CONCLUSION

Les œuvres que nous avons choisi d’analyser sont toutes, à des degrés divers, des romans construits autour de la guerre, des romans dont la guerre constitue tout à la fois la genèse, le pivot, la trame ; la plupart porte donc les constantes inflexions douloureuses d’un personnage masculin, proie pathétique d’une intimité sans fin avec cette période de l’Histoire mondiale qui pour eux est l’histoire de leur vie tout entière. On peut d’ailleurs rappeler ce mot d’Aurélien pour qui elle n’a été ‘« ‘‘(…) qu’un seul, terrible et long collage…’’ »’ (A, p. 255), métaphore trop claire d’une union indéfectible et éternelle, comme une noce maudite et démoniaque.

Mais parler de la guerre, parler de ses désastres, de ses infamies, de ses horreurs, c’est parler de ceux qui la subissent et ceux-là sont avant tout ceux qui la font, jouets misérables de volontés toutes puissantes et à l’abri, ces soldats, bourreaux parfois, complices souvent, victimes toujours. Parler d’eux, de ces soldats bien moins machines de guerre que chair à canons, c’est inévitablement parler des hommes, de l’homme, du mâle et de son destin, ce destin sur lequel pèse la plus effroyable des menaces : être un homme, c’est, peut-être, un jour, être un soldat. Lorsqu’en 1914 comme en d’autres temps l’hypothèse se mue en certitude, lorsque le risque devient évidence, alors surgit, dans une ironie perverse, le détournement de cette loi du plus fort, fondatrice et gardienne de tant de privilèges jalousement préservés et qui, en temps de guerre, obéit à cet aboutissement si monstrueusement logique.

Ces hommes que sont avant tout les soldats, ces individualités qui ont signé de leur sang cette page funeste de notre Histoire, ces êtres dont leur masculinité faisait (et fait encore)des êtres prédestinés, prédestinés à la souffrance et à la mort, la majorité des auteurs que nous avons retenu ont choisi de les évoquer longuement, chacun à sa manière ; de ces pages, nous avons voulu retenir tout particulièrement la détresse poignante qui se dégage, celle de ces personnages masculins qui subissent leur masculinité comme une damnation, indépendamment d’autres personnages qui la revendiquent orgueilleusement.

On a tenté de montrer également que le soldat, figure traditionnellement héroïque dans le champ social comme dans le champ littéraire, est parfois, lorsqu’il revient à l’arrière, totalement désorienté. Dès lors il ne saurait plus apparaître comme l’incarnation de la force mais plutôt comme celle de la faiblesse.

Cette faiblesse revêt deux aspects principaux qui nous semblent précisément abordés dans ces romans de l’après-guerre que sont Aurélien et Gilles : le désarroi du premier témoigne de cette meurtrissure à jamais présente qui fait d’un homme ayant côtoyé l'ignominie et l’absurdité au quotidien, un parfait étranger dans une société où la vie continue, cette vie normale dont il ne sait rien, lui dont la vie à échappé durant quatre ans à toute espèce de norme. Le désarroi du second est celui de ce courant de pensée qui recrée une filiation maurrassienne : pour elle, la guerre nourrit idéalement l'espérance de renouer avec une certaine idée de la noblesse morale, de l’honneur et de la dignité, qui ne peut s’acquérir qu’au prix d’un affrontement primordial avec le péril et la mort dans un combat d’homme à homme.

