La Garçonne ou la subversion

Figure emblématique de l’émancipation féminine dont les années vingt virent l’éclosion, Monique Lerbier, scandaleuse, revendicatrice, est dépeinte par Victor Margueritte comme s’inscrivant d’emblée dans un mouvement de rébellion contre l’ordre établi. Elle figure dans la quasi-totalité du roman, l’incarnation de la volonté et de la combativité. Se voulant et se faisant littéralement hors normes, elle combat un à un tous les déterminismes qui représentent autant d’embûches sur le chemin vers l’autogestion. Découvrant ainsi toute l’étendue de sa valeur personnelle autant que sociale, Monique apprend à affirmer cette valeur dans son rapport au monde, notamment dans son rapport à l’homme. Elle n’a de cesse de montrer qu’elle appartient à cette catégorie de femmes encore minoritaire qui ne se croit en aucun cas obligée par quelque théorie vaguement psychologisante et inventée de toutes pièces par la dictature misogyne, d’essayer de faire naître en elle, pour chaque partenaire croisé, les tendres douceurs d’un amour dévoué. C’est l’occasion pour l’homme de voir, pour la première fois sans doute, une femme décider en toute liberté de celui à qui elle voudra bien accorder ses faveurs ; lesquelles ne sont d’ailleurs pas l’amorce d’une passion dévorante et éternelle mais durent le temps nécessaire au corps de Monique pour apaiser ses ardeurs. Acceptant de plus ou moins bonne grâce d’occuper la place qu’il avait lui-même assignée à la femme, l’homme est contraint à une remise en question tout intérieure. Refusant de se laisser émouvoir par la difficile situation que connaissent ses amants désemparés et perdus, Monique en vient à interchanger le mépris et la dérision dans les rapports sexués. Mais elle finit par tomber à nouveau sous le charme d’un homme qui, elle en est sûre, est celui qui lui convient. Reniant alors ses choix et ses valeurs passés afin de complaire à la condescendance de cet amant pour qui ils constituent de rachetables égarements, Monique se coule dans une identité sociale et sentimentale qui accumule les clichés féminisants, jusqu’à rejoindre avec bonheur la position victimaire à laquelle elle a justement voulu échapper. L’héroïne de La Garçonne montre que, décidément, l’amour a de biens étranges pouvoirs…

Comme nous l’avons fait avec Edmée et Julie, il nous semble significatif de souligner que dans son apparence et son rapport à cette apparence, Monique ne correspond en rien à celles qui l’ont précédée ou qu’elle côtoie.

Cette ‘«(…) jeune fille délurée, au regard hardi et pur, et aux joues fraîches ’ ‘ 593 ’ ‘»’, ne reflète aucunement, ni dans son visage ni dans son allure, l’affèterie, la mièvrerie ou la réserve timorée que l’on attendrait d’une «(…) vraie jeune fille  594 » suivant l’expression de sa mère.

Plus tard, lorsque Monique entame sa nouvelle vie fondée sur l’indépendance et la liberté d’être elle-même, ce sont des «(…) cheveux courts, et acajou(…) 595 »qu’elle arbore, selon la célèbre coiffure qui consacre ainsi la toute nouvelle volonté féminine de s’imposer dans le champ social. Cette sophistication qui confère une évidente maturité au personnage puisque à vingt-trois ans «(…) elle en paraît trente  596 », en éloignant d’elle l’apparence de l’extrême jeunesse éloigne du même coup une vulnérabilité intrinsèque, et montre combien elle est à ce moment de sa vie, seule maîtresse de son destin.

Cette force de caractère se retrouve dans un passage apparemment anodin :

‘« Le corps frais, reposée par la douche glaciale dont elle accompagnait ponctuellement son quart d’heure de culture physique, Monique jouissait, sans arrière-pensée, de l’équilibre heureux de sa force.  597 »’

Montrant qu’elle dédaigne la nonchalance et la fragilité physiologique qui fondent les thèses misogynes, les règles d’hygiène auxquelles elle se plie manifestent là encore, implicitement, une vigueur morale qui passe par une vigueur physique et qui témoigne de son désir de se donner les moyens de ne pas subir paresseusement son destin mais de décider elle-même de ce qui lui convient. Ces efforts se trouvent récompensés qui dotent Monique d’« (…) un corps de gymnaste(…) », d’un «(…) torse musclé(…) »et d’un « (…) ventre plat(…) », autant de détails corporels qui l’éloignent, elle aussi, des canons de la féminité de ce début du siècle, et qui là encore, par sa minceur et sa robustesse, proclament son désaccord avec les formes plantureuses qui traduisent fréquemment indolence et laisser-aller chez ses congénères.

Son goût de «(…) la culture physique(…) » témoigne de surcroît d’un sens de la rigueur ainsi que d’une surveillance de son apparence, donc d’une conscience de soi et de sa propre valeur.

L’extrait suivant rend compte de cette même inépuisable énergie qui se refuse au renoncement :

‘« Elle recourut au remède habituel de ses fatigues et de ses neurasthénies : la bonne eau froide et son coup de fouet…Nue, dans son cabinet de toilette tout en céramique blanche et en glaces, elle s’étirait après la friction de la bande de crin.  598 »’

On peut d’ailleurs établir un parallèle avec Aurélien dont on a montré la propension plus que certaine au renoncement, et chez qui on a dit que l’utilisation du «(…) gant de crin(…)» répondait à un inconscient désir d’autodestruction. Ici c’est l’exact contraire : l'emploi de «(…)la bande de crin » répond chez Monique à un désir de prendre soin de son corps (donc de soi). On pourrait ajouter qu’Aurélien, homme vivant dans un monde fait alors par et pour les hommes, dans lequel tout lui est donc acquis, exprime une lassitude de vivre à laquelle s’oppose la pugnacité de Monique, être qui par essence, parce que femme, à alors (les personnages sont parfaitement contemporains) tout à prouver et s’y emploie sans relâche.

Cette féminité qui nous semble en rupture laisse s’exprimer une semblable désobéissance aux carcans sociaux.

Emancipation sociale

Relié à ce rapport au corps que nous venons d’évoquer, il nous apparaît essentiel de souligner son dédain de la pudeur :

‘« Elle ne connaissait pas(…)les vaines complications de la pudeur…Masque de la laideur, ou de l’hypocrisie…  599 »’

Ce trait de caractère qui apparaît souvent comme une donnée féminisante n’est pas sans rappeler Julie de Carneilhan dont la narration évoque «(…)la profonde impudeur (…)». C’est ainsi que les deux personnages se rejoignent dans une commune et moderne dénégation des codes de conduite en vigueur.

Monique est également caractérisée par une intelligence aiguë qui lui vaut de la part de Lucien, son fiancé, le surnom de « Minerve » :

‘« Il la plaisantait, de ce surnom donné autant à sa logique, dont il redoutait, tout en les estimant, les affirmations catégoriques – qu’à sa beauté… ‘‘Minerve !’’ Elle détestait cette comparaison, sous laquelle elle devinait une réticence. Point mal défini, où leurs caractères ne parvenaient pas à s’accorder. Seul ombre de son amour !  600 »’

Surtout, cette intelligence s’allie à un tout aussi vif sens de l’observation et de l’altérité, et dote Monique de ce que l’on pourrait nommer une conscience sociale, qui la pousse à une lucidité compatissante sur les misères du monde.

Ce désir de s’impliquer pour un monde meilleur passe tout d’abord chez elle par un sens inné de la justice, que dès l’âge de huit ans elle expérimente à ses dépens, à la suite d’une injustice maternelle flagrante :

‘« (…)elle s’amuse, non loin de la guérite maternelle, avec la petite Morin et une camarade dont elles ne connaissent pas le nom. Elles l’ont baptisée Toupie parce qu’elle tourne toujours sur un pied, en chantant. (…)toutes trois édifient un château doré, avec ses bastions et ses douves. Au milieu se tient debout, militairement, son râteau sur l’épaule, un garçonnet frisé, dit Mouton. On l’a mis là pour qu’il reste tranquille, en lui affirmant : ‘‘Tu es la garnison.’’
La règle du jeu est que, le château fini, la garnison sera libre, et, à la place, on enfermera prisonnière celle des trois qui se sera laissé prendre. Mais le château n’en finit pas. Mouton trépigne et, sans attendre l’achèvement, effectue une vigoureuse sortie. Toupie et la petite Morin s’enfuient. Monique, qui se repose sur la foi des traités, n’a pas bougé. Si bien que lorsque Mouton veut l’embastiller, elle résiste. Il la pousse…Coups, cris. (…)les mamans accourent. Elles séparent les combattants et, sans écouter les explications confuses, d’ailleurs contradictoires, elles les secouent. Mouton qui se rebiffe est giflé. En même temps Monique sent une main qui la frappe, à la volée : clic ! clac ! … ‘‘Ca t’apprendra !’’ Sa figure cuit.
Atterrée elle regarde l’ennemie qui vient d’abuser de sa force. L’ennemie satisfaite d’avoir équilibré les torts, et le châtiment…Sa maman ! Est-ce
possible ? … La rage et la stupeur se partagent l’âme de Monique. Elle a fait connaissance avec l’injustice. Et elle en souffre, comme une femme.  601 »’

On peut d’ailleurs souligner qu’à l’origine de cette punition imméritée se trouve la déloyauté d’un petit garçon capricieux, dont la scrupuleuse honnêteté de Monique est alors la victime.

Quelques années plus tard, c’est à propos de la guerre que s’exercent la capacité de raisonnement, la finesse d’intuition et d’analyse du personnage :

‘_ « Monique a dix-sept ans. Elle compte : un, deux, trois ans déjà que la guerre dure ! … Est-ce possible ? Les troisièmes grandes vacances depuis qu’Hyères est devenu comme un grand hôpital, où les blessés renaissent.
Elle est poursuivie par ces yeux hagards que le soleil fait clignoter, au sortir de leur éternelle nuit d’épouvante. Elle ne comprend pas comment ceux qui se battent peuvent s’accoutumer à cette espèce de mort affreuse qu’est leur vie. Elle ne comprend pas non plus comment ceux qui font semblant de se battre un peu – si peu – et ceux qui ne se battent pas du tout acceptent la souffrance et le carnage des autres.
L’idée qu’une partie de l’humanité saigne, tandis que l’autre s’amuse et s’enrichit, la bouleverse. Les grands mots agités sur tout cela comme des drapeaux : ‘‘Ordre, Droit, Justice ! ’’ achèvent de fortifier en elle sa naissante révolte contre le mensonge social.
  602 »’ ‘_ « (…)ce spectacle-là : les cloportes humains se traînant ou sautillant sur leurs béquilles, les troncs manœuvrant sur roulette, les grands blessés de la face – tous ces débris d’hommes qui avaient été de l’intelligence, de l’espoir, de l’amour, et n’avaient plus que des moignons informes, des visages en bouillie, des yeux blancs et des bouches tordues – c’était un souvenir insupportable ! Il la pourchassait d’une indicible horreur. Crime de la guerre, tache de sanie que tout l’or du monde, toute la pitié de la terre n’effaceraient jamais, au front sanglant de l’humanité ! …  603 »’

En dépit de son extrême jeunesse et malgré une éducation qui vise à faire d’elle, ainsi que l’exige son destin de femme, un être humain de second ordre, Monique réfléchit, Monique s’interroge. La jeune fille cherche à comprendre ce qu’ « elle ne comprend pas(…) » plutôt que de se laisser enfermer dans son incompréhension. Cherchant un sens à une situation qui dépasse son âge insouciant au lieu de s’en accommoder passivement, elle prouve d’autant mieux sa conscience du monde que celle-ci s’exerce dans un domaine, la guerre, qui en tant que femme, ne la concerne pas au premier chef. C’est ainsi que femme ressentant profondément l’atrocité d’un calvaire proprement masculin, elle démontre que sa grande intelligence n’est point aridité mais est au contraire nourrie par une tout aussi vive sensibilité qui la rend capable d’une réelle empathie pour les malheurs d’autrui. D’autre part cet altruisme de Monique nous paraît d’autant plus à souligner que femme et issue de la bourgeoisie aisée, c’est à dire doublement protégée des avanies du monde, elle serait en toute logique à même de faire partie de «(…) ceux qui ne se battent pas du tout(…) » et qui « (…)acceptent la souffrance et le carnage des autres », ou bien de cette «(…) partie de l’humanité(…) » qui « (…) s’amuse et s’enrichit(…) » aux dépens de «(…) celle qui saigne (…) ».

Dans le même mouvement, le personnage manifeste un courage certain puisque «(…) poursuivie par ces yeux hagards(…) » des blessés de guerre, elle ne se dérobe pas à cette vision de cauchemar mais choisit de la laisser pénétrer son esprit et son cœur. Malgré l’extrémité de l’ «(…)horreur », malgré le dégoût, Monique ne se détourne pas de « ces débris d’hommes » pour s’en retourner vers sa douillette existence de privilégiée, elle ne les supprime pas de sa mémoire comme l’on fait d’ «(…) un souvenir insupportable ». Si insupportable soit-il, «(…) ce spectacle-là(…) » l’incite au contraire à concrétiser la foi et la force de ses convictions, et de témoin attentif du climat de guerre, elle choisit d’y tenir un rôle actif :

‘« Elle a passé, brillamment, son examen de fin d’études, poursuivies entre ses incessantes, ingénieuses façons de se dévouer. Non seulement pour les convalescents d’Hyères, mais pour l’obscure foule en proie à tous les maux, dans le lit fétide des tranchées…(…)
Monique consacre son mois d’août à faire l’infirmière bénévole à l’hôpital auxiliaire, n° 37.  604 »’

En dépit de ses camarades, «(…) cette bande mondaine dont, malgré elle, elle fait partie(…) » et qui ‘« (…) la déclare une originale, voire une poseuse, parce qu’elle n’aime ni le flirt ni la danse ’ ‘ 605 ’ ‘»’, Monique montre alors cette inaliénable indépendance d’esprit qui l’aidera si précieusement à l’heure de la rupture avec ce milieu qui voudrait l’asservir et l’avilir. Indépendance d’esprit qui la guide vers la misère d’autrui et qu’elle conserve toujours quelques années plus tard, lorsque, devenue une jeune femme adulée du tout-Paris, les richesses déployées sans cesse sous ses yeux heurtent cette conscience sociale demeurée curieusement intacte malgré un art consommé des mondanités et une réussite professionnelle et financière croissante.

