B. 1880-1916 : L’illégalité d’Etat

1. Des pommes de terre américaines aux betteraves françaises

Cerner l’utilisation réelle d’une substance illicite n’est pas toujours aussi aisé que dans le cas des composés arsenicaux. En effet, les premiers essais de substances arsenicales effectuées en France possèdent une origine officielle bien qu’illégale. En juin 1888, un rapport de Monsieur Grosjean, inspecteur de l’enseignement agricole, indique que le silphe opaque189, alors extrêmement nuisible pour les cultures de betteraves du Nord et du Pas-de-Calais, ne peut résister à certains composés arsenicaux. Les autorités donnent une large publicité à ce texte. Ce dernier est publié au sein du Bulletin du ministère de l’agriculture mais également dans la partie non-officielle du Journal officiel des lois et décrets. Une phrase explicative introduit alors le rapport de Grosjean : « Nous reproduisons […] ce document à raison de l’intérêt qu’il présente et des applications auxquelles il peut donner lieu »190. Ce texte ne résulte d’aucune expérience propre au silphe, mais commente la transposition possible des traitements américains, destinés au doryphore, sur les cultures betteravières. Le fait que les arsenicaux soient capables d’anéantir les doryphores favorise certainement le soutien de l’Etat à une période où l’imminence d’une invasion doryphorique semble inéluctable à très court terme. Le rapport se termine ainsi : « J’ai la conviction que les dégâts du silphe peuvent être immédiatement arrêtés par l’emploi des moyens qui viennent d’être indiqués et qui ont si bien réussi aux cultivateurs américains dans leur lutte contre le doryphora »191.

Mais, la publication du rapport de 1888, daté du 11 juin, intervient trop tard pour combattre efficacement le silphe opaque au cours de la campagne en cours. Les larves de silphes ayant déjà disparu, les essais d’application de la méthode américaine, effectués dans le Pas-de-Calais, n’aboutissent à aucun résultat192. L’usage de l’arsénite de cuivre apparaît cependant mentionné, dès juin 1888, dans certains articles d’entomologie appliquée, comme partie intégrante d’un arsenal agricole phytopharmaceutique coûteux et moyennement efficace193.

Face aux réserves émises en 1888, il convient d’attendre une ultérieure apparition massive de silphes des betteraves. En 1894, lors d’une invasion, essentiellement localisée à l’arrondissement de Béthune, où « l’on a observé à différentes reprises les larves en si grand nombre qu’elles couvraient littéralement le sol », l’utilisation des arsenicaux occupe une place dans la lutte quotidienne au même titre que les pièges à acide sulfurique et les traitements au sulfure de carbone194. Une pullulation plus générale apparaît en 1896. Grosjean, aidé par un certain Maréchal, Professeur départemental d’agriculture du Pas-de-Calais, organise de nouveaux essais. Ceux-ci, concluants quant à leur efficacité et à l’innocuité vis-à-vis des plantes, permettent d’envisager une généralisation du procédé. Il convient de remarquer que Monsieur Grosjean, ardent propagandiste, ne se cantonne aucunement aux problèmes des betteraves. Les dégâts causés aux cerisiers de Seine-et-Oise par les cheimatobies en 1896, l’encouragent à proposer une solution identique pour lutter contre ce lépidoptère195.

Notes
189.

Le silphe opaque appartient à l’ordre des coléoptères. Seule la larve vit aux dépens des chénopodiacées et est parfois extrêmement nuisible aux betteraves. La terminologie scientifique le nomme Blitophaga (= Phosphuga = Silpha) opaca (= atrata).

190.

H. GROSJEAN, « Rapport sur les moyens de combattre les ravages du silphe opaque », dans Journal officiel de la République française, n° 159, 13 juin 1888, p. 2448

191.

H. GROSJEAN, « Rapport sur les moyens de combattre les ravages du silphe opaque », dans Bulletin du ministère de l’Agriculture, 1888, pp. 384-387

192.

H. GROSJEAN, « Rapport sur la destruction du silphe opaque par le vert de Scheele (arsénite de cuivre) en 1896 », dans Bulletin du ministère de l’Agriculture, 1896, pp. 346-351

193.

L. CARPENTIER, « Sans titre », [Sur la destruction de Silpha opaca ], dans Bulletin de la Société linnéenne du nord de la France, n° 192, tome 9, juin 1888, pp.99-102.

194.

H. ROGER, « Les ennemis des récoltes en 1894 », dans Bulletin de la Société linnéenne du nord de la France, n°266, tome 12, août 1894, pp. 121-127.

195.

H. GROSJEAN, « Note sur la destruction de la Cheimatobie », dans Bulletin du ministère de l’Agriculture, 1896, pp. 342-344