Nous reprenons ici l’exemple des personnages de Colette car il apparaît que si Chéri incarne pleinement cette crise de l’homme, son épouse, Edmée, incarne, elle, pleinement cette naissance sociale dont la femme a largement bénéficié avec l’éclatement du conflit de 14-18. Fermement décidée à saisir sa chance, Edmée se situe bien au-delà du simple désir d’affirmer son existence sociale ; pleine d’ambition elle laisse derrière elle un époux, premier et amer spectateur d’une puissante volonté de réussite qu’il est bien incapable de comprendre et de concevoir, lui, le gracieux éphèbe élevé dans une sérénité dorée. Face au tempérament souvent dictatorial de son épouse, Chéri se ressentant irrémédiablement floué à la fois dans son rôle privé et dans son rôle social, choisit pourtant de se réfugier dans la mélancolie. Immergée au cœur de l’effervescence sociale, Edmée accède ainsi à l’enivrante découverte de la nécessité du rôle qu’elle a à jouer. De telle sorte que dans ce couple étrange et si mal assorti qu’elle forme avec Chéri, Edmée, toute à la conscience de son propre être au monde, tend à s’éloigner de son époux pour vivre, de plus en plus intensément, sa propre vie où priment jusqu’à éliminer ce qui n’en fait pas partie, ses propres choix et ses propres règles ; et Chéri devient un homme délaissé.
Edmée nous semble donc, beaucoup plus que Léa, faire pendant à la féminité de Chéri, et elle nous semble incarner davantage encore que Léa, la femme émancipée qui s’impose au sortir de la Première Guerre mondiale.
Cette émancipation s’observe en premier lieu dans l’apparence d’Edmée : en effet, bien que possédant un visage et un corps indubitablement féminins, le physique délicat de la jeune femme ne s’ordonne pas comme celui de Léa sur un mode pulpeux. Ainsi apparaît-elle sous le regard partialement ironique de son époux :
‘« Il se savait plus beau qu’elle, et appréciait de haut, en connaisseur, la hanche abattue, le sein peu saillant, la grâce à lignes fuyantes qu’Edmée habillait si bien de robes plates et de tuniques glissantes. 515 »’L’écriture fait porter ce regard sur « (…)la hanche(…) » et « (…)le sein(…) » d’Edmée, deux symboles corporels de la féminité et qui s’opposent de manière évidente à ceux de Léa, qui affirment avec ostentation une féminité plantureuse ; de surcroît, comme on l’a souligné précédemment, cette «(…) hanche abattue(…) » et ce «(…) sein peu saillant(…) » témoignent de l’inaptitude totale d’Edmée à remplir une double fonction de mère et d’amante auprès de Chéri, de même que sa «(…) grâce à lignes fuyantes(…) » n’offre aucun appui rassurant. Ces carences d’Edmée apparaissent comme les premières tacites discordances qui s’élèvent au sein du couple, dans Chéri :
‘« Il (…)se leva, quitta furieusement son pyjama et se jeta tout nu dans le lit, cherchant la place de sa tête sur une jeune épaule où la clavicule fine pointait encore. Edmée obéissait de tout son corps, creusait son flanc, ouvrait son bras. Chéri ferma les yeux et devint immobile. Elle se tenait éveillée avec précaution, un peu essoufflée sous le poids, et le croyait endormi. Mais au bout d’un instant il se retourna d’un saut en imitant le grognement d’un dormeur inconscient, et se roula dans le drap à l’autre bord du lit. 516 »’Pour Chéri qui veut retrouver, avec une insistance qui semble logique au lecteur omniscient, la place qu’il occupait au creux du confortable corps de Léa, cette « (…)jeune épaule où la clavicule fine pointait encore », fonctionne, malgré les efforts de sa propriétaire, comme un véritable repoussoir aux yeux du jeune marié qui s’enfuit jusqu’à « l’autre bord du lit ».
Carole Klein analyse ainsi :
‘« La dynamique des rapports amoureux entre hommes et femmes a le plus souvent ses racines dans le fait que les garçons s’attendent à trouver chez toutes les femmes la fidélité et la sollicitude désintéressée qu’il a connues avec sa mère. 517 »’Amante, mais non point maternante, d’une extrême jeunesse (ses dix-neuf ans dans Chéri ne peuvent être comparés à la maturité sensuelle des quarante-neuf ans de Léa), elle donne ainsi à connaître à l’inexpérience du jeune homme, une définition autre de la féminité, qui le blesse, à l’image de cette « clavicule » qui fait ici office de symbole.