‘« La famine de la Volga, entassant aux portes des cimetières les enfants par monceaux de cadavres la misère poussée jusqu’au cannibalisme, cette vision des atrocités qui ravageaient un peuple dont le sang fraternel avait coulé, deux années durant, dans la commune boucherie, fit pâlir Monique…Les yeux baissés, elle songeait aux galas d’antan, aux tsars acclamés par Paris et aux présidents de la République fêtés dans les palais impériaux…C’étaient les millions (…) sur lesquels tous ces forbans s’étaient engraissés au passage et dont la créance avait sombré, au double gouffre de la guerre et de la révolution –, c’était cette gangrène qui avait pourri toute solidarité !
Sur ce débordement de catastrophes, Monique flottait, en plein désarroi…Cela, l’humanité, la vie ? … Partout le mensonge et l’oppression ! Et il y avait encore des gens qui osaient parler de principes ? … attester l’Ordre, le Droit, la Justice ! Quand ils ne pensaient qu’à s’emplir le ventre ou à soulager leurs génitoires ! (…)
Faillite de l’aveugle et lent bulletin de vote, dont la duperie avait pu permettre ces choses ! Elle comprenait presque, à cette minute, la bombe de l’anarchiste et son explosion de rage… (…)
Plus d’une fois déjà – au sortir des restaurants de nuits où des pantins et des marionnettes, portant des trésors en diamants et en perles, venaient en une heure de gaspiller devant elle de quoi nourrir, pendant un mois, tous les malheureux grelottant aux entours –, le spectre hâve, la vision révolutionnaire lui étaient apparus. Ils la hantaient ce soir avec plus d’insistance.
  606 » ’

Le personnage se montre également touché par une autre forme d’injustice sociale qui la concerne cette fois peut-être plus logiquement, à savoir ce qu’il est convenu de nommer l’inégalité des sexes :

‘« Il réfléchit :
‘‘(…) il y a des cas – le mien ! – où le mensonge est une intention pieuse…D’autres où il est une précaution nécessaire.’’
Elle railla :
‘‘Vis à vis des femmes ?
_ Et des hommes, compléta-t-il.
_ Allons donc ! Vous mentiriez à un de vos associés en affaire ?
_ Ce n’est pas la même chose.’’
Elle oublia sa propre souffrance. Elle s’élevait jusqu’à la douloureuse compréhension de l’immense drame qui oppose, depuis des siècles, l’esclavage des unes au despotisme des autres…Toute la révolte féminine s’indignait en elle. Elle s’exclama :
‘‘C’est cela ! Vos deux morales ! Une à l’usage des maîtres. L’autre bonne pour les servantes. (…)
_ Il y a une mentalité différente(…)
_ Notre pauvreté d’esprit ? Notre futilité ? Quand cela serait ? N’est-ce pas votre œuvre ? Mais non ! Cela n’est pas forcément, et toujours…Seulement vous continuez à vivre sur le même éternel préjugé, sans vous apercevoir que tout change.’’
Il ricana :
‘‘Le progrès ?
_ Simplement les conditions d’existence, qui nous forcent à évoluer…
_ Vers l’égalité, dites-le…En avant les grands mots !’’
Elle répéta avec une conviction profonde :
‘‘Oui, vers l’égalité…L’égalité que nous n’aurions peut-être pas souhaitée si ne nous l’aviez imposée vous-mêmes, et dont nous avons besoin aujourd’hui, comme du pain…comme du soleil ! …(…)’’
Ils s’affrontaient, haussés au-dessus d’eux-mêmes.
Il la regardait sans répondre, troublé malgré lui. (…)Toute l’armature de son éducation craquait, sous la secousse.
Devant cette révélation tragique d’une âme poussée au désespoir et que l’ordre même des choses, dont il avait été l’exécuteur, venait de condamner à l’anarchie, il descendait avec un peu d’effroi en lui-même. Il apercevait confusément tout ce que pouvait avoir de dangereux et d’inique l’exercice des privilèges dont on inculque à l’homme, dès l’enfance, l’instinct de souveraineté. Mais aussitôt l’orgueil des sens humilié, la vanité blessée aveuglaient ce faible jour. 
607 »’

Cette confrontation l’oppose à Lucien, son fiancé dont elle a découvert la trahison amoureuse ; trahison qui, heurtant «(…)son sens viril de l’honneur  608 », sera la pierre angulaire de sa décision de s’écarter définitivement de tout un univers si peu en accord avec ses propres choix. Réactivant dans ce dialogue et par la bouche de son héroïne les revendications naissantes du féminisme, Margueritte étaye sa double réputation d’écrivain et d’homme féministe et une capacité indéniable à une certaine remise en question, procédé peu compatible avec l’orgueil et que Lucien n’aura pas le courage d’approfondir, selon la mentalité alors régnante de ses congénères.

C’est ainsi que bénéficiant d’un esprit largement ouvert sur le monde, Monique est toute prête à accomplir le pas décisif qui marquera son émancipation.

On peut encore observer que cette dernière se signale en mineur dans sa soif d’apprendre :

‘« Elle a passé, brillamment, son examen de fin d’études (…)
Maintenant une existence nouvelle commence : Paris, les cours de la Sorbonne…(…)
Plus que jamais repliée sur elle-même, et de moins en moins mêlée à l’existence de ses parents, elle suit des cours de littérature et de philosophie, pratique activement les sports : tennis, golf, et s’amuse, le reste du temps, à modeler des fleurs artificielles…Un procédé à elle. (…)elle n’aime ni le flirt, ni la danse.  609 »’

Son dédain de la frivolité, son goût pour son propre enrichissement intellectuel, participent du même élan qui lui fait à toute force vouloir découvrir ce qu’on lui cache, qu’il s’agisse de la violence meurtrière des combats ou du mépris dans lequel sont tenues les femmes. Ainsi, sa prédilection pour ses études plutôt que pour « le flirt » ou « la danse » n’est point chez elle stérile vanité de savoir, mais correspond à un désir de connaître à fond la marche du monde, afin d’y tenir de son mieux une place que, parce qu’elle est femme, on lui refuse, mais qu’elle va s’employer à conquérir.

Emancipation familiale

Le fossé qui la séparera de ce monde qu’elle repousse, commence de se creuser pour Monique au sein de sa propre famille, elle-même parfait microcosme de cette société bourgeoise qui inspire une telle horreur au personnage. Derrière la jeune fille obéissante et respectueuse, Monique, éprise, révèle sa véritable nature, prompte à vivre selon ses propres règles, quitte à défier, sans aucun remords, l’opinion maternelle :

‘« Elle aime, et elle va se marier. (…)Le rêve s’est réalisé. (…)
Ingénument, elle s’est laissé prendre, elle s’est donnée toute, il y a deux jours, à celui qui est tout pour elle…Etreinte hâtive, douloureuse, mais dont elle garde une orgueilleuse joie… (…)
Elle a agi – puisqu’elle aimait – comme il le désirait. Elle est heureuse et fière d’être, dès maintenant, ‘‘sa femme’’, de lui avoir fait confiance, après cette preuve suprême d’abandon…Attendre ? Se refuser jusqu’au soir calculé des consécrations ? Pourquoi ? …Ce qui fait la valeur des unions, ce n’est pas la sanction légale, c’est la volonté du choix. Quant aux convenances! …Huit jours plus tôt, huit jours plus tard !
Les convenances ! …Elle sourit, avec une rougeur malicieuse, à imaginer le mot péremptoire sonner, dans la bouche de sa mère. Si elle savait ! … 
610 »’

Il faut également souligner qu’amoureuse et romantique, Monique ne saurait pour autant s’embarrasser d’un sentimentalisme douceâtre qui voudrait qu’une jeune fille se présente vierge à son mariage.

Plus tard, à la suite de l’infidélité de Lucien, c’est le courroux de ses parents réunis qu’elle provoque et qu’elle endure, en rompant des fiançailles qui se fussent révélées fort lucratives pour les affaires du père de la future mariée. Défiant non plus les préjugés conventionnels de sa mère, mais l’autorité paternelle qui menace de la jeter à la rue, Monique ne craint pas de répondre :

‘« ‘‘Ici je ne suis pour ma mère qu’une poupée…On en joue et puis on la casse ! Et pour toi ! pour toi ! …Moins encore : un bétail qu’on vend ! …La famille ! C’est du propre. Je n’ai besoin de vous ni de personne. Je travaillerai, je gagnerai mon pain.’’  611 »’

Phrase qui provoque l’ironie incrédule de son père car, ‘« (…) le travail de la femme (…) est mal vu. Dans le monde bourgeois, il est considéré comme une ‘‘déchéance’’ ’ ‘ 612 ’ ‘»’

Ayant conscience de n’être aux yeux de ses parents et de son fiancé, ‘« (…)que denrée inerte et tarifée(…) » qu’ « on (…) on se (…) passait de main en main, non pour sa valeur propre, mais pour simple évaluation marchande ’ ‘ 613 ’ ‘»’, nécessaire à des accords financiers en regard desquels elle est inexistante, Monique, avec éclat, brise pour elle-même le statut de victime expiatoire et résignée des lois et désirs paternels, masculins.

S’affranchissant elle-même d’une tutelle antédiluvienne, abolissant elle-même son propre servage, elle apparaît surtout novatrice en ce qu’elle affirme comme une évidence une donnée encore très balbutiante en cette année 1922, et qu’on pourrait définir comme le droit de la femme à disposer d’elle-même, sans la dominance, l’autorisation, ni même le secours d’un homme, qu’il soit père, époux ou amant.

N’ignorant pas la situation d’extrême précarité matérielle où la place sa décision, Monique accomplit dès lors un véritable acte de bravoure et, en idéaliste, considère uniquement la liberté immense que lui octroiera sa vie en dehors des carcans bourgeois :

‘« Ce qu’on en dira (…) ? Les conséquences ? … Je m’en moque. La société ? Je la récuse. Je romps avec elle pour vivre comme une indépendante, selon ma conscience ! Pour vivre, moi femme, comme…tenez ! ce que vous ne serez jamais : un honnête homme.  614 »’

Il est à noter que cette rébellion à « la société » est donc un indice de caractérisation du personnage dès avant son changement de vie et la porte, on l’a dit, à rejeter un monde et des êtres qu’elle considère comme malsains et corrompus :

‘« Elle avait le dégoût de ces réunions ‘‘bien parisiennes’’ dont l’éclat de surface ne lui cachait pas le cloaque…Corps à vendre, consciences à
acheter! 615 »’

Pleine d’un idéal de pureté morale pour elle-même et pour les autres (qui n’est pas sans évoquer la Bérénice d’Aragon), Monique entend suivre sa vie durant cette sorte d’instinct « antisocial » que lui reproche vertement sa mère car il marginalise cette jeune personne convenable et « conforme » que devrait être sa fille :

‘« ‘‘(…) avec tes façons de parler et d’agir au gré de tes seules inspirations, tu passes pour une toquée. Au fond, tu es un garçon manqué ! Regarde tes amies, Ginette ou Michelle. Voilà de vraies jeunes filles. Michelle surtout !’’
Monique reposa son verre. Elle avait failli s’étrangler. Et profitant de ce que la femme de chambre sortait :
‘‘Leur mari n’en aura pas l’étrenne !’’
Mme Lerbier gloussa, scandalisée. Elle eût voulu que Monique, tout en étant pas absolument une oie blanche, gardât jusqu’au mariage cette ignorance décente que discrètement la mère, à la veille du grand soir, éclaire.
616 » ’

Mais Monique ne se défera pas de cet esprit qui l’anime et la guide, puisque, ayant réussi à se donner la vie qu’elle désirait, elle aspire à transmettre à un enfant encore hypothétique, ses propres valeurs :

‘« Le monde acceptait de Monique Lerbier renommée et gagnant avec éclat sa vie, ce qu’il lui avait reproché, obscure et pauvre.
Ce consentement, fait de platitude et de servilité, ne lui apportait qu’une satisfaction : celle de pouvoir – ( sans l’estampille d’un compagnon, et d’un répondant ) mettre au monde, librement, un être libre, et l’élever dans le mépris d’usages et de lois qui l’avaient fait si cruellement souffrir.
Enfant naturel ? Et après ? … Il porterait, le front haut, le nom de sa mère. Elle le libérerait, dès les premiers pas, de la prison sociale. Elle lui apprendrait à aimer, sans hypocrisie, tout ce qui en vaut la peine, comme à ne rien aimer qui n’en soit digne. Elle lui épargnerait ainsi, avec les mots superflus, les maux inutiles.  617 »’

C’est ainsi qu’étant parvenue à s’extraire de sa « prison sociale » elle n’a d’autre choix, privée du soutien financier d’un homme, que d’assurer elle-même ses propres conditions d’existence ; l’émancipation sociale du personnage, fruit d’un désir ardent et d’une volonté irréductible, rejoint alors une dimension on ne peut plus concrète en prenant la forme d’une indépendance professionnelle.

Emancipation professionnelle

Ayant connu plusieurs mois durant un désespoir morne et las, Monique trouve pourtant le courage de surmonter sa déception amoureuse et, plutôt que s’enfermer dans la résignation, préfère trouver un refuge dans l’exercice d’un métier :

‘« On me conseille, comme un métier pas trop encombré encore, la décoration…J’ai envie aussi d’y adjoindre, grâce à l’argent de ma tante, un magasin d’objets d’art anciens…Je crois que je trouverai là, en même temps que de quoi achever de gagner ma vie, une occupation, – et, qui sait ? un divertissement.  618 »’

Il convient là encore de saluer le potentiel de volonté et d’énergie de ce personnage féminin. Certes, la décoration et l’art représentent des domaines d’activité subissant une connotation fortement féminisante, et on pourrait voir là une limite à l’audace de Monique qui ne va pas jusqu’à vouloir embrasser une carrière exclusivement réservée à une candidature masculine ; toutefois, une telle décision apparaîtrait peu vraisemblable dans le contexte historique du roman.

On peut en revanche noter que l’argent dont elle se sert pour lancer son affaire n’est pas l’argent d’un homme mais le legs testamentaire de sa tante, un être qui lui était équivalent dans le champ social ; ce qui libère la jeune femme d’une dette envers un quelconque « protectorat » masculin. Ceci semble constituer l’écho inversé d’un désir de Monique alors fiancée :

‘« Elle comptait sur la dot promise pour contribuer aux charges du ménage, pour subvenir, au moins, à ses dépenses personnelles…  619 »’

Malgré cette capacité annoncée du personnage à s’assumer sans le secours financier d’un époux, il convient de souligner la relativité de l’indépendance dont Monique serait alors en mesure de jouir : il s’agirait d’une fausse indépendance qui placerait la jeune femme sous la dépendance bien réelle d’un bon-vouloir masculin qui, s’il n’était pas celui d’un époux, serait celui d’un père. Le legs de sa tante permet ainsi qu’aucune intervention masculine ne soit à l’origine de sa « libération ».

Il est alors frappant de constater que Monique se détourne d’un schéma de réussite sociale dont la garantie résiderait en ses atouts féminins, chemin emprunté notamment par plusieurs des personnages féminins d’Aragon. On songera en particulier à Diane de Nettencourt dans Les cloches de Bâle, à Mary de Perseval ou à Rose Melrose dans Aurélien, puisque pour chacune d’entre elles, à la source d’une liberté immense et d’une position financière et sociale considérable se trouve un époux ou un amant dont elles « subissent » la perte avec faste ; songeons encore au personnage de Carlotta dans Les beaux quartiers, qui, embrassant une « carrière » de fille galante, échappe à un quotidien matériel sordide en séduisant le vieux et richissime Joseph Quesnel. Chez Colette, on a vu qu’Edmée considérait son mariage avec Chéri comme une fructueuse source d’avantages pécuniaires et sociaux ; a contrario on peut citer Julie qui, bien que dotée d’une beauté unanimement avérée par la gent masculine, a « (…)toujours refusé l’argent qui vient des hommes » mais ne songe à aucun instant (fierté d’aristocrate ?) à prendre un métier, préférant semble-t-il se retrouver aux prises avec une situation matérielle plus que délicate.

