C. Usage des arsenicaux entre 1900 et 1916

1. Utilisation et réticences des praticiens

La lecture des nombreuses publications se rapportant à l’arsenic tend à prouver que l’usage des composés arsenicaux s’étend rapidement dès 1896. Les hygiénistes, qui guettent le moindre accident, amplifient le phénomène alors que l’élite agricole espère, quant à elle, une augmentation des usages de l’arsenic. Ainsi, les articles concernant les produits phytosanitaires arséniés n’épargnent aucune revue agricole, médicale ou naturaliste.

En 1905, un article du Journal d’agriculture pratique indique que « les insecticides arsenicaux commencent à peine à se répandre en France, où ils sont, çà et là l’objet de timides essais »205. En fait, l’usage de l’arsenic varie avec le type de culture. Les oliviers d’Algérie et du sud de la Métropole subissent des traitements pour assurer des débouchés à la production face à la concurrence de l’Italie et de l’Espagne206. Les épandages généralisés, couramment réalisés à l’arséniate de soude207, constitue alors une nécessité en France. En effet, les stations entomologiques italiennes, possédant une certaine avance scientifique, expérimentent parfois des traitements innovants, moins onéreux et plus convaincants pour les oléiculteurs, à l’aide, par exemple, d’appâts empoisonnés pour les mouches des olives (Dacus oleae)208. En dehors des betteraves, premières plantes protégées à l’arsenic, et des oliviers, une autre culture d’importance économique capitale tire profit des arsenicaux : la vigne.

Les viticulteurs de France, Algérie comprise, plongés dans une crise de surproduction au début du vingtième siècle, produisent en moyenne 5 à 6 millions d’hectolitres en sus de la quantité consommée. Mais, si la perte naturelle d’une partie de la récolte constitue, dans ce cas précis, un bienfait pour l’économie nationale et la paix sociale, les viticulteurs méditerranéens ne l’entendent pas ainsi. Aucun exploitant ne peut admettre la possession d’une culture mal entretenue. Les pullulations de ravageurs de la vigne, pourtant exceptionnellement imaginées comme de possibles responsables d’une amplification de la crise du midi209, ne constituent aucunement un argument valable en faveur des épandages effectués avec des insecticides à large spectre. En revanche, en période de crise, les arsenicaux « sont plus faciles à employer, moins coûteux, plus actifs pour le même débours et la même main-d’œuvre »210.

Rapidement, les exploitants du midi de la France, de l’Algérie et de la Tunisie, généralisent les épandages de ce type de substances pour annihiler les dégâts des altises de la vigne. Victimes du même ravageur, les viticulteurs de la vallée du Rhône (au sud de Lyon) et surtout de la vallée du Gier appliquent régulièrement des composés arsenicaux sur les vignes et ce, dès la première décennie du vingtième siècle. Les exploitants viticoles de la Gironde usent des mêmes substances en opérant parfois des applications à grande échelle. Lors des pullulations de certains insectes en 1911, en particulier cigariers et altises, le vignoble du Médoc connaît un épandage massif de substances arsenicales. En cette année 1911, du 5 au 25 mai, « des traitements spéciaux furent appliqués d’une façon générale soit en vue de détruire l’insecte adulte, soit pour tuer les larves par des poudrages ou pulvérisations à base de produits très toxiques parmi lesquels figure en première ligne l’arséniate de plomb »211.

Si les viticulteurs et les oléiculteurs s’emparent très rapidement de l’arsenic, d’autres cultivateurs sont susceptibles d’y trouver un intérêt phytosanitaire. Nous devons noter, eu égard à l’étendue de la polyculture, qu’il est impossible de connaître l’ensemble des cultures traitées aux arsenicaux. Considérant la sécurité des consommateurs, les viticulteurs « éviteront-ils toujours de traiter des vignes sous lesquelles des légumes seront cultivés ? » s’interroge, en 1908, la Société d’encouragement à l’agriculture de la Haute-Saône. L’auteur ajoute : « De même les jardiniers, en présence des résultats procurés, ne seront-ils pas tentés de traiter à l’arsenic leurs jeunes plants contre les limaces, leurs navets contre les altises, leurs groseilliers contre les chenilles, leurs choux contre les punaises, etc. ? »212. De fait, les cultures maraîchères de la région parisienne, les pruniers de l’Ain, les cassissiers de la côte d’Or213, les pommiers et poiriers de la région lyonnaise214, de Normandie et des Hauts-de-Seine215, sont des végétaux aptes à recevoir des traitements arsenicaux.