‘« Tandis qu’il [l’homme] prend conscience de ce que la société attend de lui, il découvre que ce statut particulier ne fait qu’augmenter son insécurité, car il craint d’apparaître aux yeux de tous tel qu’il se sent être, c’est à dire un modèle équivoque de la masculinité. (…)Ainsi, Edmée ne cessera de heurter Chéri dans sa conception de la féminité, ce qui vaudra d’ailleurs à la jeune femme, cette comparaison fort peu flatteuse, née de l’inconscient onirique de son époux, dans les toutes dernières pages du roman :
‘« Il sortit, le matin suivant, d’un rêve indéchiffrable au sein duquel des passants s’empressaient et couraient tous dans le même sens. Il les connaissait tous, bien qu’il ne les vît que de dos. (…)Edmée fut la seule à se retourner et à sourire d’un grinçant petit sourire de martre. ‘‘Mais c’est la martre que Ragut avait prise dans les Vosges !’’ s’écriait Chéri dans son rêve et, cette découverte lui causait un plaisir démesuré. 519 » (on notera la récurrence dans ce passage, du souhait masculin de la prédation d’une femme, perçue ici encore comme dangereuse et encore ravalée dans ce même souhait au rang d’animal que l’on peut capturer.)’C’est qu’Edmée a le tort irréparable aux yeux de Chéri, de ne pas, comme Léa, faire de lui le pivot de son univers et d’avoir réussi, « grâce » à la guerre, à se construire sa propre existence. Elle adopte en effet un mode de vie sur lequel règne à plusieurs nivaux une indépendance certaine. Nous entendons par ce terme un mode de vie qui exclut toute tutelle masculine.
La femme et la sexualité
Ainsi cette féminité alors quelque peu hors norme s’accompagne d’une tendance à adopter un comportement à dominante « masculine » dans le rapport de séduction qui, maladroitement, s’établit entre elle et Chéri :
‘« Chéri tira, de sa poche, la petite clé plate au bout d’une chaînette d’or :Comme nous l’avons déjà souligné, la formulation utilisée implique le caractère autoritaire d’Edmée, indiquant qu’elle est l’élément dominant du couple, et qu’elle n’entre pas dans le topos de l’amante soumise, mais au contraire sait imposer sa volonté à l’homme. Chéri fait ainsi figure d’objet du désir de son épouse :
‘« (…)elle contemplait Chéri, jalouse, sage, rassurée comme un amant qui convoite une vierge inaccessible à tous. »’Comme on l’a, ici encore, démontré précédemment, l’inversion des rôles vise principalement à inscrire Chéri dans une fonction objectale, soumis à la « contemplation » et à la « convoitise » d’Edmée. Il est à cet égard intéressant de noter qu’il s’agit là uniquement de réactions qui s’ordonnent sur le mode du sensuel, non du sentiment. Chéri est alors (comme on l’a dit à propos des passantes dont il attire les regards admiratifs), doublement objet du regard conjugal, car il y est non seulement soumis mais est considéré par lui en raison seulement de son exceptionnelle beauté. Comme la « virginité » d’une femme en faisait un bien précieux pour la vanité de l’homme, cette beauté de Chéri sert de la même manière la vanité de son épouse
Il faut également remarquer que même lorsque la dimension érotique est sur le point d’unir les époux dans une forme d’égalité, cette amorce est brisée du fait du manque d’élan sentimental d’Edmée :
‘« Renversée, elle entrouvrait pour lui les yeux et les lèvres. Il vit briller le regard explicite, borné, si peu féminin, que la femme dédie au donneur de plaisir(…) Edmée put voir qu’il portait, sur sa joue bleue de barbe naissante, les traces d’une longue fatigue, et d’un amaigrissement sensible. Elle remarqua les nobles mains douteuses, les ongles que le savon n’avait pas purifiés depuis la veille, et le stigmate bistré, en forme de fer de lance, qui creusait la paupière inférieure et remontait jusqu’à l’angle interne de l’œil. Elle jugea que ce beau garçon sans faux col ni souliers portait toutes les déchéances physiques, précises, exceptionnelles, d’un homme qu’on a arrêté et qui a passé une nuit en prison. Il n’était pas enlaidi, mais diminué, selon un laminage mystérieux qui rendit à Edmée l’autorité. Elle délaissa toute invite voluptueuse, s’assit, posa une main sur le front de Chéri :La manière qu’a Edmée de concevoir alors Chéri (et qui d’ailleurs passe encore par le regard) le déshumanise quelque peu puisqu’elle se concentre sur la fonction de « donneur de plaisir » qu’il est à cet instant pour elle, et qui fait de lui un bien utile dont la possession lui promet les sensations qu’elle attend. Il n’y a plus trace de la dimension affective qui pourrait naître de ce moment d’intimité conjugale.
