Julie de Carneilhan ou l’indocilité

Julie de Carneilhan, cet autre personnage féminin de Colette que nous avons choisi parce qu’elle incarne un autre versant de l’indépendance de la femme, se présente également à l’opinion collective avec la volonté constante et enracinée d’exister telle qu’elle se veut et non telle que la société la veut, quitte pour cela à ébranler les dogmes ancestraux d’une société engoncée dans ses vérités. Au plan du rapport à autrui, plus particulièrement du rapport à l’homme, bien qu’elle ne puisse se passer des hommages masculins, jamais elle n’est prête à accepter pour autant que celui qu’elle convoite ou qu’elle chérit lui impose comme un principe inaliénable ses désirs et ses volontés. Elle s’emploie sans relâche à faire savoir à l’opinion masculine que le temps de la toute-puissance exhaustive du mâle est révolu, que désormais la femme sait et peut, elle aussi, clamer le bien-fondé de ses droits et de ses aspirations sans plus avoir à craindre de n’être pas à sa place ; cette place, le personnage la trouve, l’établit et l’entérine, négligeant posément une domination dont elle ne cesse de mettre en lumière l’insignifiance.

Comme nous avions relevé une esthétique quelque peu androgyne dans l’apparence physique d’Edmée, nous pouvons observer que le corps et le visage de Julie sont montrés à plusieurs reprises dans le roman comme étant soumis à ce que nous nommons une déféminisation, en regard de l’opinion de ses contemporains. Il ne s’agit donc pas de montrer en quoi l’apparence de Julie est masculinisée, mais plutôt en quoi elle échappe totalement à une conception classique du féminin dont la dominante serait régie par la mièvrerie et l’effacement.

Déféminisation physique

Ce physique féminin est atypique car il reflète la vigueur de sa propriétaire. Ce «(…) long récif blond (…) 542 »qu’est Julie, se trouve doté d’une « (…)bouche étroite et musclée(…)  543 », de «(…) fortes mains adroites(…)  544 », d’un «(…) port de tête(…) » et d’ «(…) épaules de figure de proue (…) 545 », d’un «(…) regard qui devait au fard bleu presque toute sa douceur  546 », ce fard qui rehausse ce bleu des yeux qu’un des amants de Julie juge «(…) terrible(…) 547  ». Cette énergie débordante se manifeste encore sur son visage qui recèle « (…)les couleurs vermeilles d’une santé à toute épreuve(…) 548 »à une époque où les canons de la beauté féminine exigent encore un teint d’une blancheur délicate ; enfin le tempérament de Julie éclate dans «(…) son terrible, son inéluctable et ponctuel besoin de manger  549 » qu’elle satisfait grâce à «(…) un estomac[s] inattaquable[s]  550 (…)», un «(…)estomac qui ne s’offensait de rien sinon du vide » et qui éloigne ce personnage d’une féminité désincarnée.

Cette beauté et ce caractère dénués de toute affèterie, atteignent à ce que des lecteurs, alors, auraient peut-être taxé de masculinité, trait qui se donne à saisir dans plusieurs actes ou conduites concrètes du personnage.

Mais on peut tout d’abord relever un autre détail physique qui semble annoncer tout cela :

‘« (…)Julie ressemblait à son frère par ce qu’ils avaient l’un et l’autre de plus sauvage, le rétrécissement des tempes, le départ en museau du menton et des mâchoires.  551 »’

Il est notable que dans cette ressemblance des traits, Julie emprunte à son frère ce qui fonde l’identité virile de ce dernier plutôt qu’un simple air de famille ou une féminité physique qu’elle lui aurait transmise.

Au plan des détails matériels de son apparence on remarque également qu’adoptant la coiffure dite « à la garçonne »( signe par excellence de l’émancipation féminine au sortir de la guerre de 14) elle porte des cheveux « (…)coupés courts (…) 552 » ; elle porte également comme vêtement de nuit un «(…) pyjama(…) 553  », c’est à dire une tenue comportant un pantalon, vêtement initialement masculin, et enfin, cette cavalière émérite délaisse la tenue équestre d’amazone au profit de la «(…)culotte(…) », plus adaptée, dont de surcroît, la narration le précise, ‘«(…) elle chaussa à fond l’entrejambe(…)avec le geste choquant et masculin des danseuses classiques qui s’assurent dans leur maillot(…) ’ ‘ 554 ’ ‘»’.

Même dans ses ablutions, on nous dit que Julie, femme néanmoins coquette et élégante, ‘« (…)se savonnait comme un homme, tête comprise, dans son bain. ’ ‘ 555 ’ ‘»’.

De plus elle fait preuve d’une grande « habileté » pour les occupations manuelles qui consistent à ‘«(…) recoller, cheviller et même lisser une mince latte de métal dans de vieux bois et des pieds de fauteuil fendus ’ ‘ 556 ’ ‘»’ : tous travaux suscitant a priori, depuis des temps antédiluviens, plus volontiers un intérêt masculin.

Enfin, Julie endosse à n’en pas douter une gestuelle ordinairement à tendance masculine dans le domaine plus délicat de l’intimité amoureuse :

‘« En signe de mansuétude, Julie fut enfin ‘‘gentille’’ avec lui, par un après-midi silencieux, dans la demi-obscurité du studio. Mais il n’eut pas licence d’exprimer, au long récif blond couché près de lui et vaguement lumineux, sa gratitude totale. Dès son premier mot, le feu d’une cigarette rougeoya dans l’ombre, et la voix assourdie de Julie dit seulement :
‘‘Non. Je n’aime pas qu’on en parle, après.’’ »’

Par le geste de fumer et dans le fait de s’abandonner au silence après l’accomplissement de l’acte sexuel, Julie convoque évidemment une archétypie comportementale masculine, encore renforcée par une ironie narrative, dans le fait que la verbalisation de l’affectif soit assumée par l’homme. (Cette scène n’est pas sans rappeler celle, que l’on a analysée dans Le feu follet, qui montrait Lydia fumant silencieusement dans des circonstances similaires auprès d’un Alain préoccupé de ses sentiments pour elle et cherchant à les exprimer.)

Ceci conduit à considérer Julie comme un personnage féminin obéissant au plan psychique à un certain nombre de données déféminisantes, précisons-le à nouveau, pour son temps plus accoutumé à une représentation stéréotypée de la féminité.

