L’arsenic est un élément chimique très répandu dans le règne minéral mais également au sein de l’ensemble des organismes vivants. De nombreux composés, minéraux ou organiques, possèdent une extrême toxicité. Dès l’Antiquité, certains composés arsenicaux connaissent un emploi insecticide. Ainsi, Pline l’Ancien propose, pour les vignes, d’arrêter la progression de certains cryptogames des raisins, engendrés par l’action des vers de la grappe, grâce à l’application d’un sulfure d’arsenic176. L’usage rodenticide, souvent domestique, des arsenicaux existe vraisemblablement à partir du seizième siècle177. Les dangers, résultant de l’utilisation des produits arséniés contre les rongeurs, apparaissent parfois clairement dans les écrits de la fin de l’époque moderne. Si pour certains auteurs, « on doit prendre garde en même-tems aux accidens qui peuvent en réfulter »178, d’autres considèrent l’usage des arsenicaux comme « une déteftable coutume ». C’est le cas de l’Abbé Rozier qui propose la prohibition de l’arsenic dont l’aspect des poudres rappelle du sucre ou du sel de cuisine179.
Jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, l’un des insecticides arsenicaux les plus employés est destiné à la destruction des mouches. D’inévitables, quoique peu nombreux accidents surviennent chez ceux qui appliquent cette substance, vulgairement dénommée “poudre aux mouches”180. Le papier tue-mouche à l’arsenic est également utilisé légalement jusqu’à une circulaire ministérielle du 31 décembre 1852. Cependant, des composés arsenicaux connaissent incontestablement un usage insecticide agricole avant la Révolution. Ainsi, la fumée, émanant de la combustion des sulfures d’arsenic, est parfois préconisée dans la destruction des insectes nuisibles aux cultures sur pieds181. L’usage de tels procédés, difficiles à mettre en œuvre, est très probablement restreint.
En revanche, la protection des semences céréalières par un chaulage à l’acide arsénieux constitue, sinon une pratique générale, du moins une méthode couramment utilisée. Les médecins du début du dix-neuvième siècle notent, en certaines localités, une corrélation entre l’application de l’acide arsénieux et les empoisonnements accidentels182. Les intoxications, extrêmement rares de l’aveu même du corps médical, n’engendrent aucune véritable inquiétude de la part des médecins. Au printemps 1843, La gazette médicale de Paris note en effet qu’un nouveau semoir « préserve entièrement les semeurs de toute émanation »183.
Cependant, accidents, suicides et empoisonnements criminels sont autant de problèmes qui émaillent les usages des arsenicaux. En 1845, un traité de toxicologie affirme, à l’égard de l’acide arsénieux, qu’il est si facile de se le procurer et de le mélanger aux aliments qu’il s’agit probablement de la cause principale des intoxications par ingestion184. Afin de limiter l’utilisation publique des arsenicaux, une Ordonnance royale est promulguée le 29 octobre 1846. Cette dernière interdit la vente et l’emploi des produits à base d’arsenic dans le domaine de la production végétale pour le chaulage des grains et la destruction des insectes185. Seules les préparations médicales, désormais uniquement délivrées par les pharmaciens186, demeurent commercialisables. Bien qu’il soit difficile d’affirmer avec certitude qu’un texte réglementaire ne connaisse aucune application, il apparaît que l’Ordonnance de 1846 est contournée dès sa promulgation. Ainsi, le chaulage à l’arsenic est attesté après 1846, avec, parfois, des essais de toxicité destinés à démontrer l’innocuité d’un tel procédé187. Mais, la fin du dix-neuvième siècle marque un renouveau incontestable dans l’utilisation des substances agricoles arsenicales. La plupart de ces composés sont issus de produits colorants, comme le vert de Schweinfurt, destinés, à l’origine, aux industries des papiers peints. Des incidents, mettant en cause ces substances de coloration, sont observés pour la première fois en Allemagne en 1839188. Malgré de très nombreux accidents, liés à la fabrication industrielle ou à l’utilisation d’objets manufacturés, les cultivateurs français, succédant en cela aux agriculteurs américains, généralisent l’usage des arsenicaux dès le début du vingtième siècle.
PLINE l’ANCIEN, Histoire naturelle, livre 17
Clive TOMLIN, The pesticide manual, dixième édition, British crop protection council, Royal society of chemistry, Information services,1994, 1341 p. [oxyde d’arsenic, entrée n° 743, p. 1057].
De COMBES, Traité de la culture des pêchers, troisième édition, P. A.-L. Le Prieur, Paris, 1759, 198 p. [Citation p. 117]
Jean-François ROZIER, Cours complet d’agriculture, théorique, pratique, économique et de médecine rurale et vétérinaire ou Dictionnaire universel d’agriculture, volume 8, Paris,1789, 709 p. [utilisation pour les rongeurs : pp.525-526]. [Bien qu’aucune précision ne soit apportée par le texte, la description des arsenicaux décrits permet de penser qu’il s’agit de l’oxyde blanc d’arsenic ou acide arsénieux.]
Matthieu Joseph Bonaventure ORFILA, Traité de toxicologie, tome 1, 1852, Labé, Paris, 896 p. [L’usage de la poudre aux mouches est indiqué pp. 612-613. Deux cas d’intoxication sont rapportés. L’un est daté de 1740 et l’autre de l’An VIII.]
DUPUY, DEMPORTES, HALE, THOMAS, Le gentilhomme cultivateur ou cours complet d’agriculture, tome 5, P.G. Simon Chapuis, 1763, 300 p. [Arsenic : pp. 154-155]
ANONYME, « Chaulage du blé par l’arsenic », dans La gazette médicale de Paris, tome 11, série 2, n°16, 22 avril 1843, p. 245-246
LOISELEUR de LONG-CHAMPS, « Discussion sur le chaulage des blés par l’arsenic » in “Compte-rendu des séances de l’académie de médecine”, dans La gazette médicale de Paris, tome 11, série 2, n°16, 22 avril 1843, p. 257-258
C.P. GALTIER, Traité de toxicologie médico-légale, première partie, J.-B. Baillère, Paris,1845, 760 p. [acide arsénieux : pp. 289-291].
« Ordonnance du roi portant règlement sur la vente des substances vénéneuses », dans Bulletin des lois du royaume de France, 9e série, Second semestre 1846, tome 33, pp. 858-862 [article 10]
Le texte de 1846 renforce le rôle des pharmaciens. La loi précédente, en date du 21 germinal an 11 (11 avril 1803), autorise la vente de l’arsenic par les pharmaciens et épiciers sans précision d’usage (titre IV, article 34).
F.-V. RASPAIL, « Chaulage des grains pour la semence », dans Revue complémentaire des sciences appliquées à la médecine et pharmacie, à l’agriculture, aux arts et à l’industrie, 6e livraison, 1er janvier 1855, pp. 205-207. [L’auteur cite un journal de Rouen, La vie des champs (tome 2, novembre 1854, n° 47, p. 55)].
E. BLAYAC, « L’arsenic, poison domestique », dans Journal d’hygiène, volume 11, n°503, 13 mai 1886, pp. 219-221. [Il s’agit du commentaire d’un mémoire du professeur américain Edward S. Wood].