’adolescence(…)tombent dans la confusion par rapport à leur identité sexuelle et présentent souvent une féminisation du comportement(…)  433 »’

D’autre part ce terme et cette expression renvoient Chéri au rôle de l’ingénue effarouchée par Edmée « devenue » homme d’expérience, sensuel et agressif. Paradoxalement, sous «(…) le regard explicite(…) » d’Edmée, il semble se réfugier dans une forme de virginité sensuelle qui n’est peut-être pas aussi contradictoire qu’il y paraît dans la mesure où la sensualité du jeune homme ne s’exerce qu’au contact d’une femme plus âgée. Ainsi avec son épouse, il se retrouve confronté à une forme inédite pour lui de relation érotique et évolue bel et bien dans une forme de «(…) chasteté(…) ».

Par ailleurs, comme on l’a souligné, il est l’élément vulnérable du couple ; bien qu’homme, il est incapable d’être celui qui protège, qui rassure, qui apaise. Cette fonction est intégralement assumée par Léa, d’une manière d’autant plus instinctive que sa nature volontaire, autoritaire et volontiers dominatrice et celle de Chéri, fragile, anxieuse, dépendante nourrissent ce renversement des schémas du rapport amoureux.

Excepté avec Léa, le roman ne montre donc guère le personnage habité par une sensorialité érotique très éveillée ni même par un grand souci des femmes, de la femme :

‘« L’hommage silencieux des femmes le suivait, les plus candides lui dédiaient cette stupeur passagère qu’elles ne peuvent ni feindre ni dissimuler. Mais Chéri ne regardait jamais les femmes dans la rue.  434 »’

Outre qu’elle conduit à réinterpréter le mythe de la passante dont il est ici la variante masculine, cette scène semble une variation sur le thème d’un Chéri offert aux regards des femmes : soumis, tendre, voluptueux, joueur sous celui de Léa, froid, moqueur, craintif, effarouché sous celui d’Edmée, il n’est ici qu’absence. Comme Gilles, Chéri ne regarde pas les passantes croisées mais il ne les désire pas non plus ; l’anonymat de la femme de la rue, moteur de l’attirance sensuelle d’un Aurélien ou d’un Gilles n’inspire à Chéri qu’indifférence. Là encore objet du regard explicitement désirant de la femme, il a d’autant moins une subjectivité propre que le désir féminin se fixe uniquement sur son physique comme il s’arrêterait sur quelque bibelot précieux. L’individualité de Chéri face au regard d’une femme autre que Léa est ailleurs, et le personnage évolue, dans le jeu de séduction qui est censé le lier à toute femme désirante, au sein d’une sorte de manque à être. La passante, femme étrangère, femme inconnue, ne peut constituer un refuge, elle est donc ignorée, annulée par Chéri qui ne lui rend pas son regard.

En effet, on l’a dit, il recherche dans une maîtresse, en l’occurrence figurée par Léa, un rempart protecteur contre une réalité dont «(…) fils de grue(…) », élevé dans la douceur douillette d’un univers de luxe, il ne sait rien. C’est ainsi que l’on peut interpréter la scène suivante, dans les dernières pages de La Fin de Chéri :

‘« (…)il entra chez son coiffeur, tendit ses mains à la manucure et glissa, pendant que des paumes expertes substituaient leur volonté à la sienne, dans un moment d’inestimable repos.  435 »’