Déféminisation psychique

Cette « (…)blonde orageuse et dominatrice(…) 557 » est véritablement liée à un seul homme, son frère, auquel l’unit, on l’a dit, une indiscutable ressemblance ; cette dernière ne s’observe pas qu’au plan physique :

‘« Leur amitié ressemblait à celle des félins d’une même portée, qui ne jouent pas ensemble sans se marquer de la dent et de la griffe, et se blesser aux places les plus sensibles.  558 »’

Cette facilité de Julie à « (…)jouer(…) », en usant comme un «(…) félin (…)» de «(…) la dent et de la griffe(…) », à «(…) blesser(…) » l’autre, situe le personnage en dehors de toute analogie avec le modèle féminin de son temps, qui veut qu’une « vraie » femme soit tournée vers le calme, la patience et la réserve. Ainsi, on pourrait dire que, bien que femme, indubitablement, elle n’est point ce que l’on a longtemps appelé une « dame », terme qui se voulait dogmatiquement une condensation normative de la féminité. La comparaison avec le félin est d’ailleurs sans doute beaucoup moins utilisée dans la narration pour illustrer la grâce et la prestance de Julie, que sa dangerosité et sa potentialité de violence. On notera que cette comparaison se retrouve quelques pages plus haut pour évoquer sur son visage ‘« (…)une contraction des narines à laquelle elle tenait beaucoup, et qui accentuait, disait-elle, son caractère fauve. ’ ‘ 559 ’ ‘»’

Ce goût pour un mode d’expression et de relation à l’autre (à l’homme en particulier) qui s’exerce sur le registre de l’affrontement physique, se retrouve à deux autres reprises :

‘_ « Elle se sentait au meilleur moment d’un état dont la solitude morale l’avait, depuis un long temps, dépossédée, réintégrait un milieu où se goûtent des plaisirs vifs et simples, où la femme, objet de la rivalité des hommes, porte aisément leurs soupçons, entend leurs injures, succombe sous divers assauts et leur tient tête avec outrecuidance. Ses muscles de cavalière bougeaient dans ses cuisses, et elle pouvait compter sous sa gorge les battements actifs et pleins de son cœur.  560 »

_ « Elle brûlait de passer les limites, d’entendre des paroles injurieuses et des portes claquantes, de dégager, en les tordant, ses poignets qu’eussent serrés des mains familières ou inconnues, de mesurer sa force contre une autre force, voluptueuse ou non…  561 »’

La réelle féminité de Julie qui se plaît à être «(…) objet de la rivalité des hommes(…) », ne se dit donc pas sous une forme passive mais bel et bien sous une forme active ; sa prédilection pour un amour ressenti, vécu, comme une lutte permanente, fait d’elle une femme qui refuse d’être un simple « objet » de cette « rivalité », de ce désir masculin, mais qui s’implique, s’investit dans cette relation duelle (relation-duel ?) qu’est la relation amoureuse. S’éloignant des préceptes de l’amour courtois, Julie n’est plus celle pour qui l’on se bat mais celle avec qui, voir contre qui, on se bat. Partie prenante du duo amoureux, elle n’entend pas être considérée comme une sorte de trophée qui attend qu’on s’en empare puisqu’elle sait «(…) tenir tête(…) », veut «(…) mesurer sa force contre une autre force(…) ». N’abandonnant plus au seul homme le monopole des «(…) plaisirs vifs et simples(…) », de l’ «(…) outrecuidance », du «(…) dépassement des limites(…) », loin de toute vénération ou de toute crainte pour celui qui la convoite, elle s’engage dans une définition des rapports amoureux qui veut que la femme ne soit plus fragilité inféodée à un hypothétique besoin de la protection masculine, mais soit plutôt une partenaire jusque dans le conflit amoureux et puisse y laisser s’exprimer toute sa capacité de résistance.

Il est également intéressant de constater que cette notion d’égalité revendiquée implicitement par Julie, ne peut faire d’elle pour autant une créature asexuée dans la mesure où la dimension érotique de son goût pour l’affrontement est inscrite en mineur dans la narration : celle-ci évoque les «(…) muscles(…) » de Julie qui «(…) bougeaient dans ses cuisses(…) », les «(…)battements actifs et pleins de son cœur » qu’ « (…)elle pouvait compter sous sa gorge(…) », ses « (…)poignets(…) » qu’ «(…) elle brûlait(…)de dégager, en les tordant (…) », de l’emprise de «(…) mains familières(…) » et cette «(…) force(…) » qu’elle dresserait contre « (…) une autre force, voluptueuse ou non…»

Ce goût du contact charnel du personnage, ce recours à son corps comme moyen d’expression, témoigne de sa sensualité évidente et donc de sa féminité, mais signifie également une liberté, une aisance, une revendication de ce corps et de cette sensualité, qui s’inscrivent en marge des normes sociales qui exigeaient alors de l’individu, ( surtout de la femme), une distance vis à vis de sa propre corporéité, une forme d’ignorance dont Julie s’avère incapable, comme on peut le voir ici :

‘« D’une enfance dénuée mais pleine de morgue, il lui restait la profonde impudeur qui compte pour rien la présence d’un domestique.  562 »’

On peut ajouter que cette dramatisation, presque cette théâtralisation du rapport amoureux(« (…) soupçons(…) », « (…) injures(…) », « (…) assauts (…) », « (…) portes claquantes »), si elle s’inscrit dans un mécanisme paroxystique, fait de Julie une femme qui assume son identité féminine, qui la vit au lieu de plier docilement sous le joug d’une omnipotence masculine. Dans cette logique ces scènes qui lui permettent de «(…) tenir tête avec outrecuidance », de se « (…) dégager(…) » des mains masculines, de «(…) mesurer sa force (…) », de sentir «(…) les battements actifs et pleins de son cœur », lui permettent du même coup d’affirmer à celui qu’elle affronte, sa propre réalité, sa propre individualité, et sa tenace volonté de ne pas se soumettre.

