2. L’incontrôlable extension

Les premières tentatives de véritables développements des épandages arsenicaux se situent dans les départements français d’Algérie. En 1896, le Docteur Trabut, Professeur d’histoire naturelle à l’Ecole de médecine et de pharmacie d’Alger196, affirme « qu’il est probable que l’usage de l’arsenic comme insecticide se répandra chez nous comme en Amérique » et ajoute : « on commence par le silphe qui détruit les betteraves, qui sait où l’on s’arrêtera »197. Trabut, suivant les prescriptions du directeur de la station agronomique de l’Aisne, envisage alors la possibilité de lutter contre divers ennemis des cultures comme les altises de la vigne, les cétoines, les larves de noctuelles et les ravageurs des fruits à pépins. L’enthousiasme de ce médecin pour les composés arsenicaux est rapidement tempéré par l’observation des comportements phytosanitaires des cultivateurs. Les vignobles algériens, suite à l’invasion d’altises de 1896, connaissent un développement rapide des arsenicaux. Lors d’une tournée d’inspection des pharmacies, M. Trabut, constate dès 1899 que « l’acide arsénieux, les arsénites, les arséniates alcalins se vendaient librement et par quintaux, chez les marchands de produits dits œnologiques, par les syndicats et les sociétés coopératives »198. Un fait, bien que rapporté au conditionnel, indique clairement le clivage entre corps médical et État. Le rapport de Trabut, concernant les ventes incontrôlées des arsenicaux, communiqué au Ministère de l’Intérieur, suscite une réplique étonnante. « La réponse aurait été qu’il y avait quelque raison de s’alarmer de la violation de la Loi de 1846, mais qu’il convenait d’être tolérant si l’intérêt de l’agriculture était en jeu ». Cette dernière phrase, rapportée au sein de multiples articles émanant du corps médical, ne constitue en rien une certitude. En revanche, une thèse de médecine souligne, en 1908, « qu’il s’est établi, dans ces derniers temps, une tolérance qui, tous les jours, devient plus large et qui a même déjà reçu, pour l’Algérie, la consécration officielle d’une circulaire ministérielle ». L’auteur poursuit en citant le texte légal : « Il convient, est-il dit, en effet, dans cette circulaire en date du 21 décembre 1899, de faire l’application de l’ordonnance du 29 octobre 1846 avec la plus grande circonspection, et sans heurter les intérêts commerciaux des détenteurs de substances employées pour la destruction des parasites de la vigne »199.

Ainsi, cet usage, « gracieusement toléré par tel ministère compétent », suivant une formule de Paul Cazeneuve, n’en est pas moins illégal. En effet, si l’État ferme les yeux sur un commerce illicite, les demandes de dérogations à l’Ordonnance de 1846 n’enregistrent pas toujours une réponse favorable de l’administration. Lorsque la société dénommée « Comptoir agricole et commercial », sise 54 bis rue de Clichy à Paris, envisage la vente de 10 tonnes d’arséniate de plomb pour l’année 1906 aux maraîchers de la région parisienne, elle adresse une demande au commissaire de police du quartier Saint-Georges. Ce dernier, appliquant l’Ordonnance de 1846, refuse d’accorder une autorisation. L’administrateur-délégué de la société s’adresse alors au Préfet de police afin d’obtenir une dérogation. S’appuyant sur les réalisations américaines pour plaider sa cause, le “Comptoir agricole et commercial” insiste sur l’aspect désuet d’une loi promulguée « à une époque où le manque d’instruction pouvait être cause d’accidents qui ne se produisent plus aujourd’hui »200. Cette même entreprise indique que certains composés, comme l’arséniate de soude qui entre dans la fabrication de l’arséniate de plomb, s’achètent déjà chez les « marchands d’engrais ». Par ailleurs, une société parisienne contribue à approvisionner les vignobles algériens en arséniate de soude cristallisé.