Par ailleurs on notera que l’écriture fait apparaître clairement la question du droit féminin à la jouissance érotique, ce qui place le personnage de Colette dans un rapport alors tabou et très concret à sa propre sexualité.
La femme et le pouvoir social
La présentation d’Edmée comme une femme émancipée s’observe également sur un plan plus social, sociologique, et tout d’abord dans un geste apparemment anodin, mais qui pour une femme des années vingt ne l’était certes pas : le geste de fumer :
‘« Autorisée par Edmée qui allumait une cigarette, la baronne de la Berche grilla longuement la pointe d’un cigare et fuma avec volupté. 521 »’On peut voir encore cette féminité inédite au travers d’une réflexion de Chéri :
‘« _ Comme tu aimes les expressions de ma mère, dit-il pensivement. 522 »’Cette parole situe la jeune femme non seulement dans une parenté psychologique avec sa belle-mère, qui les inscrit toutes les deux dans une situation sociale autonome et libre, mais il est également à souligner que, de manière sous-jacente, Edmée, l’épouse, réactive aux yeux de Chéri une image maternelle, incluant les notions d’autorité et de puissance, frappée de péjoration, tandis que Léa, la maîtresse, incarnait le versant positif du rôle de mère, fondé sur l’affectif et la disponibilité, rôle que n’a pas su tenir la véritable mère du jeune homme.
Edmée se situe donc doublement dans un statut de supériorité vis à vis de lui; elle est celle qui gère le ménage et elle est l’adulte.
Mais ce personnage féminin fait tout de même figure d’exception si l’on en croit Evelyne Sullerot :
‘« Il y a bien eu augmentation brutale du nombre de femmes au travail pendant les hostilités, mais la régression, le retour au foyer a été aussi soudain, dès la guerre terminée. 523 »’Edmée appartient plutôt à ces femmes qui ‘« (…)entrées entre 1914 et 1918 dans les bureaux n’eurent aucune envie d’en sortir, et y restèrent. Dans le commerce aussi. En somme dans tout le secteur tertiaire. ’ ‘ 524 ’ ‘»’
Relégué dans son couple au statut que le droit français appelle « incapable majeur » (ce qui fut très longtemps le cas de la totalité des femmes en France), Chéri est donc condamné à voir son épouse occuper une sorte de régence, et à se retrouver, lui, à l’état de prince consort, dont la place au sein du couple et du foyer est purement officieuse. :
‘_ « _ A propos, dit-il, la fuite, dans le ciment de la piscine…Il faudrait…Qu’il s’agisse du domaine financier, du domaine matériel ou même du domaine domestique, Chéri, comme le souligne le texte dans une évidente métaphore, est « supprimé » par la prompte efficacité de son épouse. De surcroît, par une sorte de renversement ironique des incapacités sociales, cette procuration qui, à titre officiel, désigne l’homme comme détenteur exclusif du pouvoir financier, donne à titre officieux ce pouvoir à la femme, qui bénéficie ainsi dans les faits d’une autorité que les circonstances lui refusent et dont l’homme, Chéri, se retrouve totalement dépourvu. N’ayant jamais « rien à redire » dans la conduite de sa propre maison, sa vie sous le joug d’Edmée n’est elle-même qu’une longue suite de « (…)procuration(s) (…)», pas réellement nécessaire, en aucun cas indispensable à une épouse qui, dans bien des domaines, se suffit désormais à elle-même.