Cette féminité socialement atypique de Julie dans son rapport à l’homme réoriente également sa propension au don de soi, considérée par certains esprits comme l’apanage du féminin :

‘« Un brutal appétit de sauvetage, l’avidité du dévouement féminin qui ne choisit pas ses causes soulevèrent Julie. Elle fit craquer ses doigts, ses épaules pour éprouver sa force(…)  563 »’

Ce « (…) dévouement féminin(…) » se développe en effet à nouveau sur le motif de l’énergie physiologique et à nouveau trouve dans la narration son expression à travers une animation du corps ; il est d’ailleurs à remarquer que « (…) faire craquer ses doigts, ses épaules(…) » est doublement un indice de déféminisation du personnage dans la mesure où d’une part, il s’agit d’un geste que s’approprierait plus volontiers un homme, et où d’autre part, il s’agit de lieux du corps qui sont l’emblème de la solidité virile au plan physiologique.

On retrouve également dans ce passage l’ «(…) appétit(…) » de Julie, que l’on avait mentionné plus haut, et qui est ici transcendé dans le terme « avidité » ; bien qu’employés ici dans un sens métaphorique, ces deux termes n’en illustrent pas moins la nature du personnage, constamment dans le débordement, l’excès, la démesure. On assiste ainsi à une réinterprétation du concept de dévouement, dont la fonction subit alors un processus d’amplification ; ce qui non seulement consacre, par le biais du personnage, la toute-puissance du féminin, mais surtout dément (notamment par l’adjectif « brutal ») cette notion de retrait de soi allant jusqu’à l’effacement qui accompagne, dit-on, cette inclination pour le sacrificiel que d’aucuns voient comme un trait de caractérisation ontologique du féminin.

Ainsi, cette « brutalité », cette « avidité », intègrent la présence du personnage dans un sème de toute-puissance mais aussi d’omniprésence par lequel Julie s’impose à l’homme dans son rapport à lui, plutôt que d’attendre que vienne de lui l’amorce, et y imprime une volonté qui n’admet aucune contradiction.

Etant douée d’une éclatante capacité de résister à l’homme et d’affirmer la réalité intrinsèque de sa féminité, Julie montre par là même un grand esprit d’indépendance qui se traduit à plusieurs niveaux.

Autonomie sociale

Comme Edmée dans La Fin de Chéri, Julie, autre personnage féminin de Colette, manifeste son mépris des convenances par le fait de fumer :

‘« Il éparpillait autour de lui une méfiance distraite. La même expression soupçonneuse, Julie la concentrait sur son frère. Ils allumèrent ensemble une cigarette.  564 »’

Il est notable que ce geste se fait en compagnie de son frère, complice idéal de l’épanouissement du caractère audacieux de sa sœur.

Mais c’est en compagnie de son jeune amant, Coco Vatard, que Julie affirme, établit, son émancipation de tout préjugé sexiste en conduisant elle-même la voiture du père du jeune homme :

‘« Au départ, elle tenait le volant malgré l’appréhension de Coco(…)  565 »’

On pourrait d’ailleurs considérer ce fait de conduire un véhicule dont l’homme est simple passager, comme une métaphore de l’attitude de Julie qui dirige sa propre vie, ne laissant à l’homme qu’un rôle de témoin, voire, comme ici, de tributaire.

Cette affirmation de sa rébellion à l’ordre établi se fait aussi à l’encontre d’un certain univers mondain : elle est en effet décrite comme une ‘« (…)belle femme qui bravait l’opinion, sortait sereine des esclandres conjugaux, endurait la vie industrieuse des femmes qui manquent d’appui et d’argent(…) ’ ‘ 566 ’ ‘»’, et quelques pages plus loin comme ‘« (…)la belle Julie de Carneilhan, qu’en dépit de deux maris et de deux divorces on appelait par son nom de jeune fille. ’ ‘ 567 ’ ‘»’

Sa vie sentimentale tumultueuse lui laissant toute sa « sérénité », témoigne encore de son indomptable force de caractère et du peu de poids que pèse pour cette «(…) femme[s] qui manque[nt]d’appui et d’argent(…) », les diktats de la morale et de la tradition, diktats qu’elle contrecarre en allant jusqu’à accumuler «(…) deux divorces(…) ».

De surcroît, le fait de continuer à se faire appeler «(…) par son nom de jeune fille »s’inscrit pleinement dans cette logique d’affirmation de soi en tant qu’être autonome et libre, puisqu’elle existe sous sa propre identité et non sous celle, socialement imposée, d’un époux, par laquelle elle perdrait une part de son autonomie ; cette autonomie qui lui est si précieuse, ce qu’on peut observer dans son obstination à ne souffrir aucun secours masculin sur le plan financier.

Autonomie financière

Ainsi déclare-t-elle à Espivant puis à Coco Vatard :

‘_ «Espivant la couvrit du regard qu’elle appelait en elle-même ‘‘le petit regard’’, serré entre les cils, pointu et expert. Elle sut qu’il appliquait enfin son attention au noir un peu pâli de sa jaquette, à son chemisier très blanc mais lavé et relavé. Le regard s’arrêta à ses pieds. ‘‘Ca y est. Il a vu les souliers.’’ Elle respira, délivrée(…)et se poudra lentement : son sac était presque neuf.
‘‘Et tu ne m’as rien dit, reprocha sèchement Espivant.
_ C’est contraire à mes principes’’, repartit-elle sur le même ton.
Il se fit encore plus dur :
‘‘Il est vrai que ta manière de vivre ne me regarde pas.
_ Non, elle ne te regarde pas.’’ 
568 »

_ « Je ne peux pourtant pas, pauvre petit qui n’es pas encore riche, te taper. Je n’ai jamais aimé l’argent qui vient des hommes.  569 »’

Le terme « principes » implique sans la moindre ambiguïté que l’attachement de Julie à sa liberté est si viscéral qu’elle l’érige en règle de vie d’une autorité absolue et à laquelle déroger serait indigne. C’est en tout cas ce que l’on peut comprendre au travers de ce terrible combat intérieur qui s’empare d’elle lorsque Coco Vatard lui propose une aide pécuniaire :