Outre qu’elle permet de voir Chéri à nouveau suivre une impulsion plus communément féminine (qui n’est pas sans rappeler celle de Gilles au début du roman), cette scène permet aussi d’attribuer au comportement de Chéri une signification plus implicite, qui confère à la femme une fonction se situant bien au-delà de son statut de manucure : le jeune homme retrouve une fois de plus, dans une constante psychologique, une posture de passivité, de soumission heureuse et bienfaisante, dont la femme est l’origine, la condition, la gardienne. Remettant en même temps que ses mains (symbole de l’action) son esthétique, son bien-être physique autant que moral à la responsabilité de la manucure, de fait il s’engage délibérément dans un processus de complète dépendance vis à vis d’elle. Replacé dans son contexte, à savoir quelques heures avant le suicide de Chéri, après que la rupture avec Léa et son souvenir a été consommée, cet abandon, cette abdication de sa « (…)volonté(…) » pour mieux obéir à celle de la femme, apparaît comme son désir inconscient de demeurer à la merci tutélaire d’une femme, mais aussi et surtout de réactiver le souvenir de sa jeunesse sous la coupe d’une Léa tendrement directive. Guy Corneau explique au sujet de ces fils trop maternés:

‘« (…)ce sont les valeurs masculines manquantes, dont ils sont pour ainsi dire castrés, qui finissent par les entraîner dans la misère intérieure.  436 »’

Egalement, Chéri peut ainsi, par la grâce de ce « (…)moment d’inestimable repos » préfigurant sa mort imminente, échapper à une épouse et à une existence qu’il ne supporte plus, car l’une comme l’autre exige de lui la coupure avec le monde déresponsabilisé de l’enfance, qu’il peut, à cette minute, retrouver. Elisabeth Badinter souligne à ce propos :

‘«Affectivement, le jeune homme abandonné par son père et initié par sa mère risque de rester toute sa vie(…)un gentil garçon, irresponsable, fuyant les engagements de l’adulte.  437 »’

Mais c’est de toute évidence Léa qui est à même de confirmer le personnage dans cette non-relation qu’il entretient avec sa propre identité masculine telle qu’elle est voulue par l’époque. Dans Chéri, la scène suivante nous paraît tout particulièrement symbolique :

‘« Ils ne se délièrent pas, et nulle parole ne troubla le long silence où ils reprenaient vie. Le torse de Chéri avait glissé sur le flanc de Léa, et sa tête pendante reposait, les yeux clos, sur le drap, comme si on l’eût poignardé sur sa maîtresse. Elle, un peu détournée vers l’autre côté, portait presque tout le poids de ce corps qui ne la ménageait pas.  438 »’

Il est frappant de constater à quel point cette scène apparaît comme la transcription littéraire de La Pietà ; dans le roman de Colette, cet instant où la fatigue amoureuse de l’homme ne saurait trouver d’autre refuge que les bras de la femme aimée, permet également de mesurer, par la représentation physique des corps, combien une fois de plus les rôle sont inversés puisque celui de Chéri, solide malgré son apparence délicate, s’abandonne contre celui de Léa, certes bien charpenté, mais néanmoins corps vulnérable face à « (…)ce corps qui ne la ménageait pas ».

A propos de cette scène que nous percevons comme une forme de variation littéraire de La Pietà, il faut également rappeler que ce tableau illustre la douleur de La Vierge étreignant le cadavre de son fils. Ceci peut conduire à une réinterprétation de la nature des liens de ce couple littéraire créé par Colette, pour voir que Léa assume à plusieurs reprises vis à vis de son amant une fonction maternante au moins autant qu’amoureuse.

Guy Corneau observe justement :

‘« ( …)si le père est absent, il n’y a pas de transfert d’identification de la mère au père ; le fils demeure alors prisonnier d’une identification à la mère. L’absence du père signifie automatiquement une influence accrue de la mère(…)l’effet immédiat est qu’en ce qui concerne leur identité sexuelle, les fils demeurent des colosses aux pieds d’argile  439 »’

L’homme-enfant

Ainsi, même si une connotation sexuelle demeure une constante dans le regard que Léa porte sur Chéri, le texte lui attribue indiscutablement vis-à-vis de lui un rôle maternel, dont la principale expression s’articule autour d’un instinct de protection, lequel se décline sous diverses nuances.

