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A. Systématique et confusion

La protection des cultures pourrait se résumer à la lutte de l’Homme contre une partie du monde vivant. « Toutes les cultures sont ainsi exposées aux attaques de nombreux êtres vivants, insectes surtout et cryptogames, qui en vivent et qui, trop souvent, anéantissent ce qui devrait être une belle récolte »23. Pour combattre les déprédateurs des cultures, il faut dans un premier temps pouvoir les identifier et connaître leurs mœurs. La plupart des auteurs antiques connaissent les dégâts de certains ravageurs. Or leur description ne permet pas, dans la majorité des cas, de les reconnaître facilement. En effet, dans la plupart des langues anciennes ou actuelles « un seul mot sert à désigner des êtres d’une nature très différente » affirme en 1835 le baron Walkenaer au cours d’une séance de la Société entomologique de France consacrée aux insectes nuisibles à la vigne dans l’Antiquité24. Les nombreux exemples cités par Walkenaer ne permettent aucune identification irréfutable.

Néanmoins, comme toute généralisation, l’affirmation de Walkenaer, que l’on peut considérer comme traduisant la pensée de l’ensemble des naturalistes, selon laquelle les dénominations vernaculaires du dix-neuvième siècle entravent la reconnaissance d’un déprédateur, connaît de nombreuses exceptions. Parfois, le nom commun, potentiellement variable d’une région à l’autre, correspond à un seul être. Nous prendrons comme exemple le grand sphinx de la vigne (Deilephila elpenor), dont la chenille, polyphage, commet exceptionnellement quelques dégâts. À la fin du dix-neuvième siècle, un entomologiste de Saône-et-Loire explique que « cette chenille est un objet d’effroi pour beaucoup de vignerons qui ne sont pas loin de lui attribuer un pouvoir néfaste » et ajoute : « ils la nomment “la Cochonne”, “la Mauvaise”, etc. »25. Les premiers propagandistes de l’application des sciences naturelles à l’agriculture, en particulier dans le domaine de l’entomologie, usent des noms vernaculaires et même locaux afin de se faire mieux comprendre de leurs auditeurs, essentiellement des écoliers ruraux26. Ce type d’enseignement réussit uniquement lorsqu’il existe un équivalent français, connu et reconnu du grand public, à la dénomination scientifique.

Un siècle plus tard, la nomenclature scientifique étant toujours relativement étrangère au grand public, les agriculteurs définissent souvent la plupart des parasites grâce au nom commun ou même local, plus aisé à retenir. Dans certains cas, la dénomination en usage n’appartient d’ailleurs pas à la langue française mais au patois encore en usage au sein du secteur considéré. Ce phénomène n’est aucunement synonyme d’une méconnaissance de la langue française, par ailleurs parfaitement maîtrisée. Tout au plus nous pouvons interpréter un tel fait comme traduisant un intérêt moindre pour la protection des cultures que pour d’autres activités. Nous devons cependant considérer cette interprétation avec prudence car la description, résultant d’une observation minutieuse par le cultivateur, permet souvent d’identifier la plante ou l’animal incriminé27. Seule la mise en place de la Systématique, science dont le but est le classement des êtres, grâce à une succession de critères morphologiques emboîtés, autorise la dénomination précise de chaque être vivant. Initialement mise en place par le suédois Carl von Linné au dix-huitième siècle, la méthode, rapidement adoptée par les naturalistes, toujours utilisée à l’aube du troisième millénaire, permet le classement de toute espèce rencontrée28. Un cloisonnement de plus en plus précis, matérialisé par des divisions de plus en plus fines, est proposé au cours des deux siècles qui suivent la publication du Systema naturæ de Linné29. La classification binominale linnéenne permet l’identification claire et rapide de tout être vivant par l’apposition de deux noms latinisés. Le colorado beetle américain, appelé doryphore en France (du latin Doryphora correspondant au premier nom de genre utilisé), se nomme universellement Leptinotarsa decemlineata. Grâce à cette nomenclature, tous les travaux destinés à la lutte contre le doryphore peuvent être interprétés sans risque d’erreur. Mais, la majorité des ennemis des cultures ne constituent pas des exemples aussi simples.

En effet, l’intérêt de connaître les noms scientifiques des déprédateurs permet de différencier des êtres parfois fort différents et d’envisager l’analyse de certains ravages sans faire d’erreur. En 1894, les larves d’une noctuelle, auparavant rare et discrète, commettent des dégâts considérables dans les prairies du département du Nord. La pullulation se traduit par des avances frontales oscillant entre 50 et 100 mètres de long pour une largeur de plus d’un mètre. Or, dans un premier temps, les habitants confrontés à cette catastrophe estiment qu’il s’agit de la chenille de la processionnaire du pin, animal ne se nourrissant pourtant pas à terre et dont la destruction ne s’opère pas de la même manière30. La confusion entre les espèces paraît entretenue par les médias dont la méconnaissance s’érige en vérité pour le lecteur. Ainsi, « les multiples éclosions de microlépidoptères, parasites la plupart de plantes non cultivées, sont très souvent signalées dans la presse quotidienne comme invasion de pyrale, de cochylis ou d’eudémis » note une communication publiée par l’A.F.A.S. (Association française pour l’avancement des sciences) en 192831. Nous devons donc considérer les médias destinés au grand public avec la plus grande prudence.