Mais au-delà d’un parallèle identitaire que l’on pourrait relever entre Chéri et une femme entretenue, force est de constater qu’il n’oppose à la redoutable efficience de son épouse, que lamentations, regrets et nonchalance. Habituée, durant son absence au front, à une totale liberté d’action, Edmée se fait d’autant plus aisément le symbole fictionnel de l’émancipation féminine, que son époux est, lui, d’autant plus frappé de sidération ; sidération qui l’engage, en vertu d’une nature cultivée par Léa, sur le terrain de l’inaction et de la rêverie neurasthénique. Comme on l’a souligné à propos de Lydia dans Le feu follet, qui fait profiter Alain de son propre argent et qui possède une connaissance beaucoup plus étendue du monde extérieur, dans la même logique, c’est Edmée qui est au fait des procédés techniques ou financiers, qui, par ses occupations professionnelles, a des « relations », tandis que Chéri, on l’a souligné également, ne cherche pas à exercer ses talents ailleurs que dans la décoration de son intérieur.
Enfin, cette indifférence d’Edmée pour Chéri, qui procède de l’affirmation sociale de soi en tant que femme, prend une résonance chargée de négativisme pour l’existence de l’homme :
‘« Elle ne lui parlait pas, agissait en sécurité comme une femme qui se sent seule(…) ’ ‘ 527 ’ ‘»’
Encore une fois cette existence est frappée d’inconsistance, de transparence, presque de non-sens, et cette notion de « (…)sécurité(…) » inscrit, par le biais de Chéri, l’identité de l’homme des années vingt dans une logique de dépossession d’une autorité jusque-là suprême, et inhibante par son omniprésence.
La femme et l’argent
Edmée s’empare aussi de cette autorité, on l’a dit, sur le plan financier, dont elle assume la gestion en intégralité :
‘« (…)ma fortune, eh bien, la petite, ma femme, s’en occupe. (…)Deux cents seize mille avant-hier sur le petit coup de fièvre de la Bourse. Alors, je me demande, n’est-ce pas, comment intervenir…Qu’est-ce que je fiche dans tout ça ? Quand je veux m’en mêler, elles me disent(…) : ‘‘Repose-toi. Tu es un guerrier. Veux-tu un verre d’orangeade ? Passe donc chez ton chemisier, il se moque de toi. Et rapporte-moi en passant mon fermoir de collier qui est à la réparation…’’ 528 »’Cette gestion de sa «(…) fortune(…) » contraint Chéri une fois de plus à se retrouver plongé dans une vacuité sociale, mais surtout dans un univers soumis fortement à une connotation domestique, secondaire : le « (…)verre d’orangeade » qu’on lui propose, à la fois suggère une boisson féminine ou enfantine et implique une immobilité, le « (…)chemisier(…) » appelle en Chéri le souci de la frivolité, et le « (…)fermoir de collier(…) » qu’on l’envoie chercher, convoque l’image de l’épouse ou de la servante qui serait chargée des besognes subalternes dont le mari ou le patron, tout aux soucis causés par sa « fortune », serait indigne.
D’autre part on assiste ici à cette «(…) déshéroïsation massive des soldats (…)» dont parle CarienTrévisan, puisque ce « (…)guerrier (…)» qu’a été Chéri est paradoxalement traité en individu passif, comme une sorte d’invalide. Chez Chéri, la déconsidération du dévouement fourni s’assimile à une forme de mise à l’écart de l’homme, du soldat. Ces données féminisantes ou, à tout le moins, dévirilisantes, conduisent à une réorientation des pôles sexués mais surtout ici à une désorientation des valeurs dites viriles, qui ne sont plus fondées sur l’action et l’extériorité du monde. Tout à la fois infantilisé, féminisé, domestiqué, Chéri subit ici une forme de dévalorisation de son identité de mâle et fonctionne dans son rapport à l’autre, non comme Alain dans une absence à lui-même mais dans une absence à l’autre, à la femme.