Le personnage de Victor Margueritte fait figure de contre-exemple et surtout de pionnière en ce que ses débuts ne sont en aucune manière redevables à l’influence d’un homme.

D’autre part, à titre peut-être moins anecdotique qu’il n’y paraît, on peut relever que le nom de la boutique du personnage, «Au Chardon Bleu », témoigne doublement de cette désobéissance à tous les diktats de la féminité puisque le chardon, plante offensive et sauvage, se trouve à mille lieux de la douceur et de la fragilité prêtées par exemple à la rose, fleur de la féminité ; de surcroît le bleu est depuis des temps immémoriaux la personnification chromatique du masculin.

C’est ainsi que Monique entame une vie professionnelle, fait rare pour une jeune bourgeoise, et, fait encore plus rare, cette existence tournée vers le travail est pour elle non synonyme de pénibilité, d’asservissement à une tâche mais est au contraire source de joie et de fierté, d’épanouissement personnel, contrariant alors les certitudes de la plupart des hommes ; en effet ‘« c’est un certain mode de vie, à l’intérieur, qui diminue l’énergie, et ce mode de vie doit être celui de la femme. Elle ne peut donc se déconditionner. Intérieur = femme, donc à l’intérieur on ne peut rien faire de grand, ou femme = intérieur, donc aucune femme ne peut faire quelque chose de grand, etc. (…)Ce ‘‘hors de chez soi’’, champ grand ouvert à l’activité la plus diversifiée, et partant la plus noble, sera réservée à l’homme, tandis que le ‘‘chez soi’’ sera réservé à la femme. ’ ‘ 620 ’ ‘»’

Progressivement Monique parvient ainsi à une véritable consécration professionnelle, et d’incarnation de l’émancipation féminine devient l’un des symboles de la réussite sociale au féminin, association lexicale faisant encore figure d’oxymore :

‘_ « Le Chardon Bleu (…) était lancé. (…) Sa renommée avait été (…) définitivement consacrée…
Monique Lerbier : sur l’entablement de marbre vert, qui étalait au-dessus des spacieuses vitrines, encadrées d’ébène, sa fastueuse enseigne, le nom désormais adopté du Tout-Paris étalait seul (…) ses fines lettres d’or. Après les mois pénibles du début, où elle avait vu son capital disparaître sans que la clientèle se montrât, voilà qu’en moins d’un an, la vogue aidant, la fortune commençait à venir…  621 »’ ‘_ « Les heures passaient avec une brièveté de plus en plus bousculée, à mesure que les affaires, l’une amenant l’autre, augmentaient le chiffre des revenus, et en même temps, la somme nécessaire d’efforts.
Il avait fallu étendre aux magasins voisins, dont elle avait pu s’assurer le bail, la longue plaque de marbre vert, et sur l’enseigne triomphale encadrer des mentions : Décoration, Curiosités, la firme aux sobres lettres d’or.  622 »’

Sa toute nouvelle liberté financière et sociale, jointe à son indépendance naturelle lui permettent d’agrémenter son existence de ce qui peut n’apparaître qu’un détail mais qui symboliquement consacre son insoumission aux mœurs puritaines :

‘« Menant (…) la vie de garçon – garçonnière comprise –, elle couchait aux hasards de l’aventure. Le plus souvent dans les deux petites pièces qu’à double fin elle avait aménagées à Montmartre. Au sortir des music-halls et des boîtes de nuit, où de nouveau elle se montrait assidue, c’était commode, cette salle de bain, et ce salon, meublé seulement d’un immense divan.  623 »’

Monique doit ainsi à la chance et aux rencontres mais surtout à sa propre capacité de travail une réussite qui lui permet enfin d’exister par elle-même, au point de voir son patronyme étroitement associé à son succès : elle crée ainsi « le style Lerbier  624 ». On peut tracer ici un parallèle entre elle et Julie puisqu’on a vu que cette dernière était celle qu’ « (…) en dépit de deux mariages on continuait d’appeler par son nom de jeune fille. » Tout comme nous avions souligné que Julie existait socialement sous sa propre identité, de la même manière Monique n’est pas reconnue par le microcosme parisien en tant qu’épouse de…, mais bien en tant qu’individualité socialement réelle ; elle possède ainsi son propre avenir plutôt que de partager celui d’un homme dont, selon l’expression courante et indéniablement réductrice, elle ne serait que « la moitié ».

On peut encore observer que cette même réussite sociale lui confère une autre sorte d’avantage :

‘« Une discipline souriante, mais ferme, régnait au Chardon Bleu. Il suffisait que ‘‘la patronne’’ parût, ordonnât. Les huit employés que comptait maintenant la maison ne prononçaient ‘‘Mademoiselle’’ qu’avec un respect religieux. Ils la considéraient, parce que, sévère, elle était juste…  625 »’

En effet, ayant défié et outrepassé l’autorité despotique d’un père pour ne s’en remettre qu’à ses propres règles et à ses propres lois, devenue «(…) patronne(…) », c’est au tour de la jeune femme d’exercer sa propre autorité, de faire « (…) régner(…) » la « (…) discipline (…) », d’« (…) ordonner(…) », d’être « (…)considérée(…)avec un respect religieux ». Cette propension innée à faire valoir sa propre volonté et cette capacité à la faire respecter d’autrui constituent l’élément qui va favoriser son émancipation d’une autre forme de tutelle largement admise socialement, peut-être la plus insupportable à la femme qu’elle est, à savoir la tutelle masculine dans le domaine amoureux.

Emancipation amoureuse

Comme elle a su résister à la pression bourgeoise qui la voulait frivolement aveugle sur les réalités du monde, à la pression parentale qui la voulait passivement docile, la pression sociale qui n’accepte pas d’emblée la réussite professionnelle d’une femme, Monique va s’employer comme elle pourra à résister à l’empire qu’entendront exercer sur son cœur et sur sa vie les hommes dont elle tombera amoureuse.

L’affliction profonde que provoque en elle la trahison de Lucien, son fiancé, ne la laisse qu’un temps amorphe et abîmée dans la douleur :

‘« Tout en elle avait chancelé, s’abattait. Avec son rêve d’amour broyé, sa foi pantelait, sous les ruines. Elle ne souffrait pas encore dans son orgueil, tant la stupeur l’accablait. Elle n’était qu’une seule meurtrissure. Elle eût voulu pouvoir sangloter, crier.
Puis, avec la conscience à demi réveillée, impérieusement l’envahissait une surprise d’enfant qu’on a frappé sans cause, et qui se révolte. Etait-ce possible ? Pourquoi ? Comment ? …  626 »’

Le chagrin n’interdit pas en elle la « révolte », réaction qui sans cesse l’anime, la fait avancer et sans cesse la sauve. Suivant la même impulsion qui la fait essayer de « comprendre » le « pourquoi », le « comment » de la guerre, et qui lui permet de surmonter son effroi pour se porter au secours des soldats blessés, là encore Monique choisit d’affronter, choisit de se battre ; elle choisit surtout de ne pas subir docilement l’humiliation qu’un homme, parce qu’il est homme et qu’elle est femme, croit pouvoir lui infliger impunément. L’héroïne de Margueritte se fait alors le porte-parole, le porte-drapeau, du fondement même de toutes les revendications féministes ultérieures en affirmant, déjà, le droit à l’égalité :

‘« ‘‘Je n’ai jamais menti à Lucien. J’avais droit à la réciprocité.’’  627 »’

Croyance profonde, inébranlable, mais non partagée par sa mère, laquelle se fait donc, si l’on peut dire, complice de ses propres bourreaux :

‘« Mme Lerbier sourit, avec supériorité.
‘‘Le droit ! Le droit des femmes ! air connu…’’  628 »’

Les convictions de Monique trouvent l’occasion de se concrétiser dans la première liaison qu’elle entretient avec un homme après ses fiançailles déceptives ; Régis Boisselot, malgré un discours libéral, est affecté d’une jalousie pathologique et demeure fondamentalement attaché à ses prérogatives de mâle qui ne sauraient accepter de n’être point le pivot de l’univers de la femme qu’il aime. La discorde s’installe ainsi progressivement au sein du couple et le premier élément en est constitué par un détail en apparence anodin :

‘« Ils avaient acheté, à mi-frais, une auto. (…) Elle eût voulu une voiture plus spacieuse et plus vite. Il s’y était opposé, tenant à conserver l’indépendance de sa quote-part. Il rageait assez, d’être forcé de la laisser conduire.
Myope et distrait, il s’était résigné à la voir au volant. Quelques leçons avaient suffi pour faire d’elle une chauffeuse adroite, et, de lui, un mécano consciencieux. Rôle inférieur dont il était le premier à plaisanter, pipe aux dents, mais qui au fond, sans qu’elle s’en doutât, l’humiliait.  629 »’

Il est intéressant de constater que cette scène rappelle un passage de Julie de Carneilhan dans lequel l’héroïne de Colette « (…) tenait le volant malgré l’appréhension de (…) » son amant. Chez Victor Margueritte, l’élément masculin est la victime d’un même préjugé inconscient mais qui dépasse la simple « appréhension » de se voir conduit par une femme, pour atteindre plus dramatiquement à un sentiment d’ « humiliation » provoqué par une situation à laquelle il «(…)se résigne(…) » comme devant une fatalité. Ce « rôle inférieur(…)» qui suggère par une logique implacable la supériorité de la femme, fait du personnage de Boisselot lui aussi, quoique d’une autre manière, une des incarnations de la fragilité masculine puisque ce personnage masculin est précisément fragilisé par la déstabilisation, voire l’effondrement qu’impose au statut du mâle dominant, la personnalité de Monique. Par une sorte d’ironie que soulignent Falconnet et Lefaucheur, les hommes « (…) ne cherchent à échapper aux rapports de domination que lorsqu’ils leur sont défavorables.  630 » Définitivement inapte à s’adapter à cette perte ou tout au moins, à ce partage, de l’autorité, Boisselot, comme Monique, se révolte et souffre dans sa certitude d’être depuis toujours et pour toujours le maître.

Voulant lui interdire «(…) les tentations(…)» liées selon lui à une liberté de mœurs qui heurte par trop sa morbide possessivité, son amant pousse Monique à se replonger dans l’activité professionnelle un temps délaissée mais lui octroie par là même, tout à fait malgré lui bien entendu, l’opportunité de, mieux que jamais, prendre «(…)la conscience de sa valeur (…)» et ainsi de s’extraire de l’attitude soumise à laquelle il entend la réduire :

‘« Elle s’était, sous l’influence de Boisselot, et dès les premiers temps de leur liaison, remise à son métier, où il voyait un dérivatif à toutes les tentations dangereuses qu’eussent pu apporter, aux heures où elle lui échappait, le vieux cercle coutumier : relations, habitudes. (…)
Monique (…)avait retrouvé avec plaisir ses crayons et ses pinceaux…Réintégration partielle mais suffisante de personnalité, pour que le calcul intéressé de Régis donnât le contraire du résultat attendu. En se retrempant dans le salubre courant du labeur, Monique y repuisait à mesure une énergie dont elle sortait comme d’un bain, la pensée nette et le regard clair. (…)L’occupation où son amant n’avait vu qu’un moyen de préserver, en se le réservant, un monopole d’autorité, rendait à l’âme qu’il eût voulu assujettir la conscience de sa valeur. (…)
Elle supporta moins facilement le despotisme dont Régis, involontairement, faisait abus. Une révolte grondait en elle (…)
  631 »’

La « révolte » qui s’empare une fois de plus, comme une seconde nature, de l’âme de Monique, initialise dans les rapports du couple une situation d’affrontement quasi perpétuel et transforme peu à peu les amants en ennemis, chacun opposant un refus toujours plus rédhibitoire de se rendre aux volontés et aux arguments de l’autre. Dans cette lutte de plus en plus acharnée, Monique, comme toujours, se révèle déterminée et sûre de ses droits :

‘_ « Amour et amour-propre se trouvaient (…)d’accord pour l’incliner à la patience. Par crainte d’exaspérer le maniaque, maintenant enclin à tout suspecter, elle consentit à ne presque plus le quitter. Elle renonça à la plupart de ses relations, de ses occupations. Elle se laissa accaparer, chaque jour un peu plus.
Il s’implanta en souverain, la relégua dans son ombre. Elle fut la gardienne de son travail. Elle l’accompagnait, lorsqu’il voulait sortir. Elle ne vit plus que ses amis, quelques peintres, des littérateurs d’avant-garde (…)
A la longue, cet isolement produisit fatalement son effet : Monique étouffait, comme dans une prison. Elle réagit, et leur paix apparente, brusquement, cessa.
‘‘Non ! protesta-t-elle, résolument, comme il voulait l’empêcher d’accepter à déjeuner, un dimanche, chez Mme Ambrat…Il y a deux mois que je refuse d’aller à Vaucresson, c’est idiot ! Tu finiras par me brouiller avec la terre entière.(…)’’ 
632 »’ ‘_ « ‘‘Je ne veux pas devenir la victime de tes lubies. J’entends régler seule, comme il me plaît, ma conduite.’’  633 » ’

De plus en plus discrédité par ses accès de violence, Régis, malgré de sincères efforts de raison, ne trouve aucun apaisement et finit par proposer le mariage à sa maîtresse, dissimulant mal le secret espoir d’une possession définitive. Mais la jeune femme, fidèle à elle-même, le perce à jour et refuse ce qu’elle considère comme une autre forme de prison inventée par un système social phallocrate :

‘« Le mariage ! Jamais ! Avec Régis moins encore qu’avec tout autre…Libre elle était, libre elle resterait ! Aussi bien qu’est-ce que cette légalisation, en soi, pouvait désormais lui apporter ? …Qu’ajoutait-elle aux unions heureuses ? Rien ! Et aux autres ? La corde au cou…  634 »’

De fait elle consacre une rupture devenue inévitable et, pour elle-même, salutaire.

C’est ainsi que l’histoire amoureuse du personnage se répète : brisant les illusions d’un fiancé puis d’un amant qui croyaient chacun pouvoir se constituer le dépositaire de son destin, Monique brise par là même une autre illusion fondatrice de la pensée misogyne : celle de la réalité du pouvoir de l’homme sur la femme.

Aussi, après avoir montré que Monique parvient à se libérer de la tutelle masculine au plan social et au plan sentimental, il nous paraît important, dans l’histoire de ce personnage littéraire, de montrer en quoi elle correspond aussi à la figure de l’émancipée plus précisément dans sa façon de concevoir sa propre sexualité.

Emancipation sexuelle

Comme nous avons montré que l’émancipation sociale de Monique s’origine dans l’annonce d’une personnalité très affirmée, de même il apparaît que son émancipation dans le domaine sexuel est permise par un état d’esprit qui la pousse à rejeter des principes moraux rigoristes qui voudraient régenter sa vie et celle de ses pareilles.

Ainsi que nous l’avons déjà souligné, Monique, fiancée et amoureuse, choisit de faire totalement abstraction de ces préceptes qui voudraient lui imposer la virginité jusqu’au mariage :

‘« Elle a agi – puisqu’elle aimait – comme il le désirait. Elle est heureuse et fière, d’être, dès maintenant, ‘‘sa femme’’, de lui avoir fait confiance, par cette preuve suprême d’abandon…Attendre ? Se refuser jusqu’au soir calculé des consécrations ? Pourquoi ? … »’

Certes, il est aisé de remarquer qu’elle accède ainsi au désir de Lucien mais son dédain de la pruderie bourgeoise, sans aucun doute, lui appartient en propre. Elle fait dans ce domaine également, figure de pionnière puisqu’elle affirme dans son discours une liberté que ses camarades dissimulent, se pliant, elles, au voile insidieux de la « décence », ou à tout le moins de ses apparences.