Il est tout d’abord intéressant de voir que Léa alimente elle-même le troublant mélange qui cimente ses liens avec son amant :

‘_ « Ah ! mon poison d’enfant ! Ah ! le mauvais gosse ! Voyez-vous ! …
Et elle secouait la tête en riant tout bas, comme fait une mère dont le fils a découché pour la première fois…  440 »’ ‘_ « ‘‘Si j’avais été la plus chic, j’aurais fait de toi un homme, au lieu de ne penser qu’au plaisir de ton corps, et au mien. (…)Tu te détaches bien tard de moi, mon nourrisson méchant, je t’ai porté trop longtemps contre moi, et voilà que tu en as lourd à porter à ton tour : une jeune femme, peut-être un enfant…Je suis responsable de tout ce qui te manque…(…)’’  441 »’ ‘_ « Elle t’aime : c’est son tour de trembler, elle souffrira comme une amoureuse et non pas comme une maman dévoyée…  442 »’

Mais c’est surtout le texte qui inscrit d’emblée les amants sous le signe d’une oscillation permanente entre relation de couple et relation incestueuse, à travers le surnom que chacun donne à l’autre : Chéri est le « nourrisson méchant » de Léa et elle est pour lui « Nounoune », tendre dérivé de « Nounou » dont en effet elle remplit tous les offices.

Léa est mère autant que maîtresse ; elle l’est peut-être même encore davantage comme semble l’indiquer ce dialogue entre elle et son amant dont le corps est offert :

‘« Son torse nu, large aux épaules, mince à la ceinture, émergeait des draps froissés comme d’une houle, et tout son être respirait la mélancolie des œuvres parfaites.
‘‘Ah ! toi…’’ soupira Léa avec ivresse.
Il ne sourit pas, habitué à recevoir simplement les hommages.
‘‘Dis-moi, Nounoune…
_ Ma beauté ?’’
Il hésita, battit des paupières en frissonnant :
‘‘Je suis fatigué…(…)’’
D’une poussée tendre Léa rabattit sur l’oreiller le torse nu et la tête alourdie.
‘‘Ne t’occupe pas. Couche-toi. Est-ce que Nounoune n’est pas là ? Ne pense à rien. Dors. (…)’’ 
443 »’

Le désir érotique de Léa ne pourrait alors apparaître que comme l’expression d’un élan affectif renforcé par le charme physique du jeune homme. Pour Robert Stoller, cette intimité mère/enfant-mâle ‘« (…)est déclenchée par la perception de la beauté et du charme du bébé. ’ ‘ 444 ’ ‘»’

Chéri apparaît d’ailleurs davantage comme un bébé que comme un enfant dans le passage suivant :

‘« (…)elle(…)tapotait, de la main, le jeune corps qui lui devait sa vigueur renaissante, n’importe où, sur la joue, sur la jambe, sur la fesse, avec un plaisir irrévérencieux de nourrice.  445 »’

La scène évoque le jeu tendre et complice qui unit un bébé à sa mère et qui repose sur une connivence tactile et discrètement sensuelle. Le geste de « tapoter » rejoint cette dimension maternelle plutôt que de s’inscrire, comme une caresse, dans une gestuelle amoureuse ou érotique.

De plus, la narration qui insiste complaisamment sur l’épanouissement physique de Chéri n’illustre pas une scène d’intimité amoureuse, mais semble plutôt là pour démontrer la part que prend Léa dans cet épanouissement : une fonction nourricière qu’elle assume encore à plusieurs reprises :

‘_ « Elle l’écouta distraitement jusqu’à la fin du déjeuner. Habitué aux demi-silences de sa sage amie, il se contenta des apostrophes maternelles et quotidiennes : ‘‘ Prends le pain le plus cuit…Ne mange pas tant de mie fraîche…Tu n’as jamais su choisir un fruit…’’ (…)  446 »’ ‘_ « Le son de la bonne voix cordiale se répandit dans la pièce en même temps qu’un arôme de tartines grillées et de cacao. Chéri s’assit près des deux tasses fumantes, reçut des mains de Léa le pain grassement beurré. (…)
‘‘ Ta seconde tartine, Chéri…
_ Non, merci, Nounoune.
_ Plus faim ?
_ Plus faim.’’
Elle le menaça du doigt en riant :
‘‘Toi, tu vas te faire coller deux pastilles de rhubarbe, ça te pend au nez !’’ 
447 »’