La femme et la profession
Ayant pris le pouvoir de l’argent, Edmée acquiert logiquement une forme d’indépendance qui procède, elle aussi de la guerre, à savoir l’indépendance professionnelle née de l’exercice d’un métier, au grand dam de son époux :
‘_ « Un feu particulier, d’un bleu sourd, avertit Chéri qu’Edmée gagnait par son boudoir la chambre à coucher ouverte sur le jardin, au revers de l’hôtel.La rebaptisation de la pièce s’avère moins anecdotique qu’il n’y paraît, dans la mesure où la dénomination lexicale elle-même opère un déplacement, du féminin, concrétisé par la nonchalance frivole du « (…)boudoir(…) », vers le masculin, concrétisé par l’effervescence laborieuse du «(…) cabinet de travail ». De plus, ce dernier, «(…) d’un bleu sourd (…)», d’une tonalité chromatique qui convoque traditionnellement le masculin (et renforcée ici par le qualificatif « sourd ») s’oppose à la délicatesse raffinée de la chambre rose de Léa que connaît si bien Chéri.
Dans la seconde occurrence, on peut remarquer d’une part la multiplicité des tâches incombant à Edmée (et traduite par l’accumulation des verbes, le rythme rapide de la phrase ponctuée de virgules ainsi que par les points de suspension), d’autre part le fait que ses attributions dépassent celles d’une «(…) secrétaire(…) »et qu’elle endosse diverses responsabilités dont l’utilité s’avère incontestable puisqu’elles concernent directement le milieu médical. Edmée accède donc à ce qu’Evelyne Sullerot dénomme « (…)la conquête non pas des emplois subalternes, mais des carrières nobles, non pas du droit au travail mais du droit à la profession. 531 »
Chéri atteint ainsi à la brutale remise en question de l’utilité de son propre rôle social, dont l’infériorité en regard de celle de son épouse, est objectivement évidente :
‘« Il s’animait, cachant de son mieux son ressentiment, mais les ailes de son nez remuaient en même temps que ses lèvres.Sous un discours coloré par une certaine misogynie sous-jacente, perce pourtant le douloureux désarroi d’un homme qui, comme Edmée est le porte-parole fictionnel de ses pareilles réelles, apparaît lui aussi l’emblème de ceux que l’on a réunis sous le nom de « génération sacrifiée », sacrifiée non seulement au cœur du massacre de 14-18, mais aussi au cœur d’une société civile qui a appris à se passer d’eux.
Il est intéressant de retrouver cette même tentation misogyne chez Griollet, un des personnages de Verdun, qui déclare lors d’un retour de permissionnaire dans la société civile :
‘« Ah ! il y a une chose qui me fait marrer plus que tout le reste ; c’est quand je lis dans les journaux, dans les discours de-ci de-là, les boniments sur l’héroïsme des femmes pendant la guerre ! C’est à vous faire pisser le sang. L’héroïsme des femmes ! Je veux bien, il y a peut-être des cas…Mais dans l’ensemble ! Dites-moi, mon lieutenant, en quoi est-ce qu’il a consisté, l’héroïsme des femmes ? (…)les femmes, la plupart, vous ne me direz pas que c’est le patriotisme qui les étouffe ; ni la politique extérieure qui les empêche de dormir. Elles ne savent même pas de quoi il s’agit…(…)C’est comme les infirmières…mettons qu’il y en ait deux, trois, sur dix, qui font ça par dévouement, ou parce qu’elles ont de la croyance. Celles-là, je les respecte. Mais les autres ! (…)Les autres, c’est pour se faire baiser par les officiers, ou pour trouver un mari(…) 533 »’Chez Chéri, cette expression «(…) hôpital de ma femme(…) », dénote l’ancrage social et professionnel de la population féminine d’alors, par l’établissement d’un lien d’appropriation entre la femme et le monde, et une nouvelle fois la mise à l’écart de l’homme, hors de ce monde nouvellement régi par elle. Comme on l’a dit précédemment, il s’agit d’un renversement de la puissance sociale et du monopole de l’ouverture sur le monde, dont la femme fut écartée des millénaires durant ; ‘« le bien public, le bien de la cité, qui s’élabore dehors, l’Histoire qui s’écrit dehors(…)les trouve absentes ou minoritaires. ’ ‘ 534 ’ ‘»’ Elle était tenue à cette impuissance dont Chéri fait ici la désagréable expérience. Cette dernière crée en lui une certaine frustration comme c’est le cas dans ce nouvel exemple d’inversion des rôles :
‘« Il déjeunait, servi par Edmée, mais il lisait dans le geste prompt de sa femme la hâte, l’heure du devoir, et il ne redemandait un toast, un petit pain chaud dont il n’avait plus envie, que par malignité, pour retarder le départ d’Edmée, pour retarder le moment où il recommencerait d’attendre. 535 »’A nouveau la nonchalance et le labeur sont redistribués au sein de ce couple littéraire atypique, à travers la formulation du texte : «(…)l’heure du devoir(…) » sonne pour la femme, et la douillette paresse matinale est ici l’apanage de l’homme. L’apparent dévouement d’Edmée ne sert qu’à mieux révéler le rôle passif auquel est condamné son époux.
