Masculin/féminin : l’inversion
Rappelant étonnamment, à certains égards, celui que nous appellerons « l’autre Gilles » (et dont nous ne pouvons que souligner l’identité onomastique avec cet autre personnage du roman éponyme de Drieu), le Gille de L’homme couvert de femmes est lui aussi un personnage masculin assailli par le doute et l’angoisse ; également, il est constamment tourné vers les femmes et la séduction, et ses goûts le portent invariablement vers des femmes fortes, solides et protectrices, tant dans leur esthétique que dans leur mécanisme psychique. Se voulant le maître d’un rapport de séduction qui en réalité lui échappe, Gille se retrouve systématiquement en position de faiblesse, sous la domination de femmes qui le manipulent à leur guise, le laissant à chaque fois dans la frustration, la rancœur et l’humiliation. Timidité, pudeur ou répugnance, Gille ne peut jamais se résoudre à se comporter tel qu’est censé se comporter, classiquement, l’élément masculin d’un couple. Cette paradoxale psychologie masculine, si préoccupée de l’idée de la femme et surtout de l’idée de la conquête, apparaît ainsi : désireuse jusqu’à l’obsession de jouer les Casanova mais sachant bien au fond l’inanité d’un tel vœu ; le roman place en effet volontiers son personnage vis-à-vis des femmes en situation d’échec amoureux, où se donne à voir un irrémédiable effroi de chacune de ses partenaires.
Comme Aurélien, Gilles, Chéri et Alain, la fragilité de Gille se signale par un renversement des normes distinctives des pôles sexués, tout d’abord au plan physique :
‘_ « Il avait eu un sourire narquois quand la maîtresse de maison avait répondu à ce petit nom de Finette. Mais déjà il comprenait que l’on mît en évidence ce flair qui guidait délicatement ses gestes. Elle semblait faible sur sa chaise longue, mais son visage était en éveil, et rien ne s’y abandonnait. 503 »’ ‘_ « Il y avait un certain temps qu’elle le rencontrait à droite et à gauche : il paraissait n’être que laisser-aller(…) 504 »’Tandis que le personnage de Finette affiche une intelligence et une perspicacité aiguës signalant une connaissance parfaitement maîtrisée du monde en même temps qu’une énergie lui donnant une forme de pouvoir sur ce monde, Gille oppose lui, une extrême nonchalance semblant annoncer une propension à ne rien pouvoir contrôler en soi ni autour de soi.
Une description plus poussée des autres maîtresses de Gille permet de vérifier plus avant ce type d’esthétique que se partagent ces femmes ; Lady Hyacinthia, mondaine influente doublée d’une séductrice patentée, est dépeinte ainsi :
‘« Lady Hyacinthia était une déesse faite comme tant de Saxonnes pour frapper les Français d’un amour mêlé de terreur. Elle se composait de métaux et de matières précieuses ; ivoires, corail, or, diamants, perles. Fer : cette charpente ; charbon : ce ronflant feu intérieur. 505 »’La comparaison avec une déesse fait de cette femme non plus une simple femme mais un être transcendant, supérieur en l’occurrence aux hommes et susceptible par là-même de les «(…) frapper(…) de terreur », d’autant plus impressionnante qu’à la manière d’une déesse elle est inaccessible. Comme les mondaines d’Aurélien, elle est parée avec ostentation de plusieurs bijoux qui, tout en lui garantissant cet aspect inaccessible, semblent lui transmettre leur matérialité, leur solidité. Ainsi, créature à l’apparence à la fois étincelante et quasi « métallique », dégageant «(…) ce ronflant feu intérieur », elle s’impose au regard et à l’esprit masculins comme une présence dont la domination se fait presque écrasante de sophistication, de sûreté de soi et d’énergie. L’homme peut ainsi se sentir la proie de cette sculpturale et dangereuse féminité.
Cette description de la femme est récurrente dans l’œuvre romanesque de Drieu non seulement en raison de ce retour comme fasciné à un même modèle féminin mais aussi en raison de cette récurrence qui concerne la nationalité de ce genre de femme : dans Gilles, Dora est Américaine, comme le sont dans Le feu follet, Dorothy et Lydia, l’épouse et la maîtresse d’Alain, ici Lady Hyacinthia est «(…) Saxonne(s)(…) », plus précisément, on l’apprend plus tard, Anglaise. Le tempérament énergique, rattaché dans l’imagerie populaire, aux populations nordiques, par opposition à l’indolence méridionale ou orientale, inscrit donc l’Américaine ou l’Anglaise dans le registre d’une féminité affirmée, décidée, conquérante, qui attire immanquablement ces personnages masculins de Drieu auxquels Gille ne fait pas exception.
De surcroît la beauté de Lady Hyacinthia, cette ‘« (…)beauté dure(…)faite pour soutenir âprement les luttes inexpiables de la cinquantaine ’ ‘ 506 ’ ‘»’, rejoint un autre trait qui s’apparente à un sème de permanence temporelle et d’indestructibilité face aux ravages du temps qui semble, comme on l’a analysé avec Gilles vis à vis du personnage d’Alice, rassurer une subjectivité masculine anxieuse, par son caractère immuable.
Le personnage de Françoise, ne témoignant d’aucune splendeur esthétique, se caractérise par un physique à connotation quelque peu androgyne :
‘« (…)sous le cotillon simple, d’un sans-façon affecté, un corps fluet, vif, aidé de muscles minces, serrés. 507 »’La décontraction vestimentaire qui semble aller de pair avec une décontraction morale, la minceur extrême de Françoise, l’accent mis sur ses «(…) muscles(…) », terme volontiers usité dans une description d’une apparence masculine, sont autant de détails contrastant radicalement avec la sophistication parfaite de Lady Hyacinthia ; cependant la physionomie de cette dernière repose, comme celui de Françoise, sur des critères de résistance morale et physique, d’indépendance et d’autonomie, qui sont à même d’êtres jugés rassurants par Gille.
