La lutte quotidienne passée sous silence 

Malgré l’intérêt, pour des raisons tant alimentaires que commerciales, suscité par la lutte contre les ennemis des cultures dans l’ensemble des milieux qui consacrent leurs activités à la production agricole végétale, cette cause d’accroissement quantitatif des récoltes demeure discrète dans les travaux historiques ou simplement rétrospectifs.

Les monographies d’un déprédateur particulier, lié à l’imaginaire collectif, apparaissent dans quelques études. Ces dernières permettent d’apprécier de façon très complète les moyens mis en œuvre, ainsi que l’état d’esprit des chercheurs et applicateurs, pour des ennemis d’une rare importance. La destruction systématique des vignobles européens au cours de la fin du dix-neuvième siècle par Phylloxera vastatrix a ainsi donné lieu à des travaux très poussés. L’ouvrage de Gilbert Garrier, Le Phylloxera, une guerre de trente ans, 1870-1900, en est la meilleure illustration. Cependant, nous ne possédons pas d’études équivalentes pour la France du vingtième siècle. Cette carence peut sans doute être expliquée par l’absence pour ce pays de déprédateurs ayant engendré au cours de ce siècle des bouleversements de l’ampleur de ceux occasionnés par le Phylloxeraou éventuellement par les maladies fongiques de la même plante hôte7. C’est ainsi que le doryphore, insecte pourtant particulièrement redouté, n’entraîne aucun dégât susceptible de mettre en péril l’économie ou l’alimentation nationale, et ce, grâce à la rationalisation des méthodes de défense des cultures8. Le tome 4 de l’Histoire de la France rurale, publié sous la direction de Georges Duby et Armand Wallon, cite cet insecte, mondialement connu et partout naturalisé, en insistant uniquement sur les proliférations consécutives à la pénurie de produits de traitements durant la guerre. Dans ce travail, seules quelques lignes font référence à la chimie destinée à la défense des végétaux.

Certaines publications, vulgarisant les différents aspects du développement agricole, demeurent plus réservées encore sur le thème de la lutte contre les ennemis des plantes cultivées. Par l’intermédiaire de la collection Que sais-je, les Presses Universitaires de France, fournissent des résumés fiables de l’évolution de l’agriculture depuis la Seconde guerre mondiale. Or, Pierre Le Roy, ne pouvant professionnellement ignorer les ennemis des cultures, dans L’avenir des agricultures françaises ne cite pas l’utilisation massive des pesticides dans « les progrès impressionnants […] enregistrés dans tous les domaines ». Autre fascicule issu du même éditeur, Le développement agricole en France insiste essentiellement sur le rôle, certes capital, des multiples associations régissant l’agriculture française mais sans s’attacher véritablement aux différents progrès techniques vulgarisés et mis en pratique par les dites organisations.

Force est de constater qu’au sein des ouvrages plus complets, traitant de l’évolution agricole depuis 1945, nombreux sont ceux qui ne prêtent que peu d’attention aux traitements, chimiques ou non. Cet oubli est d’autant plus étonnant que certaines des innovations étudiées peuvent entraîner la propagation d’organismes nuisibles. C’est ainsi que Jean Chombart de Lauwe place rapidement les désherbants au sein d’un bloc d’innovation technique, mais s’attarde longuement sur le rôle de la mécanisation dans la production et l’amélioration de la productivité. Or, une partie du matériel mécanique, dont la description semble omise par l’auteur, est liée directement à l’utilisation des pesticides. Il est vrai que l’exemple type généralement admis concernant la mécanisation est le tracteur. Or, le labour mécanique profond constitue l’une des causes de la propagation de certaines mauvaises herbes.

Par ailleurs, l’amélioration variétale est, d’un point de vue strictement biologique, l’une des raisons de la plus grande sensibilité aux déprédateurs. Or, la mise sur le marché d’hybrides est parfois considéré, à juste titre, comme un facteur déterminant de la croissance des rendements. Henri Mendras affirme dans La fin des paysans, que le maïs hybride, introduit en France peu après la guerre, est plus sensible aux parasites et nécessite un surcroît d’engrais. Le coût des engrais est évoqué alors que les produits antiparasitaires ne souffrent d’aucune estimation. Au cours des années 1950, l’utilisation des pesticides ne constitue pas un sujet d’étude au sein de l’ensemble des innovations techniques. En 1958, Mendras publie les résultats d’une enquête intitulée Les paysans et la modernisation de l’agriculture. Un tel sujet se serait pourtant prêté à une analyse de l’évolution de la défense des cultures. Or, le questionnaire soumis aux agriculteurs du Sundgau, ne mentionne aucunement un quelconque usage des pesticides. Les recherches économiques, elles aussi, ne mentionnent que très peu l’usage des produits de traitements. En 1968, Bernard Rosier, dans son ouvrage Structures agricoles et développement économique, cite, ensemble, comme réalité du capital circulant, engrais et insecticides. Fait intéressant, l’emprise des entreprises autres que spécifiquement agricoles sur les exploitations est mise en évidence et l’analyse réalisée « permet tout d’abord de conclure à l’existence d’un phénomène d’interrelations croissantes entre l’agriculture et ses fournisseurs de facteurs industriels, dont la proportion croît sans cesse au sein de l’ensemble des facteurs qu’il met en œuvre ». Aucun développement n’est cependant consacré à la chimie à usage phytosanitaire.

Notes
7.

Georges COUANON, F. CONVERT, Rapports des Classes 36 & 60 Viticulture, vins & eaux de vie de vin, Exposition universelle internationale de 1900, 102 p. [ Un tableau intitulé “ Production des vins en France de 1850 à 1899” récapitule les aléas de la production nationale liés à l’apparition de l’Oïdium puis du Phylloxera et du mildiou].

8.

A.S. BALACHOWSKY, La lutte contre les insectes, principes, méthodes, applications, Paris, Payot, 1951, 380 p. [Informations en p. 23].