Comme une véritable mère, Léa s’inquiète du manque d’appétit de Chéri, veille à son assouvissement ; on peut remarquer également que le repas matinal (apporté au jeune homme jusqu’à son chevet) est typiquement un repas destiné aux enfants. Surtout, dans ces deux occurrences comme dans la scène précédente, un déplacement s’opère dans l’expression de cette sensualité incitée, véhiculée par Léa puisque l’atmosphère sensuelle réside ici dans le domaine de la gourmandise plutôt que dans celui de l’érotisme. Comme il a été initié aux plaisirs de la chair, Chéri est ici sous la dépendance de sa maîtresse d’une manière encore plus étroite puisque après lui avoir donné une « nourriture » amoureuse, d’elle dépend sa nourriture vitale, matérielle.

Léa prend encore en charge l’habillage de son amant :

‘« ‘‘(…)_ Tu ne sauras donc jamais t’habiller tout seul ?’’
Elle prit des mains de Chéri le faux col qu’elle boutonna, la cravate qu’elle noua. (…)
Il se laissait faire, béat, mou, vacillant, repris d’une paresse et d’un plaisir qui lui fermaient les yeux…
‘‘Nounoune chérie…’’ murmura-t-il.
Elle lui brossa les oreilles, rectifia la raie, fine et bleuâtre, qui divisait les cheveux noirs de Chéri, lui toucha les tempes d’un doigt mouillé de parfum et baisa rapidement, parce qu’elle ne put s’en défendre, la bouche tentante qui respirait si près d’elle. Chéri ouvrit les yeux, les lèvres, tendit les mains…
  448 »’

Cette scène souligne encore d’un degré la dépendance de Chéri, incapable sans l’aide de Léa de s’assumer dans des gestes du quotidien ; surtout les gestes qui habillent, coiffent, parfument, sont cette fois davantage soumis à une ambiguïté attribuant à ces gestes une nature et une causalité s’inscrivant tant dans le champ du sensuel que dans celui du maternel. Elisabeth Badinter écrit à propos des relations mère/jeune enfant :

‘« C’est elle qui, par ses soins, éveille toute sa sensualité, l’initie au plaisir, et lui apprend à aimer son corps. La bonne mère est naturellement incestueuse et pédophile. (…)  449 »’

C’est la même ambiguïté qui caractérise la scène suivante :

‘« Elle s’endormait, longue dans les draps frais, bien à plat sur le dos, la tête noire du nourrisson méchant couchée sur son sein gauche. Elle s’endormait, réveillée quelquefois – mais si peu ! – par une exigence de Chéri, vers le petit jour.  450 » ’

La position physique du couple peut faire en effet l’objet d’une double interprétation : l’enlacement des corps au creux du même lit suggère l’intimité amoureuse mais, simultanément, cette allusion à l’ «(…) exigence(…) » nocturne de Chéri, accentuée par la position de la tête de Chéri sur le «(…) sein(…) » de sa maîtresse et l’emploi dans la narration du terme «(…) nourrisson(…) » peut signifier dans le contexte voluptueux une manifestation de désir physique comme cela peut évoquer l’image d’un jeune enfant quêtant dans la nuit la nourriture du sein maternel et réveillant sa mère comme Chéri « réveille » ici Léa.

On peut également relever que l’homme est ici lové dans les bras de la femme, blottissant sa tête au-dessous de la sienne, ce qui participe doublement d’un mouvement d’inversion dans la représentation habituelle de l’enlacement intime d’un homme et d’une femme. Ainsi ce passage est encore, implicitement, l’expression d’une tendre domination de la femme sur l’homme dont l’ « exigence »fallacieuse ne peut occulter la dépendance. Réfugié au creux du corps « long », rassurant de Léa, Chéri peut s’abandonner en toute quiétude au sommeil. Chéri dépend de Léa qui lui offre la protection, la douceur apaisante, le calme, propices au sommeil. La connotation érotique se développe ici d’autant plus sur le mode mineur, que le texte insiste sur la rareté de l’ « exigence » du jeune homme.

