C. La rationalisation de l’agriculture, cause d’accroissement

Dès la fin du dix-neuvième siècle, l’étude de l’impact de la rationalisation agricole sur la prolifération des ennemis des cultures apparaît dans les discours des spécialistes de la protection des plantes cultivées. La comparaison entre les problèmes engendrés par les ennemis des cultures aux Etats-Unis et en Europe, en particulier en France, permet ainsi de cerner, au travers des constatations de terrain, le rôle des structures agricoles. En 1894, l’entomologiste américain L.O. Howard considère, que la petite surface des exploitations européennes, la polyculture, la rotation des cultures mais aussi la connaissance de l’histoire naturelle dans toutes les classes de la population sont autant de freins à l’extension des insectes indigènes comme à ceux d’importations112. Cette connaissance des ennemis des cultures est particulièrement exagérée comme interprétation de dégâts, en apparence, plus limités. Nous devons reconnaître à Howard que, s’il reprend ces explications dans La menace des insectes, livre traduit et publié en France en 1935, il en exclut la connaissance populaire. Cependant, pour les défenseurs américains des cultures, les pertes dues aux déprédateurs sont moins fortes en Europe qu’aux Etats-Unis113. La vision américaine démontre clairement la différence entre deux types d’agriculture. La première, animée par de grandes exploitations soumises au manque de main-d’œuvre, est rationnelle et productiviste. La seconde, entretenue par des paysans nombreux, est plus souple car directement liée à la volonté du propriétaire et à ses connaissances.

L’appréciation du rôle des structures agricoles dans le développement des problèmes phytosanitaires varie en fonction du type d’ennemis des cultures concerné. En effet, ce qui, à l’aube du vingtième siècle, se révèle comme un élément freinant pour les entomologistes et les mycologues, constitue, pour les spécialistes des mauvaises herbes un facteur favorisant. En 1917, le directeur de la station de contrôle des semences de Paris exprime en effet, une opinion fort différente. « Le morcellement des terres et leur invasion par les plantes salissantes étaient avant la guerre, et demeureront après, les principaux obstacles aux progrès de toute nature, les pires fléaux de notre agriculture. C’est une campagne incessante, c’est une croisade que le praticien instruit, l’agronome, le législateur, aussitôt la guerre terminée, devront entreprendre. Le mal est si profond, que je voudrais les voir, s’inspirant du censeur romain, répéter, sans jamais se lasser : “…il faut détruire…et les petites parcelles et les mauvaises herbes” »114.

Malgré les contradictions apparaissant entre scientifiques, également applicateurs, spécialisée dans la destruction des adventices, et ceux officiant en entomologie et parasitologie, tous les écrits s’accordent sur l’intérêt d’une rationalisation agricole, seule capable d’augmenter la production. Considérant l’évolution des soins en pathologie vétérinaire et humaine avec le retard de la lutte contre les ennemis des végétaux, Paul Marchal, dans le premier numéro des Annales des épiphyties, insiste sur le nécessaire recours à la science, apte à juguler les déprédations agricoles. Ainsi, « toutes les nations qui cherchent à faire face au péril parasitaire sans cesse grandissant ont compris qu’aucun doute ne peut subsister sur ce point et c’est à la science qu’elles veulent demander les armes nécessaires pour la lutte »115. De fait, l’opposition entre les végétaux soumis à une sélection naturelle, et les plantes issues d’une sélection artificielle, plus exposées à leurs ennemis et destinées à la nourriture ou au plaisir de l’Homme, apparaît comme une évidence dès le début du vingtième siècle116. Or, l’intensification agricole, qui se traduit par la mise en place de monoculture, la suppression progressive des rotations, l’application d’engrais, ne possède un sens que si les végétaux, produits dans un milieu totalement anthropisé, demeure à la disposition de l’humanité. C’est ainsi, que les rendements du blé, dont nous indiquons un chiffrage en introduction, sans action de lutte contre les ennemis du blé, auraient diminué pour la décennie 1980-1990 de 16 %117. Mais, la mise en place de cultures occupant des surfaces importantes et restant en place de nombreuses années, y compris pour les végétaux annuels, entraîne une multiplication de nuisibles autrefois plus discrets ou même absents. Par ailleurs, la lutte contre certaines espèces, dont les dégâts sont limités artificiellement, permet à d’autres d’occuper une niche écologique vacante. Ces derniers, à leur tour, deviennent des ennemis des cultures.

En conclusion, les données présentées et analysées dans ce chapitre indique clairement la nécessité pour l’Etat et les producteurs de détruire les ennemis des cultures. Cette obligation repose, au cours de la période étudiée, sur des préoccupations alimentaires et commerciales. Si les ennemis des cultures accompagnent l’humanité depuis l’existence même des cultures118, l’accroissement des échanges commerciaux au dix-neuvième et surtout au vingtième siècle engendre une augmentation des problèmes sanitaires auxquels sont confrontés les praticiens. Si la mise en place de services officiels permet au cours du vingtième siècle de contrôler l’extension des problèmes phytosanitaires, il semble fort difficile à l’homme d’être capable d’entraver véritablement la progression numérique des ennemis des cultures.

Cet accroissement semble considérable si l’on se réfère au nombre de déprédateurs cités au cours du temps dans les ouvrages de référence. Il est atténué d’une part par le fait que de nombreuses maladies étaient présentes antérieurement sans toutefois qu’elles soient identifiées et d’autre part par la mise en place progressive d’exploitation se livrant à des monocultures. Ces dernières permettent à des organismes nuisibles auparavant discrets de se manifester pleinement.

Notes
112.

Leland Ossian HOWARD, « A brief account of rise and présent condition of official economic entomology », dans Insect life, n° 2, vol 7, 1894, pp. 55-108

113.

Leland Ossian HOWARD, La menace des insectes, Flammarion, 1935, 281 p. [informations extraites de la page 182]

114.

E. SCHRIBAUX, Préface de l’ouvrage de Georges FRON, Plantes nuisibles à l’agriculture, J.B. Baillière et fils, Paris, 1917, 346 p.

115.

Paul MARCHAL, « Introduction », dans Annales du service des Epiphyties, tome 1, 1913, pp V-VIII

116.

André VUILLET, « Protection des plantes cultivées contre les insectes d’origine exotique », dans Annales du service des épiphyties, tome 1, 1913, pp. 34-50

117.

D’après un rapport de l’European crop protection association (ECPA), Céréals and plant protection, Bruxelles, 1992, 9 p.

118.

L’ouvrage de Véronique Matterne, Agriculture et alimentation végétale durant l’âge du Fer et l’époque gallo-romaine en France septentrionale, Montagnac, Editions Monique Mergoil, 2001, 309 p. donne des listes d’espèces de ravageurs et de plantes adventices.