‘«_ Julie, dit timidement Coco Vatard, nous sommes le neuf, tu n’aurais pas besoin d’argent ?’’
Surprise, Julie se tourna vers lui. ‘‘D’habitude, ce sont les femmes qui offrent avec cette humilité…’’Elle fit non d’un signe de tête, ayant choisi de ne pas parler. ‘‘Je ne parlerais pas bien, jugea-t-elle. Ou bien je ne pourrais pas m’empêcher de lui dire que oui, que j’ai la semaine de Mme Sabrier à payer, que je n’ai plus que deux cent quarante francs, que…Oh ! oui, j’ai besoin d’argent…’’ (…)
_ Julie, sois gentille, tu ne veux pas un peu d’argent ?’’
Elle hocha de nouveau la tête. ‘‘Si j’engage la conversation là-dessus, je vais me laisser aller, dire que j’ai une crise terrible d’envie de ce qui me manque, que je voudrais des bas, des gants, un manteau de fourrure, deux tailleurs neufs, des parfums au litre et des savons à la douzaine…Il y a longtemps que je n’ai pas été comme ça. Qu’est-ce que j’ai ? …Si je ne me retiens pas, si cet ingénu m’apporte sa paie et que je me croie son obligée, la vie sera de nouveau un enfer…’’ » ’

Tout d’abord il est notable que le jeune homme fait à nouveau preuve aux yeux de Julie d’une sensibilité à dominante féminine. Mais surtout la force de volonté est d’autant mieux un indice de caractérisation de ce personnage féminin, que la tentation de s’en remettre à autrui est grande. Julie apparaît comme un personnage profondément touchant par cette dualité même qui la fait fragile devant la tentation comme devant ses « principes ».

Mais comme la plupart des personnages féminins de Colette, Julie s’inscrit dans la lignée de ces femmes fortes et lucides à la fois chez qui la fierté et l’indépendance dominent ; elle fait surtout partie de ces femmes pour qui la présence masculine est rarement une nécessité, notamment dans le domaine amoureux.

Autonomie amoureuse

Ainsi songe-t-elle à Coco Vatard :

‘« ‘‘Il n’est pas un maladroit amant. Il a de l’instinct, de la chaleur. Moi aussi. Nous avons tout le temps avant que Lucie Albert vienne me chercher. Je ne découvrirai pas le divan, je n’ai qu’un drap à mon lit et c’est un drap retourné, avec une couture au milieu…nous ferons ça comme sur l’herbe.’’  570 »’

Il est frappant de constater que déféminisée, Julie l’est encore dans sa façon de préparer, de préméditer non seulement les instants d’intimité amoureuse, mais aussi les détails concernant la matérialité qui encadrera cette rencontre, et n’oublie pas non plus d’évaluer les capacités sexuelles du jeune homme. Elle se situe dans une conduite considérée comme de type presque exclusivement masculin à l’époque, dénuée de tout sentimentalisme, se concentrant sur le plaisir physique et ignorant délibérément l’affectivité de la rencontre amoureuse. A nouveau, comme nous l’avons souligné à propos d’Edmée, Colette procède à une mise en mots, une mise en scène et une mise en évidence, totalement dénuées d’ambiguïté, le plaisir physique au féminin. Soucieuse de son plaisir comme de son confort dans sa perspective du rapport intime, Julie revendique le droit au plaisir pour lui-même et pratique l’amour physique comme un agréable divertissement.

Il est d’ailleurs intéressant de constater que cette absence totale de mièvrerie est l’apanage de Julie depuis ses touts premiers contacts avec le domaine amoureux :

‘« (…)quand Julie de Carneilhan épousa, à dix-sept ans, un homme riche venu de Hollande, nommé Julius Becker, elle ne s’en affligea pas outre mesure, et pensa vaguement : ‘‘On me le changera à la foire prochaine…’’
Comme d’autres rêvent comparution et baccalauréat, elle rêvait souvent qu’elle chevauchait. Mme Encelade, habile à expliquer les songes, lui disait : ‘‘C’est que vous avez besoin de faire l’amour.
_ Non, repartait Julie, c’est simplement que j’ai besoin de faire du cheval.
  571 »’

Dès ses touts premiers pas de jeune femme son regard sur la masculinité apparaît un regard extrêmement distancié, voire empreint de froideur. Cette assimilation qui lui vient comme un automatisme entre l’homme et un cheval qu’«(…) on [lui] changera à la foire prochaine(…) », témoigne de toute évidence d’un mécanisme de désindividualisation du masculin qui n’inspire pas la considération mais l’indifférence, en une forme d’irrévérence ; ce qui, là encore, contribue à l’inversion des regards réciproques du masculin et du féminin. C’est ici l’homme qui devient la chose accessoire, contingente de la femme, idée que l’on peut retrouver quelques pages plus haut lorsqu’elle évoque le souvenir d’ «(…) un bien joli lieutenant à peine entamé(…)  572 ».

De même, ce «(…)besoin de faire l’amour » qui sous-entendrait le besoin de la présence d’un homme et qui est frappé de dénégation au profit du simple besoin sportif, confirme cet esprit dépourvu de toute complication sentimentaliste et ce désir de mener une vie qui ne serait pas systématiquement orientée en fonction des hommes.

Cette mise à distance ironique s’observe de manière plus précise dans les rapports qu’elle entretient avec Coco Vatard :

‘_ « (…)tu n’es ici ce soir que parce que nous sommes rentrés ensemble, à la fin d’un souper, il y a…je ne sais plus…deux mois, trois mois, et que ma foi nous en avons été bien contents tous les deux. Mais d’avoir été bien contents, quel rapport ça a-t-il avec l’obligation de recommencer ? Tu es comme une jeune fille de l’ancienne France : ‘‘Maman, je suis fiancée, un monsieur m’a embrassée dans le jardin !’’  573 »
_ « En parlant, il heurtait du pied la table dodécagone et il faillit renverser le pot de lobélias.
‘‘ …moi aussi, Julie, j’ai ma dignité…’’
Pour ce mot, elle lui tira les pans de sa cravate, lui ébouriffa les cheveux, le houspilla de tous côtés, à la manière des chiennes à la dent pinçante, qui feignent de jouer pour pouvoir mordre. Il ne riait que tout juste, et se défendait :
‘‘ Mon veston neuf, Julie ! … J’ai horreur qu’on touche à ma cravate ! …’’
Négligemment elle l’embrassa, et au contact des lèvres fardées, musculeuses et froides, il se tut dans une attente religieuse. Mais Julie ne le récompensa pas plus loin et l’entraîna. 
574 »’