Léa incarne donc vis à vis de son « homme-enfant », une figure protectrice, consolatrice :

‘« Il appela :
‘‘Nounoune chérie ! Nounoune chérie !’’ et se jeta contre elle de toutes ses forces, étreignant les hautes jambes qui plièrent. Assise, elle le laissa glisser à terre et se rouler sur elle avec des larmes, des paroles désordonnées, des mains tâtonnantes qui s’accrochaient à ses dentelles, à son collier, cherchaient sous la robe la forme de son épaule et la place de son oreille sous les cheveux.
(…)Elle noua ses bras autour du cou de Chéri, et elle le pressa sans rigueur, sur le rythme des mots qu’elle murmurait :
‘‘Mon petit…mon méchant…Te voilà…Te voilà revenu…Qu’as-tu fait encore ? Tu es si méchant…ma beauté…’’
Il se plaignait doucement à bouche fermée, et ne parlait plus guère : il écoutait Léa et appuyait sa joue sur son sein. Il supplia : ‘‘Encore !’’ lorsqu’elle suspendit sa litanie tendre, et Léa, qui craignait de pleurer aussi, le gronda sur le même ton :
‘‘Mauvaise bête…Petit satan sans cœur …Grande rosse, va…’’
Il leva vers elle un regard de gratitude :
‘‘C’est ça, engueule-moi !
Ah ! Nounoune…’’  451 »’

Comme une constante, l’écriture, dans la description physique des corps, souligne l’infériorité intrinsèque de Chéri dans le couple qu’il forme avec Léa. « (…)Etreignant les hautes jambes(…) » de sa maîtresse, qui semble ainsi le dominer de toute sa taille, il se retrouve à terre, inférieur au propre comme au figuré. De surcroît, il retrouve particulièrement ici une identité enfantine à travers ses pleurs, ses «(…) paroles désordonnées(…) » ses gestes « (…)tâtonnants(…) » qui évoquent clairement l’image d’un désespoir paroxystique caractérisant un chagrin d’enfant. Celui-ci s’apaise sur le même mode qu’un enfant, en «(…) se plaignant doucement à bouche fermée(…) ».

L’instinct du jeune homme le porte aussi à imiter les gestes de l’enfant qui s’accroche aux «(…) dentelles(…) », au «(…) collier(…) » de Léa comme un enfant recherche l’objet porteur de l’empreinte sensorielle de la mère. Chéri recherche tout aussi instinctivement sur le corps de sa maîtresse les endroits qui réactivent dans son imaginaire un substitut maternel : le creux douillet entre l’oreille et l’épaule où il peut blottir son chagrin ou bien le sein dont on a dit que Chéri intègre parfaitement la double emblématique de la femme et de la mère.

Il faut encore relever que la «(…) litanie tendre(…) » des paroles de Léa prend de manière évidente l’apparence d’une berceuse, que ce soit à travers la douceur de sa voix qui «(…) murmure(…) » où à travers le «(…) rythme(…) » ternaire, chantant, mélodieux, des mots qu’elle emploie. Et leur effet sur Chéri qui s’apaise est bel et bien l’effet d’une berceuse.