Cette autorité entretenue par une activité professionnelle responsabilisante, entraîne Edmée, vis à vis de cette inégalité qui l’oppose à Chéri, jusqu’à une distanciation affective, qui elle aussi, aboutit à une forme de suppression du jeune homme :
‘« Elle se leva doucement, et avant d’aveugler de rideaux la fenêtre éblouissante, elle jeta sur le corps étendu une couverture de soie qui, voilant son désordre de cambrioleur assommé, laissa resplendir la belle face rigide, et elle tendit soigneusement l’étoffe sur une main pendante, avec un peu de pieux dégoût, comme elle eût caché une arme qui a peut-être servi.Cette absence totale de sentimentalité inscrit Edmée dans un registre de la féminité qui la défait de l’affectivité et de l’abnégation qui sont supposées définir le féminin.
On peut relier ce passage à un autre dans lequel la jeune femme se porte au secours de son époux victime d’un malaise, avec la même neutre diligence :
‘« Il (…)oscilla légèrement et glissa sur le tapis. Le flanc du lit arrêta à mi-chemin sa chute, et il appuya contre les draps défaits une tête évanouie que le hâle, superposé à la pâleur, teignait d’un vert d’ivoire.Il est intéressant de relier cette scène également, à un passage de Chéri se déroulant entre ce dernier et Léa, et que nous avions apparentée à La Pietà :
‘« Le torse de Chéri avait glissé sur le flanc de Léa, et sa tête pendante reposait, les yeux clos, sur le drap, comme si on l’eut poignardé sur sa maîtresse. Elle, un peu détournée vers l’autre côté, portait presque tout le poids de ce corps qui ne la ménageait pas. »’Qu’il s’agisse d’un instant d’intimité amoureuse ou d’un instant de mal-être, dans les deux cas c’est la femme qui, de sa main ou de son corps (bien que dans une intention différente), représente une force, une énergie, sert d’appui à l’homme, lequel se retrouve dans les deux cas en situation d’affaiblissement. Il est également à noter que le jeune homme incarne dans la première occurrence l’archétype d’une mièvre féminité jusque dans le détail du « flacon », qui n’est évidemment pas sans évoquer le flacon de sels, objet signifiant par excellence des pâmoisons féminines de jadis.
Il est donc aisé de remarquer dans le comportement d’Edmée que son absence de sentimentalité à l’égard de Chéri la situe dans une nouvelle forme d’indépendance vis-à-vis de lui, cette fois au plan amoureux.
La femme et l’amour
La mise à l’écart de l’homme est par conséquent confirmée :
‘« ‘‘(…)Depuis combien de temps dormons-nous comme des frères ?’’ Il essaya de compter : trois semaines, peut-être davantage ?… ‘‘Ce qu’il y a de plus rigolo là-dedans, c’est qu’Edmée ne réclame rien, et qu’elle est souriante au réveil.’’ En lui-même, il employait toujours le mot ‘‘rigolo’’ quand il voulait esquiver le mot ‘‘triste’’. ’’Un vieux ménage, quoi, un vieux ménage…Madame et son médecin en chef, monsieur et…son auto. (…) 538 ’’ »’Cette rupture sentimentale qui se prolonge et se concrétise, si l’on peut dire, dans une rupture du lien sensuel, non seulement affecte l’homme et pas la femme, mais consacre aussi par là-même la définitive inutilité de Chéri, puisque même la dimension érotique de leur relation, ultime domaine où sa femme pouvait ressentir un besoin de sa présence, cette dimension est empreinte, elle aussi, de dérisoire.