L’ironie flagrante dont Julie fait preuve à l’égard du jeune homme (et qui souligne encore chez lui une certaine mièvrerie fort peu virile), cette ironie consacre l’émancipation de Julie à l’égard d’une quelconque mainmise de l’homme. De plus on peut aisément remarquer dans la première occurrence, une différenciation opérée par le personnage entre l’acte et le sentiment amoureux, différenciation que l’on a observée chez des personnages masculins comme Aurélien et Gilles ; venant d’un personnage féminin, cette distinction très nette tend à signifier une redéfinition de la mentalité féminine, par le biais d’une femme chez qui l’investissement sentimental ne saurait naître inévitablement de la fusion physique. Il est notable à cet égard que l’emploi du terme « obligation » sonne comme la traduction d’une forme d’assujettissement, qui soumettrait Julie à la présence et aux manifestations intempestives de tendresse et de désir de son amant. L’absence d’affectivité qui se manifeste une fois encore chez elle au sein de l’un de ses rapports amoureux, non seulement dit sa capacité de détachement vis à vis de l’acte sexuel, mais opère aussi par son ironie, un traitement de ses conquêtes qui infirme la position dominante du mâle dans le champ du sentimental ; déstabilisation que l’on a largement analysée dans le champ du social. Objet de l’ironie féminine, l’homme est comme désacralisé, presque diminué.

Dans la seconde occurrence en effet, cette indifférence qui ne laisse s’exprimer qu’une attirance «(…) négligente(…)» à travers des «(…) lèvres froides(…) » et qui ne craint pas de décevoir, de délaisser, l’«(…) attente religieuse » de l’amant, traduit bel et bien ce caractère contingent de la plupart des liaisons de Julie et de la présence de la plupart de ses amants.

Il est également frappant de constater que cette scène s’oppose presque terme à terme avec un passage de Chéri, que nous avons analysé précédemment :

‘« Il secouait le front comme un petit bélier.
_ On me bourre, on me refuse tout, on me cache mes affaires, on me…
_ Tu ne sauras donc jamais t’habiller tout seul ?
Elle prit des mains de Chéri le faux col qu’elle boutonna, la cravate qu’elle noua. (…)
Elle lui brossa les oreilles, rectifia la raie, fine et bleuâtre, qui divisait les cheveux noirs de Chéri, lui toucha les tempes d’un doigt mouillé de parfum et baisa rapidement, parce qu’elle ne put s’en défendre, la bouche tentante qui respirait si près d’elle. Chéri ouvrit les yeux, les lèvres, tendit les mains…Elle l’écarta(…) »’

Dans les deux scènes l’homme se livre à un éclat puéril mais Léa préside tendrement à l’élégance de Chéri, tandis que Julie bouscule agressivement, «(…)à la manière des chiennes(…)qui feignent de jouer pour pouvoir mordre », celle de Coco Vatard ; l’«(…) attente religieuse » du jeune homme est la même que celle de Chéri qui «(…)ouvrit les yeux, les lèvres, tendit les mains(…)», mais si Léa se détourne, c’est pour échapper au trouble que lui cause «(…) la bouche tentante(…)» de son amant, tandis que Julie se détourne car ce baiser la laisse « (…) froide[s] (…)». Enfin, face à la bouderie de Chéri, Léa répond par des gestes tendres qui témoignent de ses tendres sentiments, tandis que face à la «(…) dignité(…)» offensée de Coco Vatard, Julie choisit de répondre, selon son habitude, par la dérision et la condescendance, qui témoignent de sa distanciation.

On pourrait ajouter que la différence entre les deux femmes se creuse dès lors que l’on sait que, selon ses propres dires, Julie n’est pas portée vers les très jeunes gens :

‘_ « ‘‘Qu’on ne me parle pas des moins de vingt ans ! (…)Quelle peste que les adolescents…Heureusement je ne les aime pas. Un petit baiser sur la tempe, deux gouttes de mon parfum derrière son oreille, et celui-là se croit déjà mon amant, ma parole…(…)’’  575 »’ ‘_ « ‘‘(…)je me défends de détourner les garçonnets, que d’ailleurs j’ai en sainte abomination…Je n’aime pas le veau, je n’aime pas l’agneau, ni le chevreau, je n’aime pas l’adolescent.(…)’’  576 »,’

tandis que Léa se remémore avec une pointe d’orgueil, ‘« (…) ce qui ne lui avait jamais manqué : la confiance, la détente, les aveux, la sincérité, l’indiscrète expansion d’un jeune amant, – ces heures de nuit totale où la gratitude quasi filiale d’un adolescent verse sans retenue des larmes, des confidences, des rancunes, au sein chaleureux d’une mûre et sûre amie. »’

Cette indifférence aux hommes qu’un important écart d’âge sépare d’elle, se manifeste implacablement chez Julie à l’écart du très jeune Toni Hortiz, qui, dans un accès de désespoir causé par le dépit amoureux qu’elle lui inflige, tente de se suicider :

‘_ « Personne n’est mort dans l’affaire, il me semble ? Et qui est-ce qui ne s’est pas plus ou moins suicidé entre quinze et vingt ans ?  577 »

_ « De temps en temps, elle accordait une pensée, un : ‘‘pauvre gosse !’’ sans conviction à Toni Hortiz, imaginait froidement le corps couché, délié, à la beauté inanimée d’un enfant qui avait voulu dormir à jamais. ‘‘C’était son droit. Mais c’était idiot. Heureusement qu’à cet âge-là on est aussi maladroit à mourir qu’à vivre. Il fait chaud. Une rivière froide pour nager, voilà ce qu’il me faudrait…’’ Elle s’aperçut que son sac lui pesait au bout du bras : ‘‘C’est vrai, la gourmette…Je la garde. Demain matin, je la vends.’’  578 »’

Il est intéressant d’observer la réaction du baron d’Espivant lorsque Julie détaille en des termes dévoilant sa hautaine indifférence, le corps du jeune homme éconduit :