Le mépris opposé par Monique aux diktats des conventions morales l’incite également à se venger de l’infidélité de Lucien en se donnant au premier passant venu, comportement en totale contradiction avec celui qu’est supposée adopter toute femme « respectable » des années vingt au chapitre des mœurs.

‘« L’homme qu’elle aimait l’avait trahie. Elle prenait contre lui sa revanche. Revanche de liberté et surtout de franchise. (…)
Elle n’avait aucune honte, et aucun remords. Elle accomplissait un acte logique, un acte juste. Elle n’avait, pour ou contre son compagnon d’une heure, ni attrait, ni répulsion. (…)C’était quelque voyageur de passage, officier en permission…forme anonyme du hasard. (…)
Sous les caresses qui la parcouraient toute (…) elle tressaillait parfois de réflexes nerveux. Alors elle serrait les dents, pour ne rien livrer d’elle, que sa chair. Un âcre plaisir de vengeance la transportait, si plénier que toute pudeur en était, au fond de l’être, abolie.  635 »’

Ce qui est immédiatement perceptible dans ces lignes ne nous semble pas tant, une nouvelle fois, la revendication par Monique de son droit à l’égalité dans le couple, ni même sa capacité à obtenir sa «(…)liberté(…) » et à refuser d’être l’objet de la désinvolture machiste ; ce qui frappe particulièrement ici réside dans le fait que le personnage dément tout un catalogue de clichés douceâtres distillés d’ailleurs encore aujourd’hui sur une sentimentalité prétendument féminine, en vertu de laquelle une femme ne pourrait s’adonner au plaisir sexuel sans immanquablement y apporter un « investissement affectif », selon l’expression chère aux tenants de cette théorie. Nous retrouvons la dénonciation d’un tel préjugé sexiste dans La fabrication des mâles :

‘« Une femme qui pourrait séparer sexe et sentiment, comme les hommes le font facilement, une femme qui pourrait faire l’amour sans être sentimentalement éprise serait aux yeux des hommes un peu ‘‘dénaturée’’.  636 »’

Monique incarne de manière éclatante cette dénonciation puisque sans «(…)aucune honte(…) » ni «(…)aucun remords », elle choisit de faire régner sur cet instant d’intimité charnelle, «(…) l’anonymat (…) » et « (…) le hasard(…) ». Il est d’ailleurs intéressant de constater dans la figure de cet « (…) officier en permission(…)», une masculinisation du mythe de la passante, que nous avions déjà rencontrée chez Chéri. Monique agit en définitive exactement comme les hommes de son temps (souvenons-nous ici d’Aurélien et de Gilles, amateurs de la rencontre de hasard).

Même la «(…)pudeur(…) », donnée pseudo-féminisante par excellence, est ici «(…) abolie(…)», démythifiée. Choisissant de « (…)ne(…)livrer(…) que sa chair » elle prouve son aptitude morale à ne pas se sentir infériorisée par un quelconque sentiment, mais en l’occurrence à vivre, y compris dans le domaine sensuel, un rapport d’égalité avec l’homme au sein même du plaisir, seul lien unissant ici l’homme et la femme.

Certes on pourrait nous objecter que sa conduite est ici dictée par une subjectivité agitée par le chagrin et la révolte ; toutefois force est de constater que la jeune femme n’éprouve qu’indifférence envers celui qui n’est pour elle qu’un partenaire occasionnel ; seul l’anime « un âcre plaisir de vengeance(…) » dont on nous accordera qu’il est fort peu en accord avec une soi-disant tendance féminine à la sensiblerie.

Cette redéfinition de la psychologie féminine à travers le personnage de Monique, se poursuit à plus d’une reprise au cours de la deuxième partie du roman, qui s’ébauche dans les débuts de la toute nouvelle vie du personnage, menée « à la garçonne ». Sa vie amoureuse ainsi que son regard sur les hommes en est, pour un temps, radicalement transformée. En effet, Monique, en même temps que la liberté d’être elle-même, goûte avec un plaisir certain les amours saphiques :

‘« Les premières caresses de Niquette, en réveillant en elle une sensualité froissée à l’instant de naître, avaient laissé scellée, au fond de son cœur, la sentimentalité d’autrefois. Bien morte, croyait-elle. (…)
Mais elle était, en même temps, riche de trop de sève pour que ce qui ne bourgeonnait plus d’une sorte, ne jaillit pas d’une autre. Ainsi le plaisir l’avait amenée peu à peu, à une demi-révélation de la volupté. Minutes brèves, et au fond décevantes. Pourtant ces baisers, où la tendresse apitoyée se mêlait au trouble attrait d’une découverte, ne lui répugnaient pas. Sous le visage de la consolation, celui de la jouissance était confusément apparu. Monique gardait à Niquette la reconnaissance de ne lui avoir apporté l’une qu’après l’autre, en ne lui découvrant que petit à petit, sous la délicatesse de l’amie, la fougue de l’amoureuse…  637 »’

Amours dont, il faut le rappeler, elle avait pu découvrir les tous premiers élans à l’âge de quatorze ans :

‘« Elle a (…) pour grande amie Elisabeth Meere. Celle-ci (…) est, depuis trois ans, toujours éprise de Monique. (…)
Ce jour-là, on est en juin. La nuit vient. Il fait encore si chaud, dans le jardin, qu’on a la peau moite sous les robes. (…)
Monique entrouvre son corsage, puis élève ses bras nus, cherchant en vain quelque fraîcheur… ‘‘Zut ! voilà mon épaulette cassée !’’ La chemise glisse, montrant les seins. (…)
Zabeth dénude vivement sa poitrine dorée où s’érigent, dans une offre tacite, des fruits plus lourds. Elle en compare la forme allongée (…) avec le galbe satiné des seins de Monique. Sa main les englobe et doucement les caresse…
A la sensation agréable, Monique sourit sans l’analyser, et sans comprendre…Mais comme soudain les doigts de Zabeth se crispent, elle dit : ‘‘Finis ! qu’est-ce qui te prends ?’’ Zabeth rougit et balbutie : ‘‘Je ne sais pas…c’est l’orage !’’
Monique, pour la première fois, éprouve un trouble étrange. Elle referme vivement son corsage. 
638 »’

Comme il s’était fait le chantre de l’égalité sociale des sexes, l’auteur réaffirme cette égalité, dans un point de vue peut-être davantage encore révolutionnaire, au plan privé ; c’est ainsi que l’hypothèse d’une sentimentalité comme indice intrinsèque de la psychologie féminine, est donc cette fois clairement supprimée :

‘« Les hommes ! … Après en avoir eu d’abord, et farouchement le dégoût, puis le dédain, elle commençait à les prendre, de nouveau, en considération. Mais elle les voyait exactement sous le même angle qu’un garçon les filles : sans aucun vague à l’âme.  639 »’

Il est d’ailleurs intéressant de voir dans ce roman qu’il arrive parfois à l’homme lui-même de reconnaître en toute bonne foi chez la femme cette absence de mièvrerie, tout en lui admettant une réelle féminité :

‘« ‘‘(…)C’est vrai. Vous n’êtes pas comme les autres. D’abord, de plus appétissante…on peut courir ! Et puis, vous avez des façons de parler, d’agir…Carrément. Proprement… Bien que vous n’en fassiez d’ailleurs qu’à votre tête, hein ? …Mais avec vous (…) on doit rester camarades…’’  640 » ’

Cette absence de sentimentalisme chez le personnage ne cesse de se confirmer dans sa conception de l’acte sexuel qui n’est point pour elle acte amoureux ; on peut le voir sans la moindre trace d’ambiguïté dans la réaction qui lui vient après qu’elle a dansé un tango, danse propice entre toutes à un «(…)simulacre crûment évocateur de l’acte. » : l’auteur explique alors :

‘« Rouge encore et les yeux brillants, elle ne témoignait, dans sa satisfaction, d’aucune fausse pudeur. Elle se disait :
‘‘Après tout, ce n’est qu’un exercice de gymnastique…Mais tout de même bien agréable ! Je ne l’aurais pas cru.’’  641 »’

Ce faisant elle rejoint encore une fois, dans une nouvelle forme de parenté, Julie de Carneilhan dont nous avons souligné combien dans son appréhension directe, simple et dénuée de tout embarras romanesque, de l’acte sexuel, ce personnage de Colette nous semblait un personnage avant-gardiste au plan des mœurs. Surtout, Monique et Julie nous paraissent liées par une incontestable filiation dans leur attirance pour le plaisir physique puisque l’auteur de La Garçonne nous dit :

‘« A cette incessante représentation de l’acte sexuel, auquel le dérèglement des mœurs convie, dans les music-halls, les dancings, les thés, les salons et jusque dans les restaurants, une foule toujours grandissante, Monique, fatalement, avait pris goût.  642 » ’

Comme nous l’avons souligné chez Colette à propos d’Edmée et de Julie, Victor Margueritte aborde lui aussi la question du plaisir physique au féminin, avec une audace qui nous paraît d’autant plus à saluer chez lui, dont ladite question n’est pas censée à l’époque susciter l’intérêt, moins encore la sympathie.

Enfin, il nous paraît significatif de mentionner la réaction de Régis Boisselot face à cette revendication de la jeune femme du droit à disposer de son corps : il dénie violemment ce droit à Monique à plusieurs reprises, notamment dans une longue joute verbale où il laisse éclater toute l’étendue de la misogyne désapprobation que lui inspire un passé sexuel qu’elle ne lui a jamais caché :

‘« ‘‘(…)N’ai-je pas eu, avant d’être à toi, la loyauté de te confesser toute la triste vérité de ma vie ?
_ Je ne te l’avais pas demandé.
_Régis ! (…)Aurais-tu préféré que je me taise, et que, devenus amants(…)nous restions masqués ?
_ Peut-être.
_ Non, non ! Ni toi ni moi nous n’aurions pu ! Ou alors nous ne serions ni toi ni moi, et nous ne nous aimerions pas vraiment. (…)
Tu aurais voulu que je réponde à tes questions par de fausses assurances ? Que je me parjure ? … Car tu ne te serais pas contenté de mes paroles, tu aurais exigé mes serments ! …(…)’’
(…)Elle le prit aux épaules :
‘‘Tu n’as pas honte d’être méchant, d’être injuste ? …Regarde-moi, si tu m’aimes.’’
Il (…) murmura :
‘‘(…)Haïrais-je ceux qui t’ont possédée avant moi, si je ne t’aimais pas ? Uniquement ! Absolument !’’
Elle s’exclama :
‘‘Moi aussi je t’aime uniquement, absolument ! Que dirais-tu, cependant, si je te torturais, avec le souvenir de tes maîtresses ? (…)
Aucun rapport. (…)’’
Indignée, elle jeta :
‘‘Aucun rapport ? Explique-toi !’’(…)
‘‘Ce serait trop long.’’
Elle s’écria :
‘‘ Tu m’aurais ramassée sur le trottoir que tu ne me traiterais pas autrement ! Je ne suis pas une fille.
_ Non. Si tu étais une fille, une pauvre fille qui couche parce que c’est le seul métier que la société lui ait appris, je ne te tiendrais pas ce langage. (…) On a envie d’elle, simplement, comme on a envie d’une tranche de viande, ou d’un livre à feuilleter. (…)Et si (…) on se mettait à l’aimer (…) il faudrait être fou pour être jaloux des amants qu’elle a eus et qu’elle ne pouvait pas ne pas avoir ! D’abord on ne les connaît pas. (…)La foule, c’est anonyme…Mais toi, toi… (…) Qui te forçait à te donner (…) aux premiers venus ? …Sans parler
des autres, ceux que tu as eu la forfanterie de ne pas me nommer et ceux que tu as eu honte d’étaler, parce que tu sens bien que c’est du linge sale, et qu’il vaut mieux l’enfouir, dans le tiroir à clef ! …’’ (…)
Elle dit enfin :
‘‘(…) Tu viens de me dire : on n’épouse pas une fille ! …Mais(…)une veuve ou une divorcée, qui aurait pu faire les quatre cents coups, et dont tu ne saurais rien, sinon que tu l’aimes, l’épouserais-tu ?
_ Bien sûr…
_ Je ne comprends plus.’’
(…)Il ajouta :
‘‘ Une veuve, une divorcée ont généralement subi leur destinée. Elles en sont moins responsables que toi, de la tienne. Elles ont obéi à la loi.
_ Quelle loi ?’’
D’avance il l’entendit rire, trancha :
‘‘Eh bien, oui, ne t’en déplaise, la loi. Celle des hommes et celle de la nature.
_ De la nature ! Hymen, ô Hyménée ! …C’est cela, n’est-ce pas ?
_ Eh bien, oui, c’est cela.’’
Elle éclata d’un rire moqueur :
‘‘Quand je te le disais que tu étais un homme des cavernes ! La petite membrane, hein ? La tache rouge sur le drap de noces ! Et autour du lit les sauvages célébrant le sacrifice de la virginité ! …Va donc parler de ça aux jeunes filles d’aujourd’hui ! …Il court, il court, le furet, mesdames ! Tu retardes, Régis. Ah ! ah ! Le mari propriétaire ! Le saigneur et maître !’’
Il la prit par le bras :
‘‘Non ! Mais celui qui, mari ou amant, empreint votre chair à toutes d’une marque si profonde qu’ensuite c’est fini, vous demeurez, jusque dans les bras d’un autre, sa créature, sa chose !
_ Ah ! oui, l’imprégnation ! (…)’’
Elle eut un geste las :
‘‘A quoi bon discuter, d’ailleurs ? C’est tellement individuel, tout ça ! Il y a des mères qui mourront sans avoir connu l’amour…La femme ne s’éveille à la vie qu’après s’être ouverte au plaisir.’’
  643 »’

La réaction de Régis coïncide de manière troublante avec celle d’Espivant qui, on l’a vu, dit à Julie :

‘« ‘‘(…) Tu es le pré que j’ai tondu, que j’ai foulé ! Mais je te garantis que si d’autres en ont fait autant après moi, tu ne viendras pas ici me mettre sous le nez les marques qu’ils t’ont laissées ! ’’ »’

Elle concorde encore avec celle d’Aurélien qui, on l’a vu également, est indifférent à l’infidélité conjugale de Bérénice mais ne peut supporter la liaison de la jeune femme avec Paul Denis, cet amant choisi et non imposé, comme l’est Lucien, par « (…)la loi(…)des hommes et celle de la nature. »

A deux reprises, Falconnet et Lefaucheur apportent une analyse de ce réflexe de vanité mâle :