Rejeté jusque dans le domaine privé, il ressent sa propre désindividualisation au plan personnel :
‘« Détournée de lui, Edmée s’habillait. Elle avait repris sa liberté de mouvements, sa menteuse indulgence. (…)Cette scène illustre d’ailleurs également le climat hostile dans lequel baigne le couple, antagonisme né de leurs personnalités, mais probablement entretenu tout autant par l’inadéquation à un formatage sexué auquel chacun se refuse. L’hostilité se transforme au fil des chapitres en mépris mutuel, peut-être davantage accentué chez Edmée, comme semble l’indiquer la scène suivante :
‘« Renversée, elle entrouvrait pour lui les yeux et les lèvres. Il vit briller le regard explicite, borné, si peu féminin, que la femme dédie au donneur de plaisir(…) Edmée put voir qu’il portait, sur sa joue bleue de barbe naissante, les traces d’une longue fatigue, et d’un amaigrissement sensible. Elle remarqua les nobles mains douteuses, les ongles que le savon n’avait pas purifiés depuis la veille, et le stigmate bistré, en forme de fer de lance, qui creusait la paupière inférieure et remontait jusqu’à l’angle interne de l’œil. Elle jugea que ce beau garçon sans faux col ni souliers portait toutes les déchéances physiques, précises, exceptionnelles, d’un homme qu’on a arrêté et qui a passé une nuit en prison. Il n’était pas enlaidi, mais diminué, selon un laminage mystérieux qui rendit à Edmée l’autorité. Elle délaissa toute invite voluptueuse, s’assit, posa une main sur le front de Chéri :Comme cela apparaît dans son attirance pour le Dr Arnaud, un homme «(…) diminué(…) », affaibli, fragilisé, contrecarre chez Edmée l’éclosion du désir. Il lui faut la prestance, la supériorité, non la «(…) déchéance(s) (…) » (cela, d’autre part, infirme quelque peu l’image d’Edmée comme une femme totalement émancipée puisqu’elle retrouve, face au Dr Arnaud, poncif de la virilité, une identité féminine tout aussi caricaturale par sa soumission béate, presque servile.) Elle reporte en définitive dans sa relation conjugale le mode de relation qui la lie à ses blessés, en imprimant à la personne et à la personnalité de son époux cette même identité invalidante qui lui « (…)rend l’autorité ». Exception faite du Dr Arnaud, le rapport d’Edmée à l’homme repose en effet sur un schéma identique puisque la totalité de ceux qui lui sont donnés à rencontrer se situe d’emblée dans une position d’infériorité par rapport à elle ; on pourrait également ajouter que nul rapport de séduction ne la lie à ces hommes qu’elle soigne avec dévouement.
Il est à cet égard frappant de constater que le jeu de séduction qui s’instaure entre elle et le Dr Arnaud se développe sur la base d’une inégalité, puisque seul l’un des deux est l’objet de l’admiration éperdue de l’autre.
On relève également que cette main « (…)sur le front(…) » d’un Chéri dont elle perçoit la faiblesse à l’instant où va prendre place l’intimité amoureuse, peut convoquer la scène entre Aurélien et Mary, dont l’empressement auprès de lui change de nature dès lors qu’elle le voit malade, et qui de sensuel devient maternel ; mais chez Edmée l’empressement avorte purement et simplement : il est donc d’autant plus évident que si Mary est animée d’une certaine tendresse ou tout au moins d’un certain intérêt pour Aurélien, Edmée, elle, est remarquablement dépourvue de tout intérêt pour Chéri.
On peut surtout souligner que fragilisée par le désir qui, chez elle, ne peut engendrer qu’une attitude soumise, « renversée(…)», Edmée ne peut exercer son «(…)autorité », ne peut accéder à l’autonomie, que dans un rapport de domination à l’homme, ce qui lui est chose facile avec un homme comme Chéri. Humble ou méprisante, elle ne se situe jamais dans un rapport d’égalité avec l’homme, ce qui, encore une fois, pose les limites de sa « libération ».