Bien que la connaissance des noms scientifiques de tous les déprédateurs soient une nécessité, dans de très rares cas, le nom vernaculaire semble nettement préférable à l’appellation savante. En effet, en particulier pour les cryptogames parasites, la multitude de changement de dénomination pose parfois des problèmes de compréhension. Pour certains spécialistes, l’emploi du nom courant est salvateur. À la fin du dix-neuvième siècle, alors que de nombreux cryptogames microscopiques subissent de multiples changements de noms, un article de la Société mycologique de France, consacre ainsi la dénomination commune d’une maladie de la vigne due à Guignardia bidwellii : « Il est pour ainsi dire heureux que le nom de Black-Rot, appliqué à la maladie américaine si connue et si redoutée aujourd’hui pour nos vignes, se soit popularisé en France et suffise pour la désigner sans aucun doute à tous les esprits, car son nom scientifique a été sujet à tant de modifications qu’on se perd à le suivre dans toutes ses transformations et que sa dénomination actuelle est même contestable »32.Mais, quelle que soit l’appellation des nuisibles, la précision descriptive, les études éthologiques, les recherches des aires de répartition engendrent inévitablement une augmentation du nombre d’espèces connues. Dès lors, l’accroissement des déprédateurs n’est pas toujours aussi réel qu’il y paraît. Cette évolution scientifique permet un essor particulier de la mycologie. Au cours du dix-neuvième siècle, nombreux sont les commentateurs des invasions cryptogamiques qui attribuent un peu trop rapidement les dégâts engendrés par les champignons à des causes différentes. En 1846, un article, particulièrement représentatif des croyances répandues, émanant de la chambre d’agriculture de Savoie, commente les méfaits du mildiou de la pomme de terre (Phytophtora infestans). L’auteur, sans nier la présence des champignons parasites, les considère comme un effet des conditions météorologiques : « De tous côtés les désastres se sont fait sentir, tantôt sur un produit, tantôt sur un autre, car les pommes de terre n’ont pas été les seules à souffrir des vicissitudes atmosphériques, source unique de tant de maux »33. Les débats de spécialistes, concernant l’origine des maladies cryptogamiques, possèdent une incidence agricole immédiate et opposée au résultat escompté. Ainsi, les répercussions des désaccords entre chercheurs ralentissent parfois la mise en pratique des remèdes contre les fléaux des cultures. De nombreuses discussions émaillent ainsi l’apparition de l’oïdium de la vigne. Pour les uns34, ce champignon n’est qu’une conséquence d’une maladie engendrée par un insecte, pour les autres35, il s’agit de la véritable cause de la maladie. Le Président de la société d’encouragement pour l’industrie nationale, ministre de l’agriculture en 1850, Jean-Baptiste Dumas, exprime à cet égard un sentiment net : « Entendant dire autour de lui, tantôt que c’est la vigne qui est malade et que l’Oïdium n’est qu’un accident, tantôt que c’est la terre qui est épuisée, tantôt que ce sont les insectes qui dévorent les grappes, et que l’Oïdium se borne à s’établir sur leurs blessures, tantôt que le mal vient de la pluie, du brouillard ou de tout autre phénomène naturel, le vigneron, déconcerté, essaye un peu de tout, et choisit son remède, comme un billet de loterie, sans grande confiance, au hasard »36. Or, lors de la publication de l’article dont est extraite la citation précédente, le remède contre l’Oïdium existe.

Mais, « depuis que l’attention des botanistes est éveillée sur le grand nombre des parasites qui peuvent nuire aux plantes cultivées, on découvre sans cesse de nouvelles maladies, ou plutôt les dégâts attribués antérieurement à une cause banale comme le chaud ou le froid, ou à quelque influence insaisissable, sont mis sur le compte d’un agent déterminé et susceptible d’être entravé dans son œuvre de destruction »37. Or, la complexité des cycles vitaux des cryptogames parasites nous engage à relativiser le nombre d’espèces inventoriées. En effet, de nombreux champignons sont décrits sous deux noms, correspondant chacun à une phase de reproduction (sexuée et asexuée), utilisés conjointement38. Dès la fin du dix-neuvième siècle, certains auteurs affirment qu’il est possible « que des études ultérieures conduisent à quelques réductions, si l’on parvient à démontrer plus amplement que plusieurs espèces épiphytes, considérées comme distinctes, sont les phases diverses d’un même être »39. Ce phénomène ne concerne pas seulement les systématiciens car la lutte contre un cryptogame doit tenir compte des différentes phases et des hôtes potentiels (dans le cas d’espèces hétéroïques).

Nous avons énoncé, au travers d’exemples liés à l’entomologie ou à la botanique, l’intérêt de connaître quelques éléments de systématique tout en maîtrisant ses aléas et, parfois, ses limites. Sans une pratique minimale de la classification, notre travail aurait été sinon impossible, du moins sujet à de multiples erreurs. Ainsi, nous nous sommes référés à de nombreuses faunes, flores et précis de cryptogamie dont tous ne sont pas cités. L’inventaire des ennemis des cultures que nous proposons repose en grande partie sur des notions de systématique.