Le Préfet de police, après réception de plusieurs demandes semblables de vente de composés arsenicaux, souhaite l’avis du Conseil d’hygiène publique et de salubrité de la Seine. Ce conseil se propose d’interdire les composés solubles201 et d’autoriser les bouillies arsenicales cupriques insolubles ou peu solubles. Par ailleurs, la préparation et la vente de tels produits ne sont alors envisagées que sous certaines conditions. Ainsi, le conseil d’hygiène annonce des stades phénologiques limités pour opérer les traitements, estime que les produits arséniés doivent posséder une couleur particulière et envisage la présence d’instructions précises destinées aux utilisateurs. Comme le note un commentaire, publié dans un périodique hygiéniste, il ne s’agit que d’un avis et « c’est au gouvernement qu’il appartient de provoquer, s’il le juge utile, les modifications nécessaires aux lois et règlements sur la matière »202.

Or, « ces résolutions, inspirées par une prudente sagesse, sont restées lettre morte. Le ministère de l’Intérieur, qui a charge de l’hygiène publique, ne semble pas les connaître »203. En fait, comme le remarque le Directeur de l’Institut Pasteur, Emile Roux, en 1906, « toutes ces réglementations restent lettre morte dès qu’il faut lutter contre les invasions des insectes et des animaux nuisibles »204.

Notes
196.

Par la suite, lors de la création du Service algérien de la défense des cultures en février 1915, succédant au Service du phylloxera, institué en fonction des indications de la conférence internationale de 1914, Trabut prend la direction du service botanique (recherches scientifiques et techniques sur les ennemis des cultures).

197.

TRABUT, « Les préparations arsenicales insecticides », dans Bulletin agricole de l’Algérie et de la Tunisie, tome 2, 1896, pp. 274-275

198.

Alf. RICHE, « Sur les dangers de l’emploi des insecticides à base arsenicale en agriculture », dans Bulletin de l’Académie de médecine, séance du 11 février 1908, fascicule 1, tome 59, 1908, pp. 193-209

199.

Valentin ROS, Sur les dangers de l’emploi des sels arsenicaux en agriculture au point de vue de l’hygiène publique, Thèse soutenue devant la Faculté de médecine de Montpellier le 23 juillet 1908, 62 p [Citation p.16].

200.

Cité par Alf. RICHE, « Au sujet de l’emploi de l’arsenic pour la destruction des insectes nuisibles à l’agriculture », dans Comptes-rendus des travaux du conseil d’hygiène publique et de salubrité de la Seine, séance du 9 novembre, 1906, pp. 795-810

201.

D’un point de vue pratique, les arsenicaux sont classés en deux catégories. La première comprend les substances solubles dans l’eau, la seconde les matières actives insolubles. Au sein du premier groupe, l’arséniate de soude et l’acide arsénieux correspondent aux principaux composés utilisés en agriculture. L’arséniate de soude, peu rémanant, agit par ingestion et contact. Les arsenicaux insolubles, quant à eux, regroupent différentes substances, agissant par ingestion, dont les arsénites et arséniates métalliques de plomb, de fer, de cuivre, de zinc…Parmi ceux-ci se trouvent des produits dont l’usage est, dans un premier temps, industriel. Nous trouvons par exemple le vert de Paris (acéto-arsénite de cuivre), le vert de Scheel (arsénite de cuivre) ou le pourpre de Londres.

202.

ANONYME, « Emploi de l’arsenic pour la destruction des insectes nuisibles à l’agriculture », dans Revue pratique d’hygiène municipale urbaine et rurale, 1907, tome 3, pp. 225-227

203.

Paul CAZENEUVE, « Discussion sur l’emploi des arsenicaux en agriculture », dans Bulletin de l’Académie de médecine, séance du 18 février 1908, tome 59, 1908, pp. 234-244

204.

Émile ROUX (1853-1933), cité par Paul CAZENEUVE, « Discussion sur l’emploi des arsenicaux en agriculture », dans Bulletin de l’Académie de médecine, séance du 18 février 1908, tome 59, 1908, pp. 234-244 [déclaration faite lors d’une séance du Conseil d’hygiène publique et de salubrité de la Seine].