‘« ‘‘Un gamin qui n’a pas dix-huit ans…Une manière de petit Borgia délicat…C’est entendu, il est beau. Mais pfff…tu sais pourtant, à moins que tu ne l’aies oublié, ce que je pense de ces beautés genre statuettes italiennes…Il doit avoir le bout des tétons lilas, et un petit sexe triste…
_ Assez ! dit Espivant.
_ Assez de quoi ? demanda Julie avec innocence.
_ Assez de toutes ces …toutes ces saletés. (…)
Laisse-moi ! cria t-il à voix basse. (…)je ne tolère pas qu’ici, que devant moi, que t’adressant à moi, tu parles d’une créature masculine comme si tu pouvais délibérer d’en disposer, ou de n’en pas disposer ! Dehors, tu fais ce que tu veux, c’est entendu ! (…)Mais ta liberté ne va pas jusqu’à venir sous mon nez supputer les avantages du petit Hortiz…’’
Comme Julie haussait les épaules, il frappa du poing sur le bureau :
‘‘Du petit Hortiz ou de n’importe qui ! Tu es le pré que j’ai tondu, que j’ai foulé ! Mais je te garantis que si d’autres en ont fait autant après moi, tu ne viendras pas ici me mettre sous le nez les marques qu’ils t’ont laissées !’’ 
579 »’

L’indignation du baron procède, selon toute apparence, de ce que Julie accable de son dédain le lieu du corps masculin qui symbolise par excellence la virilité, la mâle puissance ; désacralisant à nouveau, mais avec quelque brusquerie, cette puissance, Julie apparaît aux yeux de son ex-époux, d’une audace inacceptable. Blessé dans ce qu’il faut bien appeler son orgueil de mâle, orgueil qui «(…)ne tolère pas (…) » chez une femme la liberté de jugement et l’irrespect à l’égard d’ «(…) une créature masculine(…) »(convoquant par ce mot une « créature » divine), le baron se voit lui-même tel un juge suprême « (…) devant(…) »qui on ne s’« (…) adresse(…) »qu’avec déférence. Il est encore manifeste que ce même orgueil va jusqu’à prétendre restreindre la «(…)liberté (…)»de Julie, imposant des limites en l’occurrence à sa liberté de parole ; comportement d’une misogynie d’autant plus évidente si l’on songe que cette limite passe par un frein qui n’est autre que la présence de l’homme lui-même, puisqu’il lui interdit de s’exprimer « devant »lui, s’« adressant à » lui, «(…)sous[son]nez (…) ».

Nous pouvons également percevoir en filigrane le profond désarroi que nous évoquions chez Chéri : le désarroi de l’homme non seulement blessé dans sa vanité mais surtout ici déstabilisé, inquiété dans son identité et sa fonction par rapport à la femme ; cette dernière, dont le baron voit, par l’entremise de Julie, l’aptitude inédite à « (…)disposer d’une créature masculine », adopte la vision d’un homme-objet, rôle que nous avons vu chez Chéri mais que le baron, plus âgé, plus conservateur, plus sûr de ses droits, ne peut admettre ni même comprendre. C’est dorénavant la femme qui peut jouir à sa guise de l’homme, y compris des « avantages »accordés à ce dernier par la nature. L’homme, comme cela transparaît dans le discours du baron, est ainsi privé de son libre arbitre, de sa capacité à accepter ou à refuser les avances d’une femme. La désacralisation de la « créature masculine » atteint ici son apogée et l’homme ne sait alors plus sur quels repères régler sa conduite, à quels nouveaux codes sociaux s’adapter.

De surcroît, en interdisant à Julie de «(…)supputer les avantages(…) » du jeune homme, réapparaît sous-jacente, de la part du baron, la crainte de laisser l’esprit critique, réaliste et logique d’une femme s’exercer à l’encontre de la part la plus intime de la virilité, en l’occurrence d’un autre, mais qui pourrait tout aussi bien le concerner lui-même. Aussi manifeste-t-il avec véhémence sa désapprobation.

Il est intéressant de voir que cette volonté de dénier à la femme sa liberté d’action et de pensée, dans le domaine charnel en particulier, s’inscrit dans le même mouvement misogyne dont Aurélien fait preuve dans ce dialogue avec Paul Denis au sujet de Bérénice :

‘« ‘‘(…)L’amour, ce n’est pas la coucherie.
_ Non. Mais ce que vous appelez la coucherie, ça ne salit pas l’amour. Je ne suis pas comme vous, un pur esprit, monsieur.’’
Aurélien haussa les épaules. Le gamin ne le vexait pas. L’autre continuait : ‘‘Oh, je sais bien. Vous et vos pareils, vous concédez encore le droit d’aimer aux femmes adultères, à condition qu’elles ne le soient qu’une fois. Un mari, ça ne compte pas. C’est encore presque vierge, une femme mariée. On peut respecter une femme qui trompe son mari avec un seul amant. Moyennant quelques larmes, bien sûr…et une longue vie de souvenirs, après…Ah, tenez !’’
Dire qu’il trouvait ça si révoltant, Paul Denis ! Aurélien n’y avait jamais pensé, mais oui, c’était comme ça, au fond, qu’il pensait du mariage, de l’adultère…Des idées pas très neuves, pas très originales, mais est-ce qu’il s’agit d’être original ? Une femme pouvait se perdre à ses yeux, pour s’être jetée à un petit garçon, à un Paul Denis quelconque. Parfaitement. Si Bérénice était retournée tout droit à Lucien, sans passer par Giverny, il aurait gardé d’elle un souvenir autre, pur, une hantise qui ne l’aurait peut-être jamais abandonné de sa vie. Elle pouvait alors être, demeurer son amour. Mais cette Bérénice tachée…
  580 »’

On peut d’ailleurs observer une autre ressemblance entre Espivant et Aurélien dans le fait que si le baron ne peut entendre « supputer les avantages du petit Hortiz », Aurélien est porté par une identique réaction offusquée dans le passage suivant :