Il est frappant de constater que ces regards opposés sur la guerre – haine chez Aurélien et amour chez Gilles – se trouvent comme expliqués par les auteurs des romans de guerre que nous avons choisis. En effet, si Aurélien et Gilles montrent des personnages revenus de la guerre, Montherlant, Malraux, Romains et Genevoix signent des œuvres se déroulant précisément au cœur même du front, et évoquent donc des personnages sous le feu incessant des armes. Il semble alors que soit montrée dans ces romans de guerre, non seulement l’expérience du front de leurs personnages mais aussi celle d’Aurélien et de Gilles, expérience retracée de manière plus ou moins elliptique dans ces deux œuvres. Il nous apparaît que Romains et Genevoix disent « l’avant »de l’histoire d’Aurélien et qu’Aragon en retrace « l’après », comme si Prélude à Verdun, Verdun et Ceux de 14 constituaient une explication au sombre malaise d’Aurélien. On peut dire de même à propos de La Relève du Matin, du Songe et de L’Espoir, qui expriment cette même vénération de la guerre que ressent Gilles, et qui explicitent son bonheur au combat, plus généralement évoqué que montré dans ce roman de Drieu.

A travers chacun de nos romans de guerre, il est à remarquer combien la littérature de 1919 à 1939 est le reflet fidèle d’une époque donnée. Tous ces romans qui, parce que cédant une très faible part à la fiction dans leur remémoration du conflit, ont valeur de témoignage, participent de l’incapacité et du refus de tout un peuple d’oublier ce cataclysme multidimensionnel qu’a été la Grande Guerre. C’est peut-être précisément parce que s’entremêlent, probablement pour la première fois aussi intimement, littérature et Histoire, roman et réalité, que ces vingt années chaotiques et cette littérature qui est leur vivant vestige, portent de manière indélébile leur empreinte réciproque. En effet, dans les années 30, avec l’arrivée au pouvoir des régimes totalitaires, le monde des lettres se fait entendre : toute une génération d’intellectuels, qui accède à la maturité au moment de cette « montée des périls », considère l’engagement politique et l’ancrage dans la réalité du monde comme un devoir absolu. Parmi eux trois noms se détachent : Roger Martin du Gard, Jules Romains et Georges Duhamel. Tous trois auteurs de romans-fleuves à succès (les Thibault, les Hommes de bonne volonté chronique des Pasquier), tous trois sont également pacifistes de gauche et expriment dans leur œuvre leur conception de l’humanisme et leur aspiration au progrès moral de l’homme. Toutefois, les deux premiers prônent un pacifisme absolu et aveugle en vertu duquel Martin du Gard ira jusqu’à écrire cette phrase : « Hitler plutôt que la guerre » (conviction partagée aussi par Alain ou Giono), quant à Romains il publiera Le Couple France-Allemagne en 1935, où il expose, en ces temps plus que troublés, sa volonté d’une amitié franco-allemande…Duhamel, lui, adopte un pacifisme réaliste, sensible au danger du nazisme et désavoue la politique des accords de Munich. En 1935, chroniqueur au Figaro, il dénonce les adeptes du pacifisme intégral. Il rejoint tout autant, dans une vision extrêmement négative du régime soviétique, Gide qui publie Retour d’URSS, 1936. C’est ainsi que refusant la dictature de l’extrême-droite comme celle de l’extrême-gauche, Duhamel s’éloigne d’une partie de l’intelligentsia française de gauche des années trente.

Egalement, un certain nombre d’écrivains de ces années trente agitées, s’engage politiquement et militairement dans la guerre d’Espagne, cette guerre civile qui se déclare trois ans seulement avant le début du second conflit mondial. Maurice Rieuneau indique :

‘«La guerre d’Espagne se caractérise avant tout, dans le roman français, par l’engagement résolu des écrivains qui l’ont prise pour thème. Guerre idéologique, confondue à droite et à gauche avec une révolution, elle ne se prêtait pas au reportage indifférent ni au document naturaliste. (…)L’Espagne et les problèmes moraux, politiques et philosophiques qu’elle soulevait, s’accordait exceptionnellement à la sensibilité d’une génération de romanciers tourmentés par l’Histoire et les rapports de l’individu avec elle.  698 »’

La clairvoyance de Duhamel sur le fascisme est partagée par Mauriac qui se démarque de la droite traditionnelle puis, s’engageant dans le combat politique, se range aux côtés des républicains en 1937, après le bombardement de Guernica. C’est aussi le cas de Bernanos qui rompt avec Maurras en 1932 ; partisan d’abord du régime franquiste, il le dénonce en 1938 dans les Grands Cimetières sous la lune. Fervent catholique horrifié par les exactions commises par une partie du clergé espagnol durant la répression franquiste, il exhorte les catholiques à réagir.