Notes
23.

André VUILLET, « La phytopathologie : son évolution récente », dans Revue scientifique, n°23, 1913, pp. 718-720

24.

WALKENAER, « Recherches sur les insectes nuisibles à la vigne, connus des anciens et des modernes et sur les moyens de s’opposer à leurs ravages », dans Annales de la Société entomologique de France, séance du 18 novembre 1835, première partie : pp. 687-728, 1835, tome 4 & seconde partie : 1836, tome 5, pp. 219-289

25.

C. MARCHAL, « Note sur quelques insectes de Saône-et-Loire », dans Compte-rendu des séances de la Société d’histoire naturelle d’Autun, tome 9, 1896, p. 23-26

26.

P. JOIGNEAUX, « Avant-propos », dans Bulletin d’insectologie agricole, n°1, 1876, pp. 1- 4

27.

Entretien du 25 novembre 2000 avec un agriculteur retraité (Monsieur G. Valade, 86 ans) de la commune de Chanteix (Corrèze, arrondissement de Tulle). Les plantes adventices nous sont citées en patois. La description ou la présentation de la plante (pour les plantes bisannuelles ou vivaces présentes au début de l’hiver) permet cependant une identification pour plusieurs d’entre elles.

28.

La notion d’espèce se définit moins aisément qu’il n’y paraît. Nous pouvons cependant conserver la définition de Cuvier (1769-1832) : « L’espèce est une collection de tous les êtres organisés nés les uns des autres ou de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux ». Nous devons ajouter qu’il existe des croisements interspécifiques viables. Ainsi, le blé résulte d’une hybridation entre trois espèces et non de l’amélioration d’une graminée pré-existante. Cependant, la définition de Cuvier permet de comprendre l’intérêt d’un système de classement reposant sur des fondements uniquement descriptifs. Ces derniers expliquent les remaniements réguliers d’une classification procédant d’une pensée fixiste ne tenant aucunement compte, lors de sa mise en place, de l’évolution.

29.

Les divisions principales sont, par ordre hiérarchique décroissant, le Règne, l’Embranchement, la Classe, l’Ordre, la Famille, le Genre et l’Espèce. Il convient de préciser qu’un certain nombre d’échelons intermédiaires existent comme le sous-embranchement, le super et sous-ordre, ou encore la super et sous-famille. Le genre et l’espèce constituent, quant à eux, la carte d’identité internationale d’un être vivant. En principe, il convient d’ajouter au nom d’espèce le patronyme du découvreur ainsi que la date de la diagnose. Le nom scientifique du doryphore est donc Leptinotarsa decemlineata Say 1823.

30.

De BROCCHI, « Rapport sur les observations faites en 1894 à la station entomologique de Paris », dans Bulletin du Ministère de l’Agriculture, 1895, pp. 684-693

31.

Albert HUGUES, « Sociétés régionales pour l’étude des parasites agricoles », dans 52 e session de l’Association française pour l’avancement des sciences, La Rochelle, 1928, pp. 710-711

32.

E. ROZE, « Quel est le nom scientifique à donner au Black-Rot ? », dans Bulletin de la Société mycologique de France, tome 14, 1898, pp. 24-26

33.

Joseph BONJEAN, « Monographie de la pomme de terre et histoire de la maladie qu’elle a éprouvée en 1845 », dans Annales de la chambre d’agriculture et de commerce de Savoie, tome 3, 1846, pp. 69-370

34.

[Félix-Êdouard] GUERIN-MENEVILLE, « Sur la maladie de la vigne », dans Journal d’agriculture pratique, série 3, tome 6, 1853, pp. 156- X

35.

Louis LECLERC, « Les vignes malades, examen du système de M. Guérin-Méneville », dans Journal d’agriculture pratique, série 3, tome 6, 1856, pp.417-421

36.

DUMAS, « Prix proposé pour des expériences et des recherches sur l’origine et la marche de la maladie de la vigne, et pour des moyens préventifs ou curatifs appliqués à la combattre », dans Journal d’agriculture pratique, série 3, tome 7, volume 2, 1853, pp. 26-29 [Prix proposé par le conseil d’administration de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale et rédigé par son Président, Dumas].

37.

Paul VUILLEMIN, « Sur une maladie des amygdalées observée en Lorraine en 1887 », dans Bulletin de la Société mycologique de France, tome 4, 1888, pp. XL-XLVII

38.

Afin d’illustrer notre propos nous pouvons donner l’exemple de l’une des septorioses des céréales. Cette dernière, dominante dans l’ouest de la France, se nomme Septoria tritici lorsqu’il s’agit de la reproduction asexuée et Mycosphaerella graminicola lorsque l’on parle de la phase de reproduction sexuée.

39.

SAINT-LAGER, « Compte rendu d’ouvrages », dans Bulletin trimestriel de la Société botanique de Lyon, n°4, octobre-décembre 1885, pp. 142-148