‘_ « Dans le sexe, plus qu’ailleurs encore, il faut être un chef. Le pouvoir s’y acquiert, en particulier grâce à l’exercice d’une capacité soi-disant biologique : la puissance sexuelle. La fille à qui l’on fait l’amour doit être subjuguée ; sinon c’est qu’on a pas été à la hauteur. Or, si elle est aussi libre de son corps, aussi avertie et expérimentée que l’est son partenaire, si leur échange se place à un niveau d’égalité sexuelle, la domination n’est plus possible.
La possession, puisqu’on dit ‘‘posséder’’ une femme au sens de faire l’amour avec elle, implique une inégalité dans la liberté de disposer de son corps et de son sexe. Pour pouvoir posséder une femme, il faut qu’elle-même ait déjà été dépossédée de quelque chose : de l’aptitude à jouir de sa propre sexualité. Aussi les mâles ne possèderont-ils vraiment, sous cet aspect, que les filles qu’ils auront initiées. Le plaisir qu’ils arriveront peut-être à leur ‘‘donner’’ malgré les défenses et les pudeurs érigées par une éducation de filles, leur reviendra sous la forme d’une reconnaissance éblouie, c’est à dire presque toujours d’une dépendance.  644 »’ ‘_ « C’est (…) par le sexe que l’homme pense imprimer sa marque ; aussi toute tromperie, même ‘‘limitée au sexe’’, le menace dangereusement, car l’amant, l’autre, risque de marquer, de prendre lui aussi possession (…) La femme est souillée, marquée par un autre. (…) De femme ou de maîtresse légitime, parée des attributs de la pureté et de la maternité, on la fait passer à catégorie de ‘‘moins que rien’’, de ‘‘putain’’, on se réfère aux banalités misogynes en usage (…)L’homme déçu, désarçonné, dépossédé, essaye de transformer sa souffrance, très réelle, en vengeance contre celle ‘‘qui a trahi’’ (…)
C’est pour éviter ce[s]sentiment[s]intolérable de dépossession, que de nombreux hommes préfèrent ne pas connaître les infidélités de leurs partenaires.  645 »’

Au-delà du fait que Régis confond absolu de l’amour et volonté de possession, il convient surtout de mettre l’accent dans ses paroles sur ce qui demeure à travers les siècles une constante misogyne et qui semble ici dénoncée par l’auteur, à savoir l’extrême difficulté ressentie par certains hommes (et aussi, summum de l’obscurantisme, par certaines femmes) à reconnaître aux femmes des besoins sexuels purement organiques et totalement dépourvus d’élan affectif. Il est d’ailleurs intéressant à cet égard d’observer que pour ce courant de pensée qu’incarne Régis, l’« anonymat » de la rencontre amoureuse est inacceptable dès lors qu’elle est le fruit de la décision délibérée de ce que les personnages masculins de Drieu nomme « une femme propre », une femme dont l’active vie sexuelle serait un choix assumé et non un « métier » ; tandis que ce même anonymat n’est jamais remis en cause dès lors que l’initiative en est masculine. Ceci conduit à évoquer à nouveau le mythe de la passante, femme croisée, convoitée, poursuivie et, toujours, dominée, femme fascinante pour tant de plumes misogynes, telles Baudelaire ou Drieu (tous deux exprimant d’ailleurs dans leurs écrits un même goût des amours tarifées), voire Aragon.

Ainsi dans La Garçonne, les liaisons d’une femme, si elles sont librement consenties, sont pour des hommes comme Régis Boisselot, «(…) du linge sale(…) » dont il convient qu’elle ait «(…) honte d’étaler(…) » et qu’«(…) il vaut mieux enfouir(…) ». Victor Margueritte retranscrit en définitive dans ces propos l’éternel préjugé discriminatoire qui valorise un homme menant librement sa vie privée et avilit une femme agissant de même.

Ainsi Monique apparaît bel et bien, dans la majeure partie du roman, une femme parfaitement capable d’assumer sa vie sans l’appui ni même – ni surtout – le consentement d’un homme. Comme on vient de le voir, cette capacité s’exerce pleinement au plan privé.

Ce qui conduit par là même à observer chez elle une relativité de son besoin de l’homme portée à un tel degré, qu’il confine à mesure de l’évolution du personnage (et du roman) à une indifférence de plus en plus méprisante vis-à-vis de la gent masculine. La désinvolture croissante avec laquelle la jeune femme repousse les avances de ses « soupirants » et le désagréable étonnement que provoque en eux ce recul, intègrent ce personnage féminin dans une incontestable situation de dominance sur l’homme, au plan affectif et surtout au plan charnel.

Pouvoir sexuel : la nouvelle donne

La première « victime » de la toute nouvelle libération de Monique, l’acteur Briscot, figure l’incarnation typique de cette révolution imposée à l’homme :

‘« Monique, par la rapide simplicité avec laquelle elle avait donné suite et fin à la passade, avait ébahi le comique. Si blasé qu’il fût sur l’inconstance des femmes, c’était la première fois qu’ayant lui-même le béguin, il se voyait semé de la sorte. En retrouvant le lendemain même, au dancing, sa conquête abandonnée aux bras d’un bel Américain, il n’en avait pas cru ses yeux. (…)
Monique, levant les yeux, aperçut Briscot au passage, et lui jeta un signe amical.
La danse achevée, elle le croisa (…) Briscot serra, d’un air vexé, la main qu’elle lui tendait, en camarade.
‘‘Compliments ! railla-t-il en désignant l’Américain ( …) Vous ne vous embêtez pas !’’
Elle avoua avec tranquillité :
‘‘Ma foi, non !’’
Et riant au spectacle de sa moue à la fois ironique et pincée :
‘‘Voyons, Briscot ! C’est donc si extraordinaire qu’en matière…d’amour – (elle hésita, ne trouvant pas d’autre mot, ) – une femme pense et agisse comme un homme ? Il faut vous faire à cette idée, et me prendre pour ce que je suis : un garçon.’’
Il eut, au bout des lèvres : une garce, et par politesse, acheva le mot :
‘‘Une garçonne, je sais.
La garçonne ! ’’ 646 »’

«(…) Ebahi (…)», «(…) vexé(…) », affichant une «(…) moue (…) pincée » Briscot est, du fait de la femme, soumis à un déplacement aussi brutal qu’inattendu de la supériorité dans les schémas de séduction ; supériorité qui appartenait en propre à lui et à ses congénères depuis la nuit des temps.

Il est intéressant de constater au sein de cette redéfinition des rapports amoureux, une donnée particulière : on peut considérer en effet que Briscot occupe un statut « féminin » dans la mesure où «(…) ayant lui-même le béguin(…) », étant donc l’objet d’un désagrément sentimental qui le fragilise, le met à la merci de la femme, il est «(…) semé(…) » et connaît donc à son tour une humiliante situation de demande face à l’indifférence d’un être uniquement préoccupé de son plaisir et peu disposé à un quelconque investissement sentimental. Selon cette optique Monique prouve une fois de plus la fausseté d’une quelconque concordance entre sensiblerie et féminité, par sa «(…) simplicité(…) » de «(…) camarade ». De surcroît, il convient de souligner cette « (…)tranquillité (…)» assurée, désinvolte de Monique, posant et imposant ses actes et sa pensée comme une évidence, voulant extraire de la sphère de l’ «(…) extraordinaire(…) » une situation qui, alors, l’est indubitablement, ne faisant que ressortir le désarroi de l’homme. Cherchant à inscrire ses droits dans une légitimité, on pourrait dire que le personnage inaugure une sorte de société nouvelle, débarrassée de la honte et de la culpabilité, au profit de laquelle la précédente, phallocrate, serait anéantie.

La jeune femme goûte alors à une liberté sexuelle au sein de laquelle seul le corps masculin est pris en considération ; l’homme n’est même plus un partenaire dans une relation que Monique domine intégralement, choisissant d’être à l’écoute de sa seule et unique volonté :

‘« Cette surprise de l’amour-propre masculin, devant ses détachements instantanés, avait grandement amusé Monique (…)
Bien que, familiarisée maintenant avec le plus normal et le plus sain des gestes, elle en ressentît (du moins quand son partenaire le lui savait donner) tout le plaisir que lui avait rageusement souhaité Briscot, – elle n’allait jamais au-delà de sa propre satisfaction, presque toujours ressentie avant que celle de l’autre ne s’achevât.
Alors, du même instinct brutal qui la première fois – dans cette chambre d’hôtel où elle s’était donnée, à un passant – lui avait fait rompre prématurément l’étreinte, elle repoussait l’homme, décontenancé. Elle voulait, non pas subir des maternités hasardeuses, mais n’avoir d’enfant que du père qu’elle aurait, entre tous, choisi…Même lorsqu’elle eût volontiers prolongé le jeu, il suffisait qu’elle perçût l’approche du spasme créateur pour que, volontairement, elle s’y dérobât, d’une secousse adroite.
Jusqu’ici (…) elle n’avait gardé qu’une indifférence un peu moqueuse pour ceux qui en avaient été moins le sujet que l’objet. Elle souriait, à la surprise ou à la mauvaise humeur dont, remerciés sans retour, ils accueillaient le congé.
Ce renversement des habitudes et des rôles – car Monique ne leur laissait aucun doute sur leur utilité secondaire – leur causait une humiliation ou une irritation qu’ils déguisaient mal.
  647 »’

Il est d’ailleurs étonnant de constater que Monique, femme, célibataire, et issue d’un milieu bourgeois, possède une parfaite connaissance des processus de procréation, des mécanismes du désir, et du fonctionnement anatomique de l’homme comme du sien. Cette connaissance théorique jointe à une non moins parfaite maîtrise pratique de ce savoir, font de Monique, sur un autre plan, l’emblème de l’indépendance féminine dans le domaine amoureux : en effet l’homme est tout juste profitable à un épanouissement féminin qui n’est que d’ordre sensuel :

‘« Elle n’était pas désireuse qu’il eût de l’esprit, même elle préférait, pour ce qu’elle en voulait faire, qu’il ne fût que ce qu’il était : une belle machine à plaisir.  648 »’

Comme on l’a observé à travers le personnage de Briscot, les schémas se renversent et l’homme est considéré de l’exacte façon dont il considère parfois la femme : uniquement dans sa fonction érotique.

Moins que jamais nécessaire à la femme au quotidien, l’homme, à cet instant du roman de Victor Margueritte, devient bel et bien accessoire. Progressivement Monique parvient à se libérer du dernier pouvoir par lequel l’homme était encore en mesure de l’assujettir, celui de lui faire « (…)subir des maternités hasardeuses (…) » (situation dont elle aurait été la seule victime), et la jeune femme choisit, décide, en toute autonomie, de devenir mère :

‘« Après tout, pourquoi ne jouir qu’à demi de la minute éphémère ? Pourquoi cette crainte absurde d’un risque, dont, indépendante à tous points de vue, elle ne devait de compte à personne ? …Oui, pourquoi pas un enfant ? …Un enfant qui tiendrait d’elle, et de son éducation, avec un corps robuste, l’âme qui façonne l’existence ! …Un enfant qui de ce père, oublié demain, n’hériterait que des dons magnifiques : la santé, la force…  649 »’

Définitivement destitué d’un quelconque rôle d’agrément que lui conférait encore le lien sensuel, l’homme ne demeure plus par rapport à Monique que dans une fonction purement organique, presque biologique :

‘« Le plaisir sans restrictions qu’elle commençait à connaître donnait à sa jeune soif de volupté un apaisement jamais las.
Jusqu’ici un sentiment confus d’infériorité, une rancune de soumission lui avaient, dans les bras qui l’avaient cru posséder, gâché la violence de ses sensations, si vive qu’elle avait pu être.
Ces hommes dont elle avait accepté ou désiré l’étreinte, elle s’en était toujours, au moment suprême de l’abandon, sentie la sujette, puisque d’eux plus que d’elle, dépendait la possibilité créatrice à laquelle elle se refusait encore.
Minutes enivrantes, mais précaires, auxquelles sa volonté de s’arracher, parfois même avant l’instant de leur perfection, non seulement enlevait de leur prix, mais ajoutait une amertume insatisfaite. Elle se sentait profondément humiliée à l’idée que de ces passants, dominateurs d’une seconde, toute sa personne dépendait, jusque dans l’avenir…
Et ce n’était pas que de sa propre vie, dont si elle n’y avait pris garde ils eussent été, même disparus, les durables maîtres ! C’était celle que neuf mois elle devait pétrir de sa chair, animer de son souffle. C’était le prolongement, la survivance d’elle-même ! …
Un tel risque, n’était-ce pas, de toutes les servitudes féminines, la plus mortifiante, la pire ? La maternité n’avait de raison d’être, et de grandeur, que consentie. Mieux : voulue.
Certes, elle eût pu, comme tant d’autres, éluder par quelque artifice préalable cette loi de la nature… (…) Monique avait beau sourire à cette idée qui, autrefois, n’avait fais que l’indigner. Le ridicule spectacle n’en soulignait que davantage l’hypocrisie et, à ses yeux, l’abaissement. Quant à se munir pour elle-même, – en même temps que de son rouge ou de sa houppette à poudre ! – de quelque préservatif, non, vraiment ! Cela la dégoûtait…(…)
Elle revenait aux lois naturelles, joyeusement acceptées. Elle y revenait, en égale.
Au délice de s’abandonner toute à la jouissance physique, s’ajoutait celui de l’amour-propre, doucement caressé. Pour la première fois Monique épanouissait complètement sa personnalité. D’avoir élu entre tous le plus beau, pour les Noces charnelles, et d’être, à l’Elévation, celle qui vraiment incarne, donnait à son orgueil, flatté d’asservir l’homme à son tour, une exaltation divine.
La reconnaissance du plaisir reçu, qui de tant d’autres achève de faire des esclaves éperdues, attendrissait d’une douceur gamine l’involontaire, mais constante manifestation de sa supériorité. Elle avait, de celle-ci, une telle conscience et, malgré elle (car elle n’était pas du tout vaniteuse), elle la laissa si souvent percer que, bientôt fatigué d’être réduit au rôle qu’il assignait d’ordinaire aux femmes, Peer Rys, gâté par d’innombrables succès, marqua vite son mécontentement.
Le sang sarrasin (…) n’inclinait que trop sa fatuité native, enflée en cours de route, à se rebeller contre une maîtresse qui se mêlait de vouloir l’être. (…)
Au bout d’un mois Peer (…) en avait assez. Danseur nu, il ne concevait une compagne que sédentaire et voilée. Monique, sans prétentions, lui eût semblé la plus délicieuse des camarades. Autoritaire, et (dans le désir où elle était qu’il lui fît un enfant) le confinant à une besogne d’étalon, elle devenait insupportable. 
650 »’

Devenue, par sa capacité tout aussi biologique à enfanter, «(…) celle qui(…) incarne(…) », celle qui transmet et façonne une vie, Monique s’extrait bel et bien d’un rôle simplement et mécaniquement géniteur, et par là-même dévalorisant ; rôle qui devient celui de l’homme dont l’investissement physiologique est évidemment moindre que celui de la femme dans les développements de la conception d’un enfant et dont l’importance se place sur un plan culturel.