Face à cette intense tristesse, Léa encercle, enserre Chéri de ses bras mais le garde de façon constante dans cette dépendance qui nourrit l’incapacité du jeune homme à se détacher de cet état d’infantilisation trop longtemps prolongé. Dans Mères et fils, Carole Klein explique ainsi :

‘« L’idée de l’omnipotence des mères est si inébranlable qu’ils[les fils]sont tentés de s’accrocher à celle-ci bien au-delà du moment où ils auraient dû prendre leurs distances. Cela est particulièrement vrai lorsque la mère tente de maintenir le statu quo.  452 »’

Le geste de Léa apparaît ainsi comme un geste pervers car receleur d’une notion d’enfermement. Elle ne fait de Chéri un homme que sur le plan érotique, secondaire, de son identité, dans la mesure où son savoir-faire, son expérience naissante, ne lui sont d’aucune utilité pour l’extraire de cette morbide nonchalance qui s’avèrera fatale. Guy Corneau écrit ainsi :

‘« Quand le jeune homme quitte le mode réceptif-passif, il doit rencontrer l’autre face du réel. Apprendre à souffrir, à tolérer la souffrance et à l’infliger si nécessaire, permet de crever la bulle de dépendance douillette que l’on tente de former autour de soi. La mutilation entraîne un contact violent avec la réalité de l’univers qui est souvent épargnée aux hommes tant qu’ils vivent sous le regard des mères quel que soit leur âge.  453 » ’

Voulant garder auprès d’elle, contre elle, au creux de ses bras, son amant, Léa le protège mais le piège aussi et Chéri se révèle finalement prisonnier de cet amour destructeur.

Leurs liens mère/enfant sont également visibles dans le passage suivant :

‘« ‘‘Ne t’occupes pas. Couche-toi. Est-ce que Nounoune n’est pas là ? Ne pense à rien. Dors. Tu as froid, je parierais…Tiens, prends ça, c’est chaud…’’
Elle le roula dans la soie et la laine d’un petit vêtement féminin ramassé sur le lit et éteignit la lumière. Dans l’ombre, elle prêta son épaule, creusa son flanc heureux, écouta le souffle qui doublait le sien. Aucun désir ne la troublait, mais elle ne souhaitait pas le sommeil. (…)
La tête soyeuse et noire bougea sur son sein, et l’amant endormi se plaignit en rêve. D’un bras farouche Léa le protégea contre le mauvais songe, et le berça afin qu’il demeurât longtemps – sans yeux, sans souvenirs et sans desseins, – ressemblant au ‘‘nourrisson méchant’’ qu’elle n’avait pu enfanter.
  454 »’

Comme dans cette scène précédemment citée qui montrait les amants dans l’intimité du sommeil, nulle trace ne subsiste ici non plus d’un quelconque lien sensuel. Et, comme l’indique de façon éloquente, la dernière phrase du passage, le couple se place ici sous l’unique signe d’une relation mère/enfant. Ce n’est plus Chéri qui recherche les endroits familiers sur le corps de sa maîtresse, c’est elle-même qui spontanément chasse de son corps tout geste marquant la sensualité pour y imprimer, y former l’attitude gestuelle d’une mère. L’ « épaule », le « flanc » et le « sein » sont ici des lieux du corps plus symboliquement maternels qu’érotiques.

Le «(…) petit vêtement féminin(…) » fait de «(…) soie(…) » et de «(…) laine(…) » semble présent pour réactiver cette tonalité maternante par sa texture et par la douce chaleur qu’il procure à celui qu’il recouvre, et on peut constater qu’appartenant à Léa, et sans doute empreint de son odeur, ce vêtement fonctionne comme le substitut maternel recherché par Chéri qui « s’accrochait » aux vêtements et aux bijoux de sa maîtresse ; le vêtement peut alors correspondre pour le jeune homme à ce que le langage psychanalytique désigne sous l’appellation « objet transitionnel », objet qui aide l’enfant à franchir l’étape des premières séparations d’avec le corps et la présence maternels.

Enfin, l’écriture situe ici les amants dans une symbiose qui s’apparente à celle existant entre une mère et un enfant dont les « (…)souffle[s] (…) »se «(…) double[nt] (…) », se répondent.