‘« Ah, Aurélien rêva longuement. Il avait quelque chose sur le cœur. Quelque chose qu’il était las de porter seul. Qui lui était revenu mille fois. Dont il faudrait parler un jour à quelqu’un …Autant à l’oncle…Il regarda la tante : sa présence était un peu gênante, bien que…Après tout, ce n’était pas si direct…Une chose intime …et puis zut ! ‘‘Voilà, – dit-il, et il s’arrêta longuement, – voilà : le soir de sa mort, le gosse Denis m’a raconté une chose(…)
_ (…)J’ai l’impression que tu tournes autour du pot.
_ Moi ? Non…C’est parce que…c’est-à-dire que c’est un propos assez révoltant…peut-être qu’il a menti, après tout, le gosse…
_ Tu nous fais languir…
_ Pardon. Oui, le soir de sa mort. Je ne sais pas comment c’est venu. Enfin, Bérénice lui aurait dit…Ils étaient au lit, je suppose…(…)’’
Aurélien rougit sous le hâle. Il reprit lentement : ‘‘Elle lui dit tout à coup…(…)
Tu ne peux pas savoir ce que c’est merveilleux un homme qui a ses deux bras…’’
Il se tut, et puis il murmura encore ‘‘
Tu ne peux pas savoir…’’ Il en avait gros sur le cœur. Ambérieux hochait la tête. Il était choqué. Il y avait de quoi. (…) ‘‘D’assez mauvais goût, – grogna-t-il, – à ce Denis de te raconter ça !’’
La tante (…)cria : ‘‘ Ah, les hommes ! Non, mais regardez-les, ces deux là ! Quels hypocrites ! Moi, je trouve ça tout naturel, de cette petite. (…)C’est effrayant comme ça vous révolte quand par hasard une femme dit quelque chose de direct. (…) ’’
  581 »’

Dans l’un et l’autre passage, s’exprime clairement une mentalité masculine conçue sur un même mode de pensée qui refuse aux femmes, sinon le droit au plaisir, en tout cas le droit à sa verbalisation – moins encore à sa revendication. Comme le soulignent Falconnet et Léfaucheur :

‘« (…)les femmes, naturellement pures, doivent le rester, c’est à dire n’avoir de relations sexuelles qu’avec un seul homme : leur mari. (…)Le refoulement, les inhibitions, la timidité, et finalement la misogynie ne peuvent que se renforcer quand il est impossible de concilier les modèles de pureté dont on vous a farci la tête, et le désir sexuel pour des femmes réelles.  582 » ’

Pour ces personnages masculins une femme désirante est presque inconcevable, elle est effrayante ; peut-être parce que s’abandonnant à elle-même dans le plaisir, à sa propre jouissance, elle s’échappe et elle échappe. Pour eux la sexualité féminine est donc frappée d’un tabou que, comme nous l’avons déjà souligné, Colette s’emploie à lever au travers de personnages féminins dont Edmée et Julie ne sont d’ailleurs pas les exemples les plus aboutis si l’on songe à la série des Claudine, romans dans lesquels est très clairement abordée la question du lesbianisme.

C’est ainsi que Julie, suivant l’exemple de ses sœurs fictionnelles notamment dans son rapport à l’homme, « (…) débordant d’un esprit de jeu et de défi(…) 583 », ne s’inscrit aucunement dans une reconnaissance d’un pouvoir mâle qu’elle refuse et qu’elle ignore.

Il est également notable que ses liens avec le baron d’Espivant, qu’elle n’a jamais cessé d’aimer, s’ordonnent selon une forme incontestable de supériorité de la première sur le second.

Puissance du féminin

Il est sans doute significatif à cet égard que l’apparence de ce dernier soit décrite en ces termes :

‘« (…)la belle figure d’Espivant groupait, sous un front mâle, des traits un peu mignards.  584 »’

La féminité dont est empreint le visage du baron et qui s’oppose radicalement à la robustesse un peu masculine de la physionomie de Julie, cette féminité s’accompagne d’une grande fragilité, conférée par une santé extrêmement chancelante :

‘« Une barre de soleil faisait, de la nuque de Julie, un fût solide et argenté. Autour d’une petite tonsure soigneusement recouverte, les cheveux trop fins d’Herbert bouclaient comme des cheveux de femme.  585 »’

Il semble que toute explicitation de ce passage soit superflue puisque l’écriture elle-même compare «(…) la nuque de Julie(…) » à «(…) un fût solide et argenté », tandis que « (…) les cheveux trop fins d’Herbert(…) » sont eux comparés à «(…) des cheveux de femme ». Signe de sa santé défaillante, cette « (…) petite tonsure (…) » apparaissant sur le crâne du baron saurait d’autant moins constituer l’indice d’une virilité inaltérable lorsque cette « (…) nuque de Julie(…) » offre l’apparence d’un «(…) fût (…) », à savoir acquérant, elle, l’inaltérabilité, l’invulnérabilité du bois. Ainsi Espivant exprime dans toute sa personne cette vulnérabilité qui le rend si attachant pour Julie. Ces «(…) cheveux trop fins(…) »semblent démontrer à eux seuls combien sa vie est sous le signe de l’éphémère, du provisoire, marquée d’un flottement, d’une incertitude, comme suspendue. 

En outre, à propos des cheveux du baron peut-être est-il possible d’opérer un rapprochement avec cette scène d’Aurélien qui montre Bérénice pénétrer pour la première fois dans l’appartement du jeune homme :

‘« Elle regardait Aurélien. Il avait été se mouiller les cheveux, se peigner…pourquoi ? L’Inconnue de la Seine…peut-être…  586 »’

Dans son article, « De quelques avatars du désir et de l’amour dans Aurélien », Josette Pacaly voit dans ce passage une « inversion » :

‘« Aurélien se mouillera les cheveux pour se peigner et Bérénice pensera alors à la noyée. On peut voir là une façon de nier la castration féminine (c’est ainsi que l’enfant et l’inconscient se représentent la différence des sexes) en prenant sur soi, comme pour l’apprivoiser, l’apparence du féminin.  587 » ’

Nous pouvons ajouter que les cheveux d’Aurélien sont d’ailleurs bouclés comme ceux du baron chez qui ils « (…)bouclaient comme des cheveux de femme.  »

Un autre rapprochement entre les deux romans, né d’une autre observation de Josette Pacaly, peut être établi si l’on songe que chez Aurélien, dans ce même passage, ce dernier, lorsque Bérénice se trouve entre ses bras, focalise son attention sur la « nuque » de la jeune femme, cette «(…) nuque voisine, trop voisine, trouble (…) » ; dans la scène de Julie de Carneilhan que nous venons d’étudier, la narration se concentre également sur la nuque du personnage féminin ; or, selon Josette Pacaly, la nuque est «(…)une métaphore du féminin(…) 588 ». De surcroît, cette nuque de Julie est l’objet d’un tendre souvenir d’Espivant quelques pages auparavant :

« ‘‘Quand nous sortions de Carneilhan à cheval, tu avais ta grosse torsade de cheveux noués bien serrés, en queue de percheronne.’’  589 »

Mais ce lieu du corps symbole du féminin, est chez Julie quelque peu déféminisé par ce terme de « percheronne » qui qualifie la coiffure attachée sur sa nuque, tandis que chez Bérénice, la féminisation est suggérée par le terme « velours » qui qualifie également ses cheveux.