C’est ainsi que Monique en vient à ne plus attendre de ses amants successifs qu’une participation biologique, ce qui pourrait légitimement consacrer son émancipation :

« Peer Rys rentré dans le cirque, Monique avait continué, avec confiance, sa propre route. Ce que l’un n’avait pu, quelque autre en serait capable. C’est ainsi qu’elle distingua, successivement, plusieurs reproducteurs.  651 »

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Nous choisissons ici d’émettre quelques réserves quant aux thèses généralement qualifiées de féministes qui sont censées se dégager du roman de Victor Margueritte ; réserves qui concernent également la figure de femme émancipée qu’illustre le personnage de Monique Lerbier. De fait, nous rejoignons pleinement Annelise Maugue qui, elle aussi, remarque :

‘« (…) l’auteur tient deux discours en même temps, présentant l’émancipation sexuelle de Monique tantôt comme une profitable expérience, tantôt comme une erreur pardonnable (…)  652 » ’

Et en effet le roman abonde en passages qui marquent une désapprobation certaine de l’auteur vis-à-vis de son personnage dans le champ sexuel et sentimental ; désapprobation qui trace inévitablement des limites à son indépendance et qui, de ce fait, signale que l’auteur est à plusieurs reprises dans une évidente contradiction avec ses propres théories.

Initialement pourtant, comme le souligne Annelise Maugue, ‘« (…)La Garçonne avec son titre significatif (…) accrédite l’idée que la femme de l’après-guerre, la femme produite par la guerre, mènerait sa vie aussi librement qu’un garçon, aussi librement qu’un homme…Ce qui fit le succès et le scandale du roman de Margueritte, ce n’est pas la réussite sociale de Monique (…) mais sa liberté de mœurs : elle prend avant de se marier, un amant, des amants. Elle met en œuvre concrètement les thèses avancées en 1908 par Léon Blum, à savoir qu’une jeune fille pouvait ‘‘jeter sa gourme’’ avant de convoler, comme un garçon. Ainsi transgresse-t-elle l’ultime interdit, celui devant lequel s’étaient arrêtés les romanciers et dramaturges d’avant-guerre, dont les héroïnes, sauf à se constituer en figures maléfiques, ne prenaient d’amants qu’après le mariage (et un mauvais mariage). ’ ‘ 653 ’ ‘»’

Néanmoins le « (…)double discours(…) » qu’elle perçoit est évident dès le début du troisième chapitre de la deuxième partie de l’œuvre, celle qui précisément narre l’émancipation polymorphe de Monique. Si Victor Margueritte revendique avec une audace méritoire, pour son héroïne, le droit au succès professionnel, le droit à enchaîner les «(…) passades(…) », le droit au plaisir et le droit à l’homosexualité, voici que décrivant l’habileté de la jeune femme à « se dérober (…) au spasme créateur(…) » et ainsi à faire fi du plaisir de l’homme, l’auteur considère «(…) l’indifférence un peu moqueuse(…) »que son personnage oppose à ses partenaires masculins comme le signe de «(…) petites revanches qui, d’abord, avaient flatté sa tenace rancœur(…) », sous-entendant qu’elle est guidée par ses sentiments blessés et non par une « indifférence » à l’homme, qui ne saurait être totale et sincère.

Lorsqu’il fait observer qu’ « (…) à force de l’avoir voulu, elle était devenue, physiquement et moralement, [l’] égale(…) » des hommes, aussitôt après, il évoque chez son personnage «(…) un sentiment informulé(…) » qui serait présent «(…) dans l’âpreté de sa revanche(…) » et dont l’auteur se demande s’il ne s’agirait pas d’un sentiment de « (…)solitude(…) 654  ».

Dès lors, l’hypothèse (qui s’apparente chez lui à une certitude) est lancée : le bonheur pour une femme, sans l’amour voué à un homme, est inconcevable. Partant, le droit au plaisir physique pour la femme demeure chose légitime et normale si, et seulement si, elle est portée vers son partenaire même anonyme par un minimum de « camaraderie » ; dès lors que l’homme commence à être victime de cette « indifférence un peu moqueuse », dès lors que l’auteur évoque la « (…)supériorité morale sur les hommes(…)» de Monique dont elle-même est «(…) persuadée(…) », aussitôt l’auteur parle immédiatement de « (…)sa blessure cicatrisée (…)», de sa «(…) peur d[e] souffrir si à nouveau elle se laissait prendre(…) » à l’amour.

Ainsi Margueritte peut manifester une grande compréhension du désir de Monique de concevoir seule un enfant et de ne considérer les hommes que comme des « (…)reproducteurs » ; mais il semble que ce ne soit que pour mieux insister sur l’idée qu’un enfant constituerait « (…) une compagnie et un but de toutes les heures (…) 655 », serait le «(…) centre des jours solitaires et de ces heures vides que travail ni volupté (…) ne parvenaient à combler…  656 » de ce personnage féminin qui, cela ne fait aucun doute pour l’auteur, ne peut être que désespoir, privée qu’elle est de l’évidemment indispensable tendresse masculine. Ce faisant, Victor Margueritte porte un rude coup à l’indépendance et à l’autonomie dont il a pourtant voulu doter le caractère de son héroïne.

Ceci devient flagrant lorsqu’il est établi par l’auteur que « Monique élançait, vers son rêve de grossesse, la même frénésie de complément, la substitution sentimentale que tant d’épouses malheureuses recherchent dans la maternité.  657 » Le terme même de « complément » illustre à lui seul le frein qu’impose l’auteur à son personnage, réactivant par ce terme le mythe utopique de l’androgyne selon lequel chaque être serait la moitié d’un autre ; Monique ne serait en l’occurrence que la moitié d’un homme, elle ne serait donc, selon toute évidence, pas « complète », pas elle-même sans un homme. Toujours dans cette optique, l’absence de l’amour d’un homme dans sa vie, cruelle carence, devrait immanquablement trouver une « substitution ».

Dans le même esprit, voici comment est interprétée une déclaration d’indépendance et d’égalité, porteuse d’accents d’inspiration indéniablement féministe, faite par le personnage principal :

‘« Mme Ambrat contempla tristement le teint plombé, les bras pendants. (…)
_ Pourquoi une femme, qui n’a ni mari, ni enfants (…)s’embarrasserait-elle de scrupules que les hommes n’ont pas ? (…) Chacun sa vie !  658 »’

Ce discours émancipateur est pourtant (comme par hasard) prononcé par une Monique au «(…) teint plombé(…) », aux «(…)bras pendants(…) », une Monique «(…)contemplée tristement(…) » par son amie Mme Ambrat, elle-même édifiant exemple d’épouse méritante, avisée et vertueuse.

D’autre part, il est également remarquable que cette nouvelle Monique renvoyant de la célibataire l’image même de la désespérance, aboutisse au terme d’une remise en question à ni plus ni moins que la négation de ses acquis sociaux, personnels et professionnels :

‘« Elle n’avait rien conquis, avec la liberté. Son travail ? A quoi bon, s’il n’alimentait que sa désolation ? Elle n’avait trouvé dans le plaisir qu’un faux-semblant de l’amour. Si elle ne pouvait avoir d’enfant, que lui restait-il ?
Se leurrer plus longtemps ne servait à rien : tel était, dans sa netteté cruelle, le bilan du passé. Ruine dont elle n’avait rien sauvé. (…)
Elle se dit : l’avenir ! Et découragée elle laissa retomber sa main…Elle ne voyait en elle et autour d’elle que solitude, et puis vieillesse.
  659 »’

Comment ne pas juger pour le moins stupéfiant cette conclusion établie par un personnage féminin qui a pourtant souhaité ardemment une «(…) liberté(…) », un «(…) travail(…) », qui s’est pourtant battue pour les obtenir, qui a pourtant plus d’une fois revendiqué la légitimité d’un poids social au féminin ; autant de victoires remportées qu’elle foule aux pieds en raison d’une solitude affective…

Tout ce qu’elle a pourtant «(…)conquis(…) » en réussissant à s’imposer, femme, au cœur d’une société phallocrate, tout cela n’est «(…) rien(…)» en regard de la présence d’un homme et d’un enfant, double présence qui, en ce début de vingtième siècle, serait presque à coup sûr synonyme pour elle d’aliénation sociale …

Les avancées qu’elle ne doit qu’à ses propres qualités de ténacité et de persévérance, ont permis à Monique de s’extraire de la sujétion sexiste à laquelle la destinait son éducation bourgeoise, et partant, ont également réorienté un «(…) avenir(…) » qu’elle envisage sombrement ici mais qui, si elle n’avait choisi de lutter, s’annonçait comme une prison pour cette « (…)jeune fille délurée(…) », habitée par une «(…) révolte contre le mensonge social ». Cet avenir a matérialisé tous ses espoirs de liberté et d’indépendance à une époque ou une extrême minorité de femmes peut se permettre de seulement en nourrir de ce genre ; néanmoins, délaissée au plan amoureux et incertaine quant à ses capacités procréatrices, Monique demeure étonnamment aveugle sur les privilèges caractérisant son mode de vie.

C’est alors qu’apparaît dans sa vie Régis Boisselot, qui, dans ces moments de profond abattement, incarne un espoir de bonheur. L’amour de cet homme est présenté par le romancier, sans qu’aucune ambiguïté ne soit permise, comme le souverain bien pour Monique :

‘_ « Elle se sentait presque une personne nouvelle. La soudaineté de l’attaque avait porté un tel coup à l’ancienne Monique, dispersée et morne, que celle-ci, vaincue, avait touché terre.
L’indifférente aimait. Elle aimait quelqu’un de sain, de digne, de fier. Elle aimait moralement autant que physiquement. Elle avait du coup repris pied, sur le sol ferme. L’amour, seul champ fécond de l’existence !  660 »

_ « (…)de l’heure où ayant connu Régis elle l’avait élu, rien ne subsistait, plaisir ou peine, de ce qu’elle avait pu, à travers d’autres, ressentir. De sa halte à Rozeuil, elle était repartie, renouvelée. Une Monique heureuse, et qui, sachant le prix du bonheur, le voulait garder.
Une autre femme…
  661 »’

Comment ne pas relever que, transfigurée par cet amour au point de devenir « une personne nouvelle », Monique rejoint une position d’infériorité induite par sa vulnérabilité affective dont vient la sauver un homme «(…) sain (…)digne (…) fier » ? En outre, on peut constater que «(…) l’ancienne Monique(…) », celle qui jouissait au plan social, matériel et quotidien de la liberté d’être elle-même, celle qui n’obéissait qu’à ses propres lois, cette Monique-là était une Monique «(…)déchue(…) » qui, impérativement, devait «(…) toucher terre(…) » pour que se relève «(…) sur le sol ferme » une « autre femme », renaissant à elle-même par la grâce d’un viril amour qui daignerait se pencher noblement sur son infortune.

C’est ainsi que, dans ces «(…)deux discours(…) » qu’observe Annelise Maugue, l’auteur de La Garçonne aboutit à un certain nombre d’antinomies touchant au fonctionnement psychologique du personnage principal ; chacune se développe particulièrement, nous semble-t-il, dans les deux derniers chapitres du roman entre Monique et le professeur Blanchet, intellectuel avançant comme son père fictionnel, des théories féministes.

En effet, après que Blanchet s’est sacrifié pour sauver la jeune femme de la balle que Boisselot, éconduit, lui destinait, le lecteur a la surprise de découvrir «(…) auprès de Blanchet, évanoui(…) », une Monique «(…) en proie à une crise nerveuse  662 » (réactivant d’ailleurs par là-même un cliché de la sensiblerie féminine), la même Monique qui à l’âge de dix-sept ans n’a pas craint de «(…) faire l’infirmière bénévole à l’hôpital(…) » auprès des blessés de guerre, qui a pu ainsi être « (…)familiarisée avec la souffrance(…) » et qui ne s’est pas dérobée à son «(…) indicible horreur(…) ».

Au plan privé, une même contradiction domine en vertu de laquelle Monique, dans les bras de Blanchet, déplore ainsi :

‘« ‘‘Comme je regrette ! soupira-t-elle…Comme j’aurais voulu vous apporter un cœur qui n’aurait jamais battu que pour vous !
_Vous pleurez !
_Oui, je pleure sur la petite Monique, sur sa fraîcheur que je n’ai plus ! Je pleure en pensant à la joie qu’elle aurait, si vos bras étaient les premiers qui l’enlacent ! …’’  663 »’

Sidérant revirement pour une femme qui à peine quelques mois plus tôt ne craint pas, évoquant sa propre vie privée tumultueuse, de s’affirmer en estimant légitime que dans ce domaine « (…) une femme pense et agisse comme un homme », une femme qui surtout a su s’insurger contre le culte du « (…)sacrifice de la virginité(…) », qui a su se révolter contre un amant qui entendait qu’une femme devienne la «(…)créature(…) », la «(…) chose(…) » de l’homme qui aurait «(…) empreint [sa] chair d’une marque profonde ».

Dans le même mouvement, Monique, jeune femme à la sensualité naguère épanouie, se sent habitée dans les bras de l’homme qu’elle aime par «(…) une sorte de pudeur qu’elle n’avait jamais éprouvée.  664 »

Mais surtout, la fière et volontaire Monique qui, tout le reste du roman, n’a de cesse de clamer son irréductible désir de «(…)vivre comme une indépendante, selon [sa] conscience », qui affirme que l’égalité des sexes est une nécessité pour les femmes au même titre que «(…)le pain(…)le soleil », voilà qu’amoureuse, la jeune femme rejoint à la fin du roman, comme l’observe Annelise Maugue, «(…) la gratitude et l’adoration (...) 665 » vis à vis de Blanchet :

‘«(…) il caressa le front rayonnant, les fins cheveux cuivrés :
‘‘Ne crains rien ! tu seras aimée.
_Vous êtes si bon ! dit-elle passionnément. Il me semble que je suis dans un nid où nulle tempête ne peut plus m’atteindre…Nous sommes à la cime de l’arbre et, autour de nous, il y a la solitude de la forêt…’’  666 »’

Il est tout d’abord aisé de se rendre compte que le vouvoiement adopté par l’une et le tutoiement adopté par l’autre dans ce dialogue digne d’un roman de midinette, traduisent si l’on peut dire, le renversement du renversement des modes de relation de couple qu’avait pourtant souhaité initialiser Victor Margueritte dans son roman. Et cette caricature s’observe ici jusque dans le rapport à la parole : chez l’homme il se fait sur un mode bref et concis (quoique implicitement déclamatoire), tandis que la femme exprime dans le détail, en s’appuyant sur une imagerie mièvre, sa reconnaissance éperdue qui ne fait qu’alimenter l’évidente condescendance de son soupirant. De surcroît, comme l’a également noté Annelise Maugue, Blanchet bénéficie, particulièrement ici, d’un «(…)prestige chevaleresque(…) » car bien entendu la fonction de protection lui est entièrement dévolue, tandis que Monique n’a plus qu’à s’en retourner à son statut de pauvre petit objet délicat et fragile, ayant fini, dans les bras de son viril rempart, de craindre la «(…)tempête(…) », elle qui a su, qui a pu, tenir tête à des parents tyranniques, à une société réticente et à un amant violent, autant de « tempêtes » affrontées seule.

Une « (…)nouvelle(…) » Monique apparaît en effet au lecteur qui peut ainsi avoir le sentiment d’une dualité du personnage dans son rapport à l’homme, incapable d’une réelle liberté de mouvement et de pensée dès qu’elle tombe amoureuse. On peut considérer alors qu’amoureuse, Monique se retrouve (et avec un bonheur pour le moins surprenant…) sous l’emprise de l’homme ; sa réaction la plus aberrante nous semble se cristalliser dans cette phrase qu’elle adresse à Blanchet :

« Je vous dois tout, je vous appartiens…  667 »

Il semble licite de considérer pour le moins illogique cette réaction émanant de la même femme qui, dans les débuts du roman déclarait à l’homme qui l’avait trompée et dont elle était jusqu’alors très amoureuse :

« (…) je ne vous suis rien, je n’appartiens qu’à moi…  668 »

Ces deux phrases sont d’ailleurs sur le plan lexical en opposition presque terme à terme.