Selon Guy Corneau, « comme la mère est demeurée un point de référence presque unique pour le fils, dans la psyché elle prendra aussi beaucoup de place. Le moi du fils risque de demeurer un petit enfant en relation avec un complexe maternel trop puissant.  455 »

Par ailleurs, il est frappant de constater que revient sur le même mode le motif du bras de Léa, qui, comme on l’a déjà montré, dans un geste en apparence protecteur, semble figurer un rempart entre Chéri et le monde. Car, en voulant que Chéri reste contre elle «(…) sans yeux, sans souvenirs et sans desseins(…) », Léa souhaite peut-être occulter l’individualité de Chéri, supprimant son passé et son devenir, et ainsi le piéger dans une temporalité fixe dont elle constituerait l’unique essentialité. Derrière le tendre souci d’épargner toute souffrance à son amant, se dessinerait alors la volonté de le défaire de son humanité pour le réduire à l’état d’une sorte d’objet dont elle pourrait disposer à loisir. Léa agirait alors à l’inverse d’une mère : au lieu de l’élever, elle ne ferait qu’abaisser Chéri. Elle figurerait alors une mère sur le mode chronophage, dont l’enfant ne tiendrait ses « souvenirs », sa vie passée, que d’elle, n’aurait de « desseins », de vie future que par elle, à travers elle. Carole Klein observe :

‘« Coupée depuis longtemps des grandes sphères d’influence, la mère peut satisfaire son besoin de puissance dans ses relations avec ses enfants. (…)elle impose fortement sa présence. (…)son influence est énorme(…)
L’idée de la puissance dans le cadre de la maternité est particulièrement complexe quand il s’agit d’un fils. Materner un enfant qui appartient à un sexe plus puissant que le sien est pour la mère une expérience exaltante.  456 »’

Ce souhait de Léa fonctionne en mimésis du souhait d’Aurélien concernant les yeux de Bérénice et dont nous avons vu qu’il participe d’un même désir de figer l’être aimé dans une immuabilité temporelle.

Il faut noter également que cette réaction de Léa a lieu en un moment où Chéri s’abandonne au sommeil et plonge ainsi dans les prémices métaphoriques de la mort ; c’est ainsi que, comme nous l’avons montré pour Aurélien et Bérénice, l’histoire de Chéri et Léa paraît, elle aussi, à cet instant, marquée d’un tonalité implicitement mortifère. Son geste de le « bercer » est alors un autre geste teinté d’une certaine perversité et s’apparente à un geste maléfique visant à faire sombrer l’amant dans ces ténèbres préfigurant celles, définitives, de la mort. L’activité onirique de Chéri, en proie au «(…) mauvais songe(…) », semble de fait, dans cette interprétation de la scène, l’établir dans une position de victime de Léa.

Le désir de cette dernière de figer l’être aimé pourrait trouver son accomplissement dans cet extrait de La Fin de Chéri :

« A maintes reprises, pendant la guerre, en sortant d’un long sommeil sans rêves ou d’un repos à chaque minute rompu, il lui était arrivé de s’éveiller hors du présent, dépouillé de son passé le plus récent, rendu à l’enfance – rendu à Léa.  457 »

Le « (…)passé(…) » comme le «(…) présent(…) » de Chéri semblent irréversiblement infléchis par Léa. D’autre part, l’écriture, dans sa formulation même, trace un lien entre l’enfance du jeune homme et sa maîtresse, exprimant leur caractère profondément indissociable. Ainsi, là encore cette présence aimée dans le souvenir de Chéri, qui pourrait apparaître comme un interlude bienfaisant à l’horreur de la guerre, cette présence signale sur le mode implicite à quel point le jeune homme éprouve jusque dans cette épreuve qui lui attribue une virilité certaine, l’impossibilité absolue d’être viscéralement autre chose qu’un enfant, l’enfant de Léa. Carole Klein explique à cet égard :

(…)la présence maternelle continue de se faire sentir(…)même si elle a quitté notre monde.  458 »

En manière de conclusion, nous choisissons de rapporter ces propos de l’analyste Daniel Levinson, cités par Elisabeth Badinter et totalement démentis par le personnage de Colette.