Enfin, Jacqueline, son grand amour, semble un mélange de l’esthétique de Lady Hyacinthia et de celle de Françoise, empruntant à la première sa délicatesse et à la seconde sa robustesse :
‘_ « (…)sa beauté, devenue tout intérieure, frappait des coups irréparables.(…)Son corps à la fois gracile et anguleux témoigne en effet d’une légèreté qui contraste avec l’éclat massif de Lady Hyacinthia, et est comme en décalage avec son visage, qui offre l’image d’une santé à toute épreuve, faisant de sa propriétaire un soutien réconfortant et généreux auprès duquel se réfugier. « (…)Sa blancheur(…) » semble une rémanence de l’attachement de Gille à une beauté plus occidentale qu’orientale mais signale aussi l’éclat d’une perfection dépouillée, s’éloignant de celle de lady Hyacinthia mais rappelant celle de Françoise. D’autre part, on retrouve, comme chez Françoise, cette prééminence de la résistance opposée par l’allure de Jacqueline au déclin esthétique dû à l’âge : la comparaison avec «(…) une fille de quinze ans(…) », les références à l’immaculé de sa peau, à la ferme ossature de son visage, à la «(…) jeunesse indomptable des dents », à cette rareté des «(…)rides(…)», à ces «(…)cheveux gris(…)joyeux », à « (…)cette santé toujours triomphante(…) », tout cela réactualise l’attachement de Gille à une femme dont l’épanouissement physique serait invincible, une femme qui constituerait un pôle immuable dominant le chaos du monde.
Ainsi, ces maîtresses successives de Gille annoncent par leur aspect, une personnalité très éloignée de la vision caricaturale de la féminité.
Les personnages féminins du roman sont en effet tous dotés d’une science experte des jeux amoureux, habileté qui installe dans une perpétuelle infériorité Gille qui, lui, nous dit le texte, « (…)était jeune et peu précoce 510 ». L’inégalité de leurs expériences inverse le rôle du jeune homme dans la praxis érotique comme le montre cette scène :
‘« (…)après le premier sourire de triomphe, ouvert et dur, il en avait un autre, mêlé d’inquiétude, quand il passa dans la chambre de sa voisine.Comme dans cette scène de Gilles dans laquelle Mabel prend véritablement possession du corps du personnage, ici encore Molly (initiale identique) prend l’initiative de la séduction avec la même promptitude gestuelle et la même détermination. Gille se retrouve donc dépourvu des attributions mâles qui se condensent dans l’activisme plutôt que dans l’attentisme.
Gille bouscule encore les codes sexués par son imagination :
‘« Elle se tenait droite à son volant, ses petites mains dans des gants bien sales. Son vieux chapeau écrasant sur la légère couperose de sa joue une mèche trèsCette représentation fantasmée de la femme cristallise l’immaturité du personnage qui n’a pas su évoluer dans sa conception de l’être idéal, et on peut remarquer de surcroît que cette icône correspond à une sorte d’imagerie tout droit sortie de la littérature sentimentale, genre littéraire a priori plébiscité par un lectorat plutôt féminin que masculin.
D’autre part, il est frappant de constater que les termes de cette vision correspondent à une logique imaginaire plus féminine que masculine. La « châtelaine » dotée d’un rang social important, possède une certaine puissance, confortée par son « courage », deux traits l’apparentant à une figure protectrice et l’éloignant du prototype de la frêle dame en détresse plus traditionnellement à même d’habiter une fantasmagorie masculine.
Gille se situe également dans l’inversion des rôles en ce qui concerne le domaine social puisque, rentier comme Aurélien et comme Chéri, il fait partie des incarnations masculines de la marginalité sociale que nous avons étudiées :
‘« Il était une heure. Le restaurant était plein d’hommes d’affaires qui avaient déjà abattu un bon tiers de leur journée. Lui, qui n’avait rien fait, mangea autant qu’eux(…)Le personnage, parce qu’il « ne fait rien », semble abandonné par les femmes au profit des « travailleurs », et cet isolement au profit d’autres hommes transforme la vision qu’il pourrait offrir, d’un Don Juan à la masculinité attestée.
Mais encore une fois c’est essentiellement Jacqueline avec qui s’observe le plus ce déplacement des rôles :
‘_ « Elle n’a jamais eu d’argent ; elle travaillait et, bien qu’elle fût née pour ne rien faire, elle a pu travailler comme un homme. Elle n’avait aucun besoin comme ils disent : mais elle savait manger, se promener, dormir, se taire, causer. (…)Elle n’occupait que deux pièces : une salle de bains et une chambre(…)Sur une petite table, elle se faisait servir une grillade, un morceau de fromage, un fruit. Elle fumait du tabac français, tout naïf, qui n’est que du tabac. Elle s’habillait de la fraîcheur d’une robe unie. 514 »’L’homme couvert de femmes, Paris, Gallimard, collection « L’imaginaire », 2001, p. 14-14
ibid, p. 16
ibid, p. 25
ibid, p. 35
ibid, p. 26
ibid, p. 128-129
ibid, p. 146-147
ibid, p. 17
ibid, p. 21
ibid, p.27
ibid, p. 64
ibid, p. 125