De surcroît, au-delà du caractère irrationnel de cette inédite aliénation volontaire à un homme, il nous semble que la phrase adressée à Blanchet procède d’une invraisemblance tant il est incontestable que si Monique doit effectivement la vie à cet homme, il n’est pour rien dans le cheminement tout à fait personnel qui a permis à la jeune femme de devenir un être humain à part entière et non une docile épouse de la bonne société parisienne.

Cependant, mue par cette même impulsion, Monique, conquise, en vient à envisager d’épouser celui qui n’est toujours pas, parce qu’elle s’y refuse, son amant (inattendue et récente chasteté) :

« Monique sourit… (…) Mme Blanchet ? …(…) Pourquoi pas ? …  669 »

Comble du revirement chez elle qui, fiancée amoureuse, déniait toute «(…)valeur(…) » à «(…) la sanction légale(…)», pour qui «(…)la mairie et sa célébration officielle (…) cela n’ajoutera rien à son bonheur(…) », qui plus tard se révolte contre l’idée du «(…) mari propriétaire(…) », qui voit le mariage comme un moyen pour l’homme de l’asservir, qui, en forme de conclusion, décide alors :

« Le mariage ! Jamais ! (…) Libre elle était, libre elle resterait ! Aussi bien qu’est-ce que cette légalisation, en soi, pouvait désormais lui apporter ? … Qu’ajoutait-elle aux unions heureuses ? Rien ! »

D’autre part, ce que nous voyons comme une sorte, si l’on peut dire, d’évolution régressive, s’observe jusque dans divers détails en apparence futiles mais qui nous paraissent véritablement porteurs d’une symbolique révélatrice.

Tout d’abord, voici que Monique renonce dans les toutes dernières pages du roman à sa coiffure « à la garçonne », coiffure restée pourtant dans l’Histoire du féminisme, véritablement emblématique :

« Les cheveux courts, c’est bon pour les garçons.  670 »

Cette phrase prononcée par « la garçonne » et qui établit une frontière bien distincte entre ce qui sied aux hommes et ce qui sied aux femmes, est d’ailleurs l’écho parfait de la mentalité timorée et, si l’on peut utiliser le terme, « réactionnaire », de ceux dont Monique cherchait pourtant jadis à se libérer. Il est encore frappant de constater à cet égard que le romancier qui prête cette phrase à Monique est le même qui dans les débuts de la deuxième partie de son roman affirme par le biais d’un autre de ses personnages, que « cette coiffure (…) aujourd’hui, pour la femme, c’est le symbole de l’indépendance, sinon de la force.  671 ». S’en étonner serait oublier que malgré ses velléités d’écrivain progressiste, Victor Margueritte est et demeure un homme du début du vingtième siècle. Comme tel, ses réactions sont dictées sans doute par toute une série de réserves inconscientes ainsi explicitées par Evelyne Sullerot :

‘« Le différent fait peur à l’homme (…) mais sans doute moins que la remise en cause des différences. (…) La peur de l’indifférenciation est plus forte encore que la peur du différent (…)
Minimiser caractéristiques secondaires, différences, spécificités, concevoir chaque être comme un potentiel semblable élargit à coup sûr le champ mental, mais c’est aussi, dans une certaine mesure, une menace d’autodestruction. (…) l’homme [se sent] moins homme. (…) Si sa personnalité se limite à une manière de vivre ses caractéristiques (…) d’homme opposé à femme (…) la peur du vide s’installe. (…)La redistribution constante des tâches crée des troubles profonds, car, jusqu’ici, dans l’Histoire humaine, il n’a point existé de société sans signes artificiels distinctifs entre hommes et femmes, qu’il s’agisse de vêtements, de rôles ou de tâches. (…)
Puisque cela n’a jamais existé, c’est que cela ne peut exister, pense confusément la majorité, qui (…) admet l’ordre artificiel de division des signes et des rôles entre hommes et femmes comme un ordre naturel. Toute remise en cause lui est pénible et angoissante. Elle se traduit merveilleusement par cette petite phrase qui en dit long ‘‘Où allons-nous ?’’ Où allons-nous si filles et garçons s’habillent et se coiffent (ou se décoiffent) de la même façon ? Où allons-nous si des femmes s’occupent de politique et des hommes de mode ? Que certains hommes aient plus de goût que certaines femmes pour la mode et que certaines femmes aient plus de goût pour la politique que certains hommes n’entre pas en ligne de compte, dans cette réaction primaire. 
672 »’

Falconnet et Lefaucheur corroborent cette analyse en expliquant :

‘« Chaque sexe semble (…) posséder sa vérité naturelle et intangible ; il y a des hommes et des femme ‘‘vrais’’. Les arguments d’ordre historique ou anthropologique qui montrent la relativité de ces prétendues natures sexuelles n’y feront rien : notre civilisation étant exaltée comme la civilisation, nos normes sont vécues comme les seules naturelles.  673 »’

Le contraste entre la Monique libre et la Monique amoureuse se vérifie encore dans son élaboration d’un nouveau projet professionnel :

‘« J’ai envie de lancer ça : Tcherbalief et Lerbier, modes.  674 »’

Ce faisant le personnage se soumet davantage encore à une pression sociale misogyne qui impose comme une donnée psychologique soi-disant féminisante le fait que l’intérêt d’une femme (a fortiori si elle est jolie et élégante) se fixe immanquablement et spontanément sur des futilités, et en aucun cas sur un domaine susceptible de lui conférer une utilité sociale ou économique qui l’intégrerait au sein des enjeux mondiaux. Il faut en effet constater avec Evelyne Sullerot que ‘« contraintes constamment à de nouvelles définitions de plus en plus éloignées de possibles justifications naturelles, nos sociétés ne continuent pas moins de trouver des preuves que tel métier est masculin et tel autre féminin, alors même que l’étude des physiologies comparées des deux sexes n’a plus rien à y voir. (…) ’ ‘ 675 ’ ‘» ’

Enfin l’amour ramène Monique à intégrer une définition de la féminité non seulement caricaturale mais également dominée par ce carcan bourgeois qu’elle a tout fait pour écarter d’elle.

En effet après l’incident dont Blanchet fut la (consentante) victime voici que Monique apparaît vêtue d’une robe qui, nous précise l’auteur, est «(…) décolletée à peine(…)  676 », elle dont chaque homme admirait naguère la sensualité, elle qui par deux fois dans les chapitres précédents nous est décrite dans une tenue vestimentaire fort peu caractérisée par une quelconque réserve, qu’il s’agisse « (…) d’une robe-chemise en lamé d’argent, d’où le buste et les bras émergeaient, offerts, tandis que la lourde étoffe sur tout le reste plaquait(…)  677 » ou d’une robe justement ornée d’un « (…) décolleté d’où jaillissaient la rondeur des épaules, les bras de statue vivante, le dos velouté.  678 »

Son abandon de toute sophistication se poursuit encore dans le fait qu’avec cette robe si sage, Monique arbore « (…)pour tout bijou, au bout d’un fil d’or, la petite balle de plomb (…) » qui a failli tuer Blanchet : la jeune femme « (…) n’eût pas changé, pour le plus beau diamant, cette petite chose inerte qui, baptisée du sang de Georges et du sien, les avait marqués du

même signe. Trait d’union mystérieux. »  679 ». Monique est à présent habitée de préoccupations sentimentalistes au détriment de tout souci d’élégance ou même de séduction, abolissant du même coup la part concrète de sa féminité. Il nous semble qu’il faille surtout voir dans ce désir d’une sanctification (au propre comme au figuré) de sa relation amoureuse, non pas tant la fusion de deux êtres «(…) marqués du même signe » qui exprimerait leur « union »mystique, mais plutôt, mais surtout, la dissolution, c’est à dire la suppression, de la femme dans son amour pour l’homme ; amour dont la pierre angulaire sera leur vie durant cette dette qui inféode indéfectiblement la première au second, cette dette que viendra sans cesse rappeler «(…)cette petite chose inerte(…) » mais lourde de sens que Monique porte à son cou, et que nous sommes tentés de comparer au collier porté autrefois par les esclaves antiques ; la seule différence (mais quelle différence…) est qu’ici l’esclave s’impose sa propre servitude.

Il est d’ailleurs instructif de constater que ces modifications qu’elle apporte à son apparence sont avalisées par l’auteur lui-même pour qui «(…) son allure assagie(…) », sa « (…)réserve charmante(…) », participent d’ « (…)une apparence plus féminine(…)  680 », sous-entendu plus conforme à une norme sociale qui attend d’une femme qu’elle conserve cette « sagesse » et cette « réserve ». Etrange conception de la femme et de la féminité pour un auteur ayant pourtant souhaité élever au rang d’exemple une héroïne caractérisée par l’audace et l’esprit de rébellion. Comme l’observent Falconnet et Lefaucheur, ‘« les hommes qui refusent de se conformer à l’image traditionnelle du mâle viril n’en continuent pas moins à rechercher des femmes ‘‘féminines’’ (…) une femme ‘‘charmante’’ fait partie de l’ensemble des attributs d’après lesquels on vous juge et vous situe. ’ ‘ 681 ’ ‘»’

Ainsi donc on peut considérer que Monique par amour – et avec quelle exaltation – renonce à être elle-même, renonce à elle-même. Partant, elle se situe vis à vis de l’homme qu’elle aime, dans un rapport d’inégalité flagrante qui se fonde au fil des dernières pages sur le mode constant de l’abaissement volontaire.

Voilà donc Monique se faisant « (…)l’infirmière improvisée(…)  682 » au chevet de Blanchet blessé, incarnant par conséquent la figure féminine sacrificielle par excellence. Plus tard, elle observe dévotement le visage tant aimé :

‘« Elle interrogeait, d’un regard avide, ces traits où la souffrance ajoutait une noblesse. Ils entraient en elle, ils s’imprimaient si fortement sur la cire ardente de son offrande, qu’ils effaçaient, en les recouvrant, tous les visages du passé.  683 »’

Ce «(…) regard avide(…) » se fait plus proche de la contemplation que de la simple et tendre observation ; mais on note surtout ce souhait «(…) ardent(…) » de voir les «(…) traits(…) » de l’autre « (…)entrer en elle(…) » jusqu’à s’y «(…)imprimer (…)» si intimement que l’âme de Blanchet semble s’emparer de l’âme de Monique qui n’est plus qu’ « (…)offrande(…) ».

Rien ne vient interrompre ce mouvement d’abdication de soi qui au contraire va croissant. On ne peut en effet que constater les effets que l’amour produit sur Monique, naguère si pleinement sensible à ‘«(…) la douloureuse compréhension de l’immense drame qui oppose, depuis des siècles, l’esclavage des unes [les femmes] au despotisme des autres[les hommes] »’. A présent, Monique, femme amoureuse, devient la vestale de celui qu’avec une ferveur extatique qui nous semble bien éloignée de l’amour, elle perçoit comme « (…)l’arbitre[de]sa vie(…)  684 », «(…) le juge souverain(…)  685 ». Désormais elle ne vivra plus que pour mériter l’amour de Blanchet dont bien sûr elle se juge indigne :

‘« Cet homme si beau, si intelligent, si bon, et qui pour elle avait offert spontanément sa vie, – aurait-elle assez de toute la sienne pour reconnaître son sacrifice ? Elle se sentait une pauvre chose, salie, diminuée.  686 »’

Force est de reconnaître ici une forme de discrimination sexiste alimentée, comble de l’ironie, par Monique elle-même : au panégyrique enflammé de l’homme aimé, fait pendant, sur l’ancestrale balance inégalitaire, un autoportrait moral avili par un passé amoureux naguère vécu fièrement, aujourd’hui motif de déchirants remords :

‘« La délicatesse qu’il mettait à la vouloir conquérir, – comme s’il ne l’avait pas déjà conquise toute, et d’un coup ! …cette élégance de souhaiter ne la tenir que d’elle, la tourmentaient d’un scrupule inverse. Etait-elle digne d’un sentiment pareil ? Ne lui apportait-elle pas une âme flétrie ? …Un corps public ? Méritait-elle cet immense bonheur ?  687 »’

A nouveau Margueritte intègre son personnage dans un mouvement d’incohérence en lui faisant déplorer en la Monique d’autrefois ce «(…) corps public(…) » pour lequel, comme on l’a dit, elle a pourtant revendiqué comme une légitimité, le plaisir, appuyée en cela par son auteur qui considérait un droit pour elle (et partant, pour toute femme) d’être «(…) familiarisée (…) avec le plus normal et le plus sain des gestes(…) » ; familiarisation qui soudain, inexplicablement, devient salissure, et par laquelle l’ancienne Monique passe de la sphère sociale de l’émancipation à celle (implicitement présente dans l’expression « corps public ») de la prostitution.

L’attitude que Monique assume maintenant avec la même fierté n’est plus la volonté de vivre par et pour elle-même selon ses propres choix, mais celle de vivre à travers l’homme qu’elle aime, pour lui et selon la conduite qu’il saura, même tacitement, lui imposer. Car nous percevons chez le personnage de Blanchet une étroite correspondance avec un type de personnage qu’Annelise Maugue nomme «(…)le héros libéral(…) » et dont elle décrit en ces termes le rapport à la femme et au couple :

‘« (…) le héros libéral consent à épouser une femme affligée d’un passé, une femme qui n’est plus vierge ni de corps ni de cœur. (…) tout est fait pour que les héroïnes ‘‘distinguent’’ (…) le héros libéral des tristes sires dont l’univers est encore peuplé. (…) Voilà le héros libéral constitué en allié indispensable contre les despotes et les brutes. N’est-il pas juste et nécessaire à la fois de passer avec lui un compromis, de lui consentir des concessions en échange des siennes ? En octroyant aux femmes leur dû, que tant d’autres leurs refusent, ne se crée-t-il pas des droits ? (…)L’ambiguïté de la position libérale apparaît ici très clairement. En venir à dire que le renoncement à certains pouvoirs constitue désormais le meilleur moyen, le seul peut-être, d’être aimé et heureux en amour, voilà indiscutablement une avancée considérable. Mais il y a façon et façon d’aimer et quand nous sont décrits de manière détaillée les rapports qui s’instaurent au sein de ces couples modernes et modèles, la mutation masculine s’avère moins profonde qu’il n’y paraît d’abord. (…) Certes le héros libéral consent à épouser une femme pourvue d’un passé (…) mais la franchise ici est toujours unilatérale : jamais il n’est demandé compte au personnage masculin d’un passé dont sa conformité au modèle viril implique pourtant l’existence. Et comment la femme oserait-elle lui en demander compte ? En envisageant de l’épouser en dépit de ses errements antérieurs, le héros libéral la place d’emblée en situation de débitrice : quelque chose de la thématique du pardon et du rachat resurgit fugitivement. (…)son renoncement à des pouvoirs qu’il pourrait conserver le rattache au mythe chevaleresque : c’est un don gratuit, un don gracieux…qui mérite du coup d’être remboursé au centuple. Pénétrée d’admiration et de gratitude, la femme renaît à l’adoration en même temps qu’à l’amour et rend librement tout ce qui lui a été si généreusement accordé.  688 »’

Et en effet toute cette analyse s’avère l’exacte description de la nature du lien qui se crée entre Monique et Blanchet puisque la jeune femme se perd sans retour dans l’adulation sacralisée de l’homme aimé devenu démiurge :

‘« Remuée jusqu’au fond des souvenirs, la lie remontait en elle…Elle avait un besoin de s’accuser, de s’excuser…Pourtant elle venait de payer assez cher une franchise dont la jalousie de Régis lui criait encore l’imprudence et le danger. Mais cette confession qu’elle avait faite à l’ami et dont l’amant avait tant souffert, ne la devait-elle pas, quoi qu’il en pût coûter, à celui qui, ayant sauvé sa vie, en était devenue l’arbitre ? …Soif mystique de s’humilier, en punition de son orgueil. La révoltée d’autrefois devant le mensonge et la brutalité de l’homme, la garçonne orgueilleuse se retrouvait femme, et faible, devant la grandeur du véritable amour. 689 »’

Monique, dans sa « soif (…)de s’humilier (…)» fait apparaître ici ce qu’évoque Annelise Maugue : « (…) le leitmotiv de l’orgueil, ce péché majeur d’une créature [la femme] dont on n’attend que docilité.  690 »

Entrant en amour comme on entre en religion, Monique cherche à expier «(…) la lie (…)» de sa vie passée par une «(…) confession(…) » et s’apprête à se perdre dans une sorte de païen et masochiste mea culpa, adressé à cet homme qu’elle « (…) écoutait, comme la pécheresse écoutait le Sauveur  691 » et motivé par « (…)un besoin de s’accuser (…)» de l’offensant péché d’avoir disposé de son propre corps.