‘« Daniel Levinson, dont les travaux sur le cycle de la vie masculine font autorité, pense que la maturité se conquiert entre 18 et 40 ans selon un processus qui met en jeu différentes étapes suivies de remises en question de certains aspects de la virilité. Entre 20 et 30 ans, un garçon doit encore contrôler et réprimer sa virilité intérieure. Il cherche à s’affirmer hors du monde familial, lutte pour s’imposer dans la vie professionnelle, mesure sa masculinité aux critères de la compétition, des succès, de sa reconnaissance par les hommes comme l’un des leurs et par les femmes comme un être de séduction. A 30 ans, il s’installe, se bat et travaille dur pour confirmer sa virilité. (…)Vers la quarantaine, il est supposé avoir fait ses preuves.  459 »’

De toute évidence, cette analyse ne s’applique en aucun cas à Chéri qui « entre 20 et 30 ans(…) » ne se soucie aucunement de « (…)contrôler et réprimer(…) »une virilité qu’il n’a jamais le loisir de ressentir véritablement, qui jamais ne « (…)cherche à s’affirmer hors du monde familial (…)», jamais ne « (…)lutte pour s’imposer dans la vie professionnelle(…) », ni jamais ne se confronte « (…)aux critères de la compétition (…)»et qui est établi d’emblée par la gent féminine «(…) comme un être de séduction »sans jamais avoir à le « (…)mesurer(…) ». Enfin, Chéri qui meurt à trente ans ne pourra jamais « (…)confirmer sa virilité », encore moins «(…) faire ses preuves ».

Notes
404.

Colette, Chéri, Paris, Fayard, collection « Le Livre de poche », 1984, p. 7

405.

ibid

406.

ibid

407.

ibid, p.5-6

408.

op. cit. p. 127

409.

ibid, p. 45

410.

ibid, p. 96

411.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 141-142

412.

ibid, p. 167-168

413.

Chéri, op. cit. p. 123

414.

ibid, p. 89-90

415.

ibid, p. 57

416.

in Masculin ou féminin, Paris, Presses Universitaires de France, collection « le fil rouge », 1989, p. 54

417.

in Père manquant, fils manqué, Québec, Les Editions de l’Homme, 1989, p. 171

418.

op. cit. p. 28-29

419.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 185

420.

Chéri, op. cit. p. 109

421.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 183

422.

Chéri, op. cit. p. 90-91

423.

in La fabrication des mâles, op. cit. p. 26-27

424.

op. cit. p. 7

425.

ibid, p. 88

426.

ibid, p. 9

427.

ibid, p. 26-27

428.

ibid, p. 62

429.

ibid, p. 88

430.

ibid, p. 102

431.

La Fin de Chéri, op. cit. p. 123

432.

Chéri, op. cit. p. 28

433.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 20 et 25

434.

op. cit. p. 105

435.

op. cit. p. 184

436.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 119

437.

in XY, de l’identité masculine, op. cit. p. 223

438.

op. cit. p. 168

439.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 22

440.

op. cit. p. 136

441.

ibid, p. 186-187

442.

ibid, p. 189

443.

ibid, p. 170-171

444.

in Masculin ou féminin, op. cit. p. 62

445.

op. cit. p. 46

446.

ibid, p. 63

447.

ibid, p. 175

448.

ibid, p. 14

449.

in XY, de l’identité masculine, op. cit. p. 76

450.

op. cit. p. 41

451.

ibid, p. 162-163

452.

Mères et fils, Paris, Robert Laffont, collection « Réponses », 2000, p. 101

453.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 144

454.

op. cit. p. 171

455.

in Père manquant, fils manqué, op. cit. p. 36

456.

in Mère et fils, op. cit. p. 95-96

457.

op. cit. p. 44

458.

ibid, p. 103

459.

in XY, de l’identité masculine, op. cit. p. 244-245