Contrairement aux U.S.A., où l’utilisation massive des arsenicaux agricoles se traduit dans certains états par une augmentation du nombre de suicides254, la France connaît essentiellement des accidents résultant de l’usage des préparations arsenicales. Bien que les cas d’empoisonnements criminels, souvent seuls mentionnés dans les traités et présents dans l’imaginaire collectif, existent réellement, les accidents divers apparaissent nettement plus nombreux dès la fin du dix-neuvième siècle255. Les empoisonnements involontaires, liés à un usage agricole, dus aux arsenicaux peuvent se classer en deux catégories. La première correspond à des erreurs de manipulations du produit incriminé et la seconde traduit des négligences dans l’application des substances toxiques lors d’un traitement.
Les intoxications que nous pouvons classer dans la première série d’imprudences représentent les exemples types mis en avant par le corps médical afin de prouver la dangerosité des arsenicaux. Le plus célèbre exemple d’empoisonnement lié à l’arsenic agricole a lieu en septembre 1887 et constitue pendant de nombreuses décennies la référence des détracteurs des antiparasitaires arséniés. Un riche propriétaire, le comte de Villeneuve-Flayosc, établi à Hyères (Var), vend alors du vin à un prix modique. « Aussi, toute la classe ouvrière venait-elle s’y approvisionner »256. Or, en 1881, plusieurs années avant la rationalisation scientifique de l’utilisation des arsenicaux, cet exploitant se procure, « sous l’influence de certaines lectures et peut-être aussi de l’assertion d’un personnage qu’il croyait expert en la matière »257, 600 kg d’acide arsénieux. Il s’agit alors d’épandre une fumure arsenicale destinée à la destruction du phylloxera. Mais, l’ensemble du produit toxique n’est pas répandu dans les vignes. En 1887, les 75 kg restant sont employés par mégarde, à la place du sulfate de chaux, dans une opération de plâtrage du vin. Cette méprise, opérée par un ouvrier, apparaît fort compréhensible car l’acide arsénieux est une substance blanche qui ressemble à d’autres produits. Le sucre, le plâtre ou encore l’acide tartrique possède un aspect identique à ce composé arsenical. L’empoisonnement, qui prospère pendant trois mois sans explication médicale, touche plus de 400 personnes dont trois décèdent des suites certaines de l’intoxication. Par la suite, lors d’intoxications arsenicales, d’origine inconnue, le plâtrage des vins aux arsenicaux devient l’une des explications possibles. C’est le cas lors d’une intoxication de plusieurs centaines de marins, relatée dans une revue médicale en 1932. La consommation d’un vin espagnol contenant de l’arsenic entraîne des problèmes de santé importants, mais sans gravité à long terme, sur divers navires approvisionnés avec la même boisson. Or, si l’entrepositaire français de ce breuvage toxique considère que les vignes furent traitées après la floraison c’est-à-dire trop tardivement, d’autres explications sont possibles. Pour les médecins de 1932, « l’erreur de plâtrage, comme dans l’épidémie des vins d’Hyères », demeure la première hypothèse citée258.
Mais, dans l’Entre