Ainsi, la faiblesse organique d’Espivant le porte en toute logique à considérer la solidité à toute épreuve de son ex-épouse comme un recours bienfaisant :

‘« Il s’assit contre le bras du fauteuil de Youlka, s’appuya contre elle :
‘‘(…)Ma pauvre belle, si tu pouvais savoir à quel point je me sens fourbu de tout…A ces moments-là, je t’appelle…’’  590 »’

Le baron, comme chacun des personnages masculins que l’on a étudiés, «(…) s’appuie contre (…) » une présence féminine tutélaire. Il est donc ici intéressant de constater que la dépendance est une fois de plus du côté de l’homme ; c’est lui qui s’inscrit dans un besoin de protection, qu’en l’occurrence il va chercher auprès de la femme. La défaillance, l’insuffisance de soi, la détresse, la demande, frappent sans ambiguïté cette « créature masculine » si fière et si jalouse de ses prérogatives sociales et sexuelles.

Cette grande faiblesse atteint un degré particulier dans la scène suivante :

‘« Elle fit ‘‘ah !’’ et s’élança. (…) Espivant glissait en arrière, les yeux fermés. Julie trouva, ouvrit une fiole, mouilla d’éther sa serviette et en éventa les narines d’Herbert, si rapidement que la défaillance dura moins de soixante secondes.  591 »’

Cette scène figure une autre intertextualité interne à l’œuvre de Colette puisqu’elle convoque irrésistiblement une scène très semblable de La Fin de Chéri que l’on a analysée précédemment :

‘« Il (…)oscilla légèrement et glissa sur le tapis. Le flanc du lit arrêta à mi-chemin sa chute et il appuya contre les draps défaits une tête évanouie que le hâle, superposé à la pâleur, teignait d’un vert d’ivoire.
Presque aussi vite que lui, et sans cri, Edmée se jeta à terre, soutint d’une main la tête ballante, tendit, sous des narines que le sang quittait, un flacon ouvert(…) »’

Outre l’écho narratif évident, il faut surtout voir dans chacune des deux scènes l’opposition entre la faiblesse masculine extrême et la compétente énergie féminine. De surcroît au-delà du topos inversé de la fragile dame en détresse secourue par une mâle force protectrice (et cristallisé ici par la « fiole » comme, on l’a dit, par le « flacon » dans La Fin de Chéri), force est de constater que dans les deux cas la perte de contrôle, le laisser-aller et l’émotivité sont l’apanage du masculin tandis que le féminin s’approprie maîtrise, efficacité et sang-froid. Dans le cas du baron on peut d’ailleurs préciser qu’il souffre d’une maladie du cœur, siège métaphorique de l’affectivité.

Il est enfin aisé de remarquer que chacun des deux hommes « glisse » à terre, perdant sa dignité, tandis que c’est la femme qui reste debout, au-dessus de lui, qui veille et qui domine.

Cette nouvelle forme d’inversion des rôles sexués se trouve présente dans le passage suivant :

‘« ‘‘Tiens, Youlka, prends toujours ça.’’
Il détacha de son poignet une gourmette de platine agrafée d’une montre, et la lui tendit. (…)
_ Moi, je le trouve lourd. Tout me fatigue, figure-toi. Ce bracelet appuie juste sur une veine qui bat, ou une artère. (…)’’
Il lui glissa dans la main la gourmette tiède(…)
  592 »’

La faiblesse du baron semble mise en exergue ainsi que par contraste la vigueur de Julie. Ce « lourd » bijou masculin qui « fatigue » son propriétaire mais qui convient parfaitement à la femme ne saurait mieux illustrer l’absence de féminité au sens caricatural du terme, de ce personnage féminin de Colette.

De surcroît il y là une redéfinition inédite d’une scène montrant un homme offrant un bijou à une femme : il est beaucoup moins question ici de rehausser la beauté féminine que de reconnaître à la femme une forme de supériorité tant physiologique que, implicitement, morale. Cette «(…) veine qui bat (…) » est à ménager, tout comme la santé du baron, tandis qu’on a vu que chez Julie, sont signe d’épanouissement, «(…) les battements actifs et pleins de son cœur ».

C’est ainsi que « le sexe faible » n’est plus celui qu’on croit…

Notes
542.

Julie de Carneilhan, Paris, Gallimard, collection « Folio », 1992, p. 138

543.

ibid, p.11

544.

ibid

545.

ibid, p. 116

546.

ibid, p. 51

547.

ibid, p. 132

548.

ibid, p. 33

549.

ibid, p. 72

550.

ibid, p. 20

551.

ibid, p. 33

552.

ibid, p. 10

553.

ibid, p. 29

554.

ibid, p. 176

555.

ibid, p. 31

556.

ibid, p. 11

557.

ibid, p. 34

558.

ibid, p. 20

559.

ibid, p. 10

560.

ibid, p. 114

561.

ibid, p. 117

562.

ibid, p. 30

563.

ibid, p. 169

564.

ibid, p. 12

565.

ibid, p. 69

566.

ibid, p. 18

567.

ibid, p. 21

568.

ibid, p. 49

569.

ibid, p. 71

570.

ibid, p. 87

571.

ibid, p. 28

572.

ibid, p. 30

573.

ibid, p. 70-71

574.

ibid, p. 83-84

575.

ibid, p. 83

576.

ibid, p. 117

577.

ibid, p. 116

578.

ibid, p. 119

579.

ibid, p. 116-117-118

580.

Aurélien, op. cit. p. 597

581.

ibid, p. 629-630

582.

in La fabrication des mâles, op. cit. p. 84

583.

op. cit. p. 115

584.

ibid, p. 40

585.

ibid, p. 111-112

586.

op. cit. p. 310

587.

in Roman 20-50, op. cit. p. 82

588.

ibid

589.

op. cit. p. 105

590.

ibid, p. 108

591.

ibid, p. 46

592.

ibid, p. 110