Pris lui aussi par la guerre civile espagnole (qui lui inspirera L’Espoir en 1937), Malraux incarne le type même de l’intellectuel engagé et personnifie ce lien entre littérature et Histoire. En 1936, il participe au conflit dans le camp républicain où il s’illustre dans l’aviation.

On peut noter que cette guerre est par ailleurs évoquée dans la littérature américaine notamment par deux auteurs majeurs ayant combattu dans les rangs des républicains : Hemingway avec Pour qui sonne le glas ? et George Orwell qui, témoin de l’attitude des communistes ayant voulu « épurer » le camp républicain, y révèle ce symbole du totalitarisme dans 1984.

Cette guerre d’Espagne, on sait quelle fascination elle a exercé sur Drieu, dévoilée dans l’Epilogue de Gilles. Maurice Rieuneau rapporte ainsi :

‘« La guerre d’Espagne est (…)décrite dans Gilles (…) comme un retour aux sources de la vie forte. Drieu n’était allé en Espagne, l’été 1936 , qu’en qualité de journaliste. L’année précédente, il avait assisté, avec transport, aux défilés nazis du congrès de Nuremberg, et il faut croire qu’en allant en Espagne il poursuivait son pèlerinage aux hauts lieux du fascisme européen. (…) Nostalgie qui ne fut pas assez puissante, sans doute, pour lui faire prendre les armes, mais qui lui fit entreprendre un long roman où son moi romanesque allait se battre à sa place. L’Epilogue de Gilles donne corps aux fantasmes et aux souvenirs de la guerre, ressuscités par l’émeute du 6 Février 1934 : l’aventure vers l’inconnu, la peur et le courage, la souveraine liberté du héros. Il y a dans tout cet épisode un parfum de littérature policière, de roman d’espionnage et d’aventure (…)» 699

Et l’on comprend pourquoi Drieu, homme de droite et Malraux, homme de gauche, se sont retrouvés impliqués dans cette guerre d’Espagne, « (…)confondue à droite et à gauche avec une révolution(…) ». Maurice Rieuneau observe en outre :

‘« (…)c’est une guerre sportive, romanesque, une guerre de ruse et de courage, qui rappelle par bien des points celle de L’Espoir : est-ce un hasard si l’un des phalangistes auxquels se joint Walter s’appelle Manuel, si intervient une scène d’avion avec un capotage sur la plage, comme à la fin de L’Espoir ? La fin de Gilles est une réplique à Malraux, écrite par un de ses admirateurs et adversaires.  700 » ’

Quant à Aurélien, il est intéressant de voir que, comme celui de Drieu, ce roman d’Aragon se commence et s’achève sur une guerre, comme pour mieux montrer, dans cet intervalle de l’entre-deux-guerres que l’auteur a choisi comme toile de fond, qu’Aurélien est lui aussi un personnage (et un roman) marqué, même à son corps défendant, par l’Histoire, sans opportunité de s’en affranchir.

Par ailleurs, la difficulté d’Aurélien et Gilles dans le rapport à leur virilité, cet aspect d’eux-mêmes que nous avons choisi d'analyser chez ces deux anciens combattants, semble trouver non pas cette fois une explication mais une sorte de prolongement, que ce soit dans Chéri, dans Le feu follet ou dans L’homme couvert de femmes puisque les personnages principaux de ces trois romans sont unis de manière frappante dans la tendance de chacun à la neurasthénie, ainsi que dans un rapport aux femmes qui est, dans les grandes lignes, identique.