Il faut encore noter qu’après s’être volontairement montrée dans le statut quelque peu humiliant de la femme « renversée », offerte passivement au désir de l’homme, c’est au tour de Chéri d’être «(…) l’homme renversé », sous le regard dédaigneux de son épouse. Il faut rappeler ici que cette notion d’un renversement physiologique qui avilit s’observe chez Drieu dans Le feu follet et dans L’homme couvert de femmes. Mais une différence notable s’établit entre Edmée et les personnages de Drieu puisque chez ces derniers le désir est justement éveillé par le mépris d’un corps féminin qui serait lui aussi «(…) fourbu, clos et comme déserté ».
Cet « homme renversé » que devient Chéri est donc métaphoriquement un homme vaincu, balayé par l’indifférence hautaine d’une femme, de sa femme, et est frappé non pas de péjoration mais plutôt de dénégation («Que c’est peu, Chéri ! …(…)C’est ça, leur Chéri… ») ; ce qui dépasse la mise à distance de l’homme pour aboutir non plus à son absence dans la vie de la femme, mais à une forme de rejet d’une certaine acception du masculin, comme nous avons vu que tous les héros masculins que nous avons étudiés exprimaient chacun le rejet d’une certaine acception du féminin.
Enfin il est frappant de constater un autre pouvoir d’Edmée sur Chéri :
‘« Pourvue de patience, et souvent subtile, elle ne prenait pas garde que l’appétit féminin de posséder tend à émasculer toute vivante conquête et peut réduire un mâle, magnifique et inférieur, à un emploi de courtisane. Sa sagesse de petit peuple neuf entendait ne pas renoncer aux richesses – l’argent, la paix, le despotisme domestique, le mariage – conquises en si peu d’années et dont la guerre doublait la saveur. 541 »’Il est intéressant d’observer que ce pouvoir qui est – l’écriture l’établit clairement – un pouvoir castrateur, se fait d’une certaine manière, l’écho de la même sorte de pouvoir de Léa sur Chéri, puisqu’on a dit que sa passion omniprésente étouffait chez lui jusqu’à la moindre velléité d’indépendance et conditionnait en lui cette ambiguïté psychique ou même physique.
Ainsi, outre le caractère « (…)inférieur (…)» de Chéri, on retrouve dans le premier comme dans le second volume, cette féminisation du personnage au contact de son épouse comme de sa maîtresse.
De surcroît, cet «(…) appétit féminin de posséder(…) » qui chez Edmée se concentre sur l’univers matériel, peut se retrouver chez Léa dans son « appétit » de jouissances sensuelles et son insatiable désir de « posséder » le corps aussi bien que la personnalité de Chéri, sur lesquels elle imprime son influence. C’est d’ailleurs de la perte de cet amant qui se détourne d’elle qu’elle sera inconsolable, jusqu’à s’abîmer dans l’abdication de sa féminité et de sa dignité.
Chéri est donc de toute évidence, en regard des femmes de sa vie, dans le champ du social comme dans celui du sexuel, un être proprement secondaire ; en outre, ici encore il est un objet pour sa femme : objet érotique, comme une «(…)courtisane » qui sert le plaisir de l’homme, et objet social car à l’instar d’Alain qui voit la femme comme un lien entre lui et « la société », Chéri est pour Edmée une sorte de clé lui permettant d’accéder à « (…)l’argent, la paix, le despotisme domestique, le mariage(…) »
op. cit. p. 15
op. cit. p. 90
in Mères et fils, op. cit. p. 110
ibid, p. 69
op. cit. p. 180
ibid, p. 123-124
ibid, p. 132
ibid, p. 6
in Histoire et sociologie du travail féminin, op. cit. p. 137
ibid, p. 143
op. cit. p. 17-18-19
ibid, p. 19-20
ibid, p. 161
ibid, p. 32-33
ibid, p. 6
ibid, p. 10
in Histoire et sociologie du travail féminin, op. cit. p. 116
ibid, p. 33-34
op. cit. p. 263-264
Evelyne Sullerot, in Histoire et sociologie du travail féminin, op. cit. p. 35
op. cit. p. 40-41
ibid, p. 124-125
ibid, p. 60-61
ibid, p. 51
ibid, p. 162-163
ibid, pp. 124 à 128
ibid, p. 126