Les exemples ci-dessus mentionnés correspondent parfois à de simples essais effectués par diverses autorités agricoles, en particulier pour les cassissiers et les fruitiers. Tous n’engendrent pas immédiatement de nouvelles méthodes de lutte. En 1906, Grosjean estime qu’il faudrait que, « lors de l’invasion d’un insecte mangeur de feuilles, quel qu’il soit, le traitement arsenical devint le traitement banal, classique »216. Cet inspecteur général de l’agriculture n’oublie pas de citer la cheimatobie, insecte des arbres fruitiers contre lequel il propose des traitements arsenicaux depuis 1896. En 1896, l’idée de détruire ce lépidoptère, grâce aux arsenicaux, apparaît en réaction aux dégâts enregistrés dans le département de Seine-et-Oise. Or, vingt ans plus tard, l’Union des syndicats agricoles de Seine-et-Oise et de la Seine (environ 40 syndicats) n’use toujours que d’un seul moyen de lutte contre la cheimatobie. La méthode, fondée sur une observation biologique précise, consiste à empêcher les femelles aptères de remonter le tronc des arbres lors de la ponte printanière. Ainsi, en 1916, 30 tonnes de graisse, destinées à engluer la base des arbres, sont distribuées aux adhérents des syndicats agricoles de Seine-et-Oise et de la Seine217. Or, si cette technique paraît répandue en France, la plupart des arboriculteurs utilisent pourtant des mélanges à base de goudrons de médiocre valeur « qui ont le grave inconvénient de sécher très rapidement »218. Les entomologistes français vulgarisent, avec succès dès 1920, un produit gluant fabriqué aux U.S.A. et nommé tanglefoot 219. Cette substance, « extrêmement appréciée des arboriculteurs », soumise aux essais dans les départements du Rhône, de la Drôme et de l’Ardèche, apparaît plus efficace que les arsenicaux.

C’est pourquoi, malgré le large spectre d’action des arsenicaux, l’usage des matières actives à base arsenicale est loin d’être général avant 1914. De plus, « en France, l’idée d’arsenic effraie un peu tous les agriculteurs et l’on éprouve encore quelque hésitation, même dans les milieux les plus initiés aux connaissances scientifiques, à utiliser en grand des composés qui, mal employés, peuvent être l’origine d’empoisonnements ; on les applique alors mal et peu, maladroitement même, et l’on arrive pas ainsi au résultat désiré »220.

Notes
205.

J. SIMONOT, « Les insecticides arsenicaux », dans Journal d’agriculture pratique, tome 2, 1905, p. 460

206.

BERTRAND, Président de la Société d’agriculture d’Alger, cité par WEISS, « Sur l’emploi des composés arsenicaux en agriculture, considérés au point de vue de l’hygiène publique », dans Bulletin de l’Académie de médecine, séance du 26 janvier 1909, tome 61, pp. 140-153 [Information p. 150]

207.

Paul CAZENEUVE, « Les insecticides à base arsenicale », dans L’horticulture nouvelle, 1908, pp. 63-66

208.

TRABUT, « La mouche de l’olive (Dacus oleae) », dans Bulletin agricole de l’Algérie et de la Tunisie, tome 12, 1906, pp. 475-476 [Commentaires des travaux du professeur A. Berlese de Florence].

209.

WEISS, « Sur l’emploi des composés arsenicaux en agriculture, considérés au point de vue de l’hygiène publique », dans Bulletin de l’Académie de médecine, séance du 26 janvier 1909, tome 61, pp. 140-153

210.

Armand GAUTIER, « Sur l’emploi des composés arsenicaux en agriculture, considérés au point de vue de l’hygiène publique », dans Bulletin de l’Académie de médecine, séance du 26 janvier 1909, tome 61, pp. 158-162. [Le coût d’un traitement classique (ramassage manuel, épandages divers) approche, en francs courants, les 600 francs par hectare. L’auteur annonce qu’un traitement arsenical constitue une dépense équivalente à la moitié, peut-être au quart de cette somme].

211.

M. MANSEAU, « Traitement contre les insectes nuisibles de la vigne (altise, cigarier, etc.) », dans Bulletin des travaux de la Société de pharmacie de Bordeaux, 1911, pp. 273-276

212.

G.B., commentaire d’un article de H. GROSJEAN, « Sur le choix des sels arsenicaux à employer comme insecticides », dans Le sillon, n°5, 1908, pp. 80-84

213.

Alf. RICHE, « Au sujet de l’emploi de l’arsenic pour la destruction des insectes nuisibles à l’agriculture », dans Comptes-rendus des travaux du conseil d’hygiène publique et de salubrité de la Seine, séance du 9 novembre, 1906, pp. 795-810 [Essais réalisés]

214.

ANONYME, « Ver des pommes et des poires », dans Revue horticole des Bouches-du-Rhône, n° 694, avril 1912, pp. 85-88 [Seuls les essais de la station viticole de Villefranche-sur-Saône sont cités].

215.

L. FRANÇOIS, « Les composés de l’arsenic et la destruction des parasites », dans Revue de chimie industrielle, tome 23, 1912, pp. 124-131. [Essais réalisés chez les cultivateurs avec utilisation normale des fruits sous forme de cidre ou de nourriture].

216.

H. GROSJEAN, « La Noctuelle en Bretagne et les traitements arsenicaux », dans Journal d’agriculture pratique, tome 2, 1906, pp. 272-273

217.

Eugène DURU, « La Cheimatobie », dans Journal de la Société nationale d’horticulture de France, tome 13, mars 1917, pp. 83-84.

218.

André PAILLOT, « La lutte contre la cheimatobie par les ceintures gluantes », dans Compte rendu des séances de l’Académie d’agriculture de France, séance du 9 mars 1921, pp. 274-277

219.

Paul MARCHAL, « Protection des arbres fruitiers contre les insectes par les ceintures gluantes », dans Compte-rendu des séances de l’Académie d’agriculture de France, séance du 9 mars 1921, pp. 260-262

220.

Jean ESCARD, « Les composés arsenicaux », dans Comptes-rendus des séances de la société d’histoire naturelle d’Autun, tome 25, 1912, pp. 85-96