Enfin on peut observer un fait patent, à savoir que pour Victor Margueritte, comme le dit Annelise Maugue, « (…) la grandeur de la femme réside précisément en sa faiblesse.  692 » Que penser d’autre en effet de la condamnation qui perce de manière plus ou moins tacite à travers le qualificatif d’ « (…)orgueilleuse(…) » dont l’auteur gratifie ici une héroïne dont il a valorisé à de nombreuses reprises dans son roman l’indomptable ténacité à refuser de subir toute forme de joug masculin ? Faut-il comprendre que pour cet écrivain dit féministe être femme c’est être faible, sous-entendu, plus faible que l’homme, comme semble fortement l’indiquer sa formulation ? Faut-il comprendre que toute femme réellement féminine doit à sa féminité de se plier pieusement à l’état de subordination qu’implique toute faiblesse, seul état qui lui permettra de connaître les joies «(…) du véritable amour (…)» dont « (…)la grandeur (…)» évidemment la dépasse, elle, la «(…) pauvre chose(…) » ?

Il semble d’autre part curieux que pour lui ce «(…)véritable amour(…) »détienne une «(…) grandeur(…) »qui dépasserait l’être humain (en l’occurrence bien sûr représenté ici par la femme), soit donc un sentiment qui exigerait de la part de cette dernière le déni du plus élémentaire « orgueil », plutôt que d’être un mode de relation à l’autre fondé sur un quotidien à la mesure humaine.

L’humilité apparaît comme le seul moyen possible pour une femme de conquérir et de garder l’amour d’un homme. Obéissante disciple de son mâle créateur fictionnel, Monique le comprend aisément ; aussi, à moins de cinq pages de la conclusion d’un roman dont le titre apparaît au lecteur de plus en plus ironique, aboutit-elle à une ultime incohérence intime :

‘« Moins absolue, moins orgueilleuse, je n’aurais pas, par une nuit comme celle-ci…J’en ai tant, tant de honte !  693 » ’

Car on est bien contraint d’observer que le sentiment de « (…)honte(…) » qui s’empare ici de l’âme éperdument amoureuse de Monique, ce sentiment concerne cette nuit où elle s’était donnée à un inconnu, acte dont elle n’éprouvait alors, rappelons-le, « (…)aucune honte ni aucun remords(…) » mais qu’elle considérait au contraire comme «(…) une revanche de liberté(…) » et comme «(…)un acte juste(…) » puisqu’il s’agissait de refuser la fourberie d’un fiancé déloyal. Monique réagissait alors à l’ «(…) irrésistible commandement de l’orgueil(…) », ce même orgueil qui s’avère répréhensible à la toute fin du roman mais que, curieusement, Victor Margueritte faisait apparaître dans sa narration de cette nuit-là comme une réaction nécessaire et salvatrice puisque destinée à restaurer la dignité bafouée de son personnage.

Enfin, nous abordons plus brièvement un autre postulat de l’auteur concernant la question féminine : ce dernier nous semble marquer une très nette et a priori très surprenante contradiction avec les affirmations que nous venons d’analyser et qui visaient à démontrer que la femme n’est rien ou si peu sans un homme pour veiller sur sa vulnérabilité intrinsèque.

Voilà en effet que par deux fois, toujours dans cette dernière partie, l’auteur se livre à une véritable apologie de la femme :

‘_ « S’il ne dépendait que de notre volonté, soyez certain que les choses n’iraient pas si mal. Ce n’est pas nous qui aurions laissé d’abord faire la guerre ! Il y aurait aussi, si nous avions voix au chapitre, moins de bistrots vendeurs d’alcool, moins de taudis faiseurs de tuberculose, moins de prostituées donneuses de syphilis. Et il y aurait plus de maternités et plus d’hospices. Il y aurait surtout plus d’écoles !  694 »’ ‘_ « Toutes, elles portent en elles une force bienfaisante, en puissance…Puissance de paix, de justice et de bonté. Force qui s’épanouira !  695 » ’

Double et édifiant éloge en vertu duquel la femme constituerait le souverain bien de l’humanité, soustrayant le monde à l’influence désastreusement néfaste de l’homme ; ce dernier est bien évidemment sur cette terre l’unique ferment de désordre, de débauche, de médiocrité et de déchéance, par sa tendance sous-entendue comme ontologique au mal, au vice et à toutes les turpitudes, tendances dont serait miraculeusement préservée cette quintessence de pureté, de générosité et de sagesse qu’incarne la femme.

Cette survalorisation du féminin dont le corollaire est automatiquement une dévalorisation sans retour du masculin, nous semble s’apparenter à un argumentaire soumis à une forte connotation démagogique, eu égard aux théories du romancier sur la psychologie féminine que l’on vient d’analyser.

Si l’on voulait pousser plus loin notre hypothèse, peut-être pourrait-on faire remarquer que les valeurs philanthropiques (« paix », « justice », « bonté ») dont le professeur Vignabos souhaiterait nimber sa vision idyllique de la féminité, si on les considère selon leur versant perverti ou tout au moins négatif, ces valeurs ne nous semblent dès lors guère éloignées des attributs de passivité et de docilité. Quoi de plus rassurant en effet qu’une femme éprise de paix, de justice et de bonté, qui ne se risquera donc pas à des velléités d’intérêt pour les domaines politique ou économique ce qui menacerait à coup sûr la mâle conquête du pouvoir.

Nous sommes portés à voir étayer notre hypothèse par les paroles de Mme Ambrat pour qui les bienfaits d’une action féminine au pouvoir se déverseraient assurément sur les «(…) bistrots(…) », les « (…)prostituées(…)», les «(…)maternités(…) », les «(…) hospices(…) » et les «(…)écoles(…) ». Partant, Mme Ambrat voue ses paires à la sauvegarde de la morale sociale et au soin des enfants. Ceci amène selon nous l’auteur à un double dessein: d’une part entériner le désintérêt masculin pour toute morale ou pour le monde de l’enfance (s’étonnera-t-on encore, après cet discours insinuant, d’une déficience, avérée ou non, de la « fibre paternelle », chez tout homme influencé par de tels sophismes ?), d’autre part, pour rejoindre notre démonstration, attester l’incapacité foncière de la femme à s’intéresser à tout autre univers que l’univers domestique, unique domaine sur lequel elle peut étendre un règne dont l’homme – et avec quelle grandeur d’âme ! – est tout prêt à reconnaître l’avènement.

Falconnet et Lefaucheur observent en l’occurrence :

‘« On voit pourquoi l’image que les hommes se font de la ‘‘ vraie femme’’ comporte autant d’aspects de douceur et de fragilité, de soumission, par opposition à la réussite professionnelle. La ‘‘nature’’ féminine colle parfaitement au rôle qu’on destine à la femme. (…) Pour garder leur précieuse féminité, les femmes doivent savoir rester à leur place, conformément à leur nature, et ne pas être trop autonomes ni trop intelligentes.  696 »’

Ainsi donc il nous apparaît que pour Victor Margueritte, cet ardent défenseur de la cause féministe, la femme est ange tutélaire dès lors qu’elle sait préserver l’image du « sexe fort », mais démon fornicateur dès lors qu’elle décide d’exclure de sa sphère privée le pauvre mâle à la sensibilité à fleur de peau…

Si l’on s’étonne de la dualité de cet écrivain autoproclamé féministe et, par-là même, libéral, que l’on se reporte à l’explication d’Annelise Maugue qui synthétise admirablement cette dualité que, pour notre part, nous résistons difficilement à qualifier d’hypocrisie :

‘« Rien ne reflète mieux la crise de la masculinité que la réflexion libérale, si fermement installée dans la contradiction. Situés de fait dans une problématique égalitaire mais arrêtés toujours quelque part dans leur élan par l’attachement au pouvoir, les libéraux restent aveugles à l’incohérence de leur discours. (…) Bien qu’ils décrivent une adaptation très réelle de l’homme à la société nouvelle comme à l’ ‘‘Eve nouvelle’’, ils ne la reconnaissent pas comme telle : ce n’est pas l’homme qui change, mais la femme qu’il laissera peut-être, dans sa générosité, se hisser jusqu’à lui.  697 »’

Enfin, il nous semble opportun d’inclure dans cette figure d’émancipée déceptive qu’incarne Monique, les trois personnages féminins de Colette que nous avons analysés précédemment. En effet, qu’il s’agisse de Léa ou même d’Edmée et de Julie (ces deux dernières nous paraissant pourtant à plusieurs égards l’illustration de l'autonomie féminine), force est néanmoins de constater une évidence : l’histoire de Léa, demi-mondaine affranchie, n’est ni plus ni moins que l’histoire de la détresse profonde d’une femme délaissée par son amant au point qu’elle s’impose sa propre relégation, la hautaine indépendance d’Edmée est fortement temporisée par la vénération que lui inspire le Dr Arnaud, et l’autogestion à laquelle est si farouchement attachée Julie fait exception concernant la passion masochiste qu’elle porte au baron d’Espivant.

Libres et fières ces figures féminines de la première moitié du vingtième siècle ? Certes oui… du moins tant qu’un homme ne les a pas assujetties d’un mot, d’un regard ou d’un geste tendres…

Or donc, qu’Aurélien, Gilles et leurs frères de souffrance, que tous se rassurent : la fragilité masculine n’a rien d’irrémédiable et la phallocratie a encore de beaux jours devant elle. Les femmes leur en font la promesse…

Notes
593.

La Garçonne, Paris, Flammarion, collection « Le livre de poche », 1968, p. 36

594.

ibid, p. 69

595.

ibid, p. 161

596.

ibid, p. 162

597.

ibid, p. 187

598.

ibid, p. 194

599.

ibid, p. 195

600.

ibid, p. 50

601.

ibid, p. 27-28

602.

ibid, p. 35-36

603.

ibid, p. 57

604.

ibid, p. 36-37

605.

ibid, p. 37

606.

ibid, p. 223-224-225

607.

ibid, p. 149-150-151

608.

ibid, p. 113

609.

ibid, p. 36-37

610.

ibid, p. 39

611.

ibid, p. 142

612.

Evelyne Sullerot, in Histoire et sociologie du travail féminin, op. cit. p. 140

613.

op. cit. p. 136

614.

ibid, p. 146

615.

ibid, p. 97

616.

ibid, p. 69

617.

ibid, p. 213

618.

ibid, p. 160

619.

ibid, p. 70

620.

Evelyne Sullerot, in Histoire et sociologie du travail féminin, op. cit. p. 32

621.

op. cit. p. 186-187

622.

ibid, p. 212

623.

ibid, p. 235-236

624.

ibid, p. 193

625.

ibid, p. 188

626.

ibid, 111-112

627.

ibid, p. 128

628.

ibid

629.

ibid, p. 293

630.

in La fabrication des mâles, op. cit. p. 56

631.

ibid, p. 297-298

632.

ibid, p. 307-308

633.

ibid, p. 311-312

634.

ibid, p. 339

635.

ibid, p. 115-116-117

636.

op. cit. p. 87

637.

op. cit. p. 169

638.

ibid, p. 33-34-35

639.

ibid, p. 170

640.

ibid, p. 173

641.

ibid, p. 176

642.

ibid, p. 181-182

643.

ibid, p. 300 à 305

644.

in La fabrication des mâles, op. cit. p. 97-98

645.

ibid, p. 131

646.

ibid, p. 182-183

647.

ibid, p. 184-185

648.

ibid, p. 199

649.

ibid, p. 200

650.

ibid, p. 202 à 205

651.

ibid, p. 211

652.

in L’identité masculine au tournant du siècle, 1871-1914, op. cit. p. 214

653.

ibid, p. 213-214

654.

op. cit. p. 195

655.

ibid, p. 201

656.

ibid, p. 213

657.

ibid, p. 214

658.

ibid, p. 231

659.

ibid, p. 215-216-217

660.

ibid, p. 282

661.

ibid, p. 292

662.

ibid, p. 356

663.

ibid, p. 367

664.

ibid, p. 368

665.

in L’identité masculine au tournant du siècle, op. cit. p. 216

666.

op. cit. p. 368

667.

ibid, p. 372

668.

ibid, p. 147

669.

ibid, p. 374

670.

ibid

671.

ibid, p. 161

672.

in Histoire et sociologie du travail féminin, op. cit. p. 26 & 28-29

673.

in La fabrication des mâles, op. cit. p. 76

674.

op. cit. p. 376

675.

in Histoire et sociologie du travail féminin, op. cit. p. 28

676.

op. cit. p. 378

677.

ibid, p. 195

678.

ibid, p. 222

679.

ibid, p. 378

680.

ibid, p. 373

681.

in La fabrication des mâles, op . cit. p. 77-78

682.

ibid, p. 360

683.

ibid, p. 362

684.

ibid, p. 366

685.

ibid, p. 379

686.

ibid, p. 362-363

687.

ibid, p. 365

688.

in L’identité masculine au tournant du siècle, op. cit. p. 198 à 203

689.

op. cit. p. 365-366

690.

in L’identité masculine au tournant du siècle, op. cit. p. 129

691.

op. cit. p. 366

692.

in L’identité masculine au tournant du siècle, op. cit. p. 131

693.

op. cit. p. 380

694.

ibid, p. 327

695.

ibid, p. 383

696.

in La fabrication des mâles, op. cit. p. 79

697.

in L’identité masculine au tournant du siècle, op. cit. p. 206-207