Cette anxiété extrême, cette mélancolie les rend, dans leurs relations amoureuses, singulièrement vulnérables face à une autorité féminine favorisée par les circonstances historiques.

On peut alors observer que certains des romans que nous avons retenus (ceux de Colette et celui de Margueritte) montrent que si l’homme s’avère la victime à plus d’un titre de cette entre-deux-guerres, la femme, elle, apparaît comme la véritable triomphatrice des premiers pas de la civilisation moderne, puisque c’est précisément pendant ces années ou l’homme souffre que la femme s’épanouit, découvrant au monde sa propre utilité en tant que membre efficace de la collectivité humaine. De sorte qu’on en vient à remarquer que, traduite au plan littéraire, si cette situation conduit les romanciers à dépeindre la masculinité sous les traits, on l’a dit, d’un anti-héros, la féminité prend, elle, les traits de l’héroïne, faisant ainsi bel et bien changer de camp la fragilité.

Pour cette raison, que l’on pense ce que l’on voudra du détachement égotiste d’Aurélien, qui porte les ferments du collaborationnisme ou du sectarisme fielleux de Gilles, qui porte les ferments du fascisme; l’essentiel pour nous est ailleurs, dans cette perpétuelle et irréconciliable difficulté d’être qui les force à ressentir les contraintes inhérentes à la condition masculine comme un calvaire de tous les instants. En ce début de vingtième siècle encore pompeusement dominé par un phallocentrisme douillettement installé dans les fastes d’un sacre autoproclamé, cette crise existentielle que nous avons nommée crise de la virilité fait apparaître d’autant plus émouvants les doutes, les peurs, les douleurs et les faiblesses qui certes font par instants d’Aurélien et de Gilles des personnages légitimement controversés, mais qui les dotent de cette vulnérabilité à nos yeux infiniment touchante et attachante.

Quant aux personnages imaginés par Montherlant et par Malraux, ou même par Genevoix et Romains, tous sont hommes de guerre, au centre d’œuvres exclusivement dédiées à la guerre et par là-même dédiées à la masculinité ; chacun à sa manière se conforme au schéma préétabli de sa place sexuée. Qu’il s’y conforme sur le mode de la vanité et de l’emphase chez Montherlant et Malraux ou sur le mode de la bravoure et du dévouement chez Romains et Genevoix, dans tous les cas il s’agit de personnages masculins qui se veulent exemplaires, privilégiant à des nuances et dans des acceptions diverses le souhait néanmoins commun d’un constant dépassement de soi, qui implique inévitablement la quête inlassable, inégalement comprise, de la perfection.

Chéri, Alain, Gille (comme Aurélien et « l’autre Gilles » ), tous si éloignés de cette lutte présomptueuse et vaine contre soi-même, meurtrissent leur âme et leur corps dans un autre combat, celui de leur survie, menacée chez chacun de ces êtres pour qui rien n’est facile ; ces personnages étrangers au fat désir de prestige et de surpassement, sont rongés par cet autre désir si simple et si insurmontable, si humble et si bouleversant, qu’est le désir de bonheur.

Face à cette immense détresse, la femme observe, tour à tour tendre, méprisante, compatissante, hostile, celui dont quoi qu’il arrive, elle ne voudra ni ne pourra jamais se passer, sachant bien que ce n’est que dans le lien, qu’il soit symbiotique ou antagoniste, avec ce double inversé d’elle-même, qu’elle parviendra à découvrir et à affirmer sa pleine et entière existence.

Aussi nous citons à cet égard cette conviction d’Elisabeth Badinter ‘:« L’homme est le meilleur ami de la femme, à condition que l’un comme l’autre apprennent à se faire respecter. ’ ‘ 701 ’ ‘»’

Notes
698.

in Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. p. 531

699.

ibid, p. 547-548

700.

ibid, p. 548

701.

propos publiés dans L’Express (n°2703 – semaine du 24 au 30 avril 2003), à l’occasion de la parution de son nouvel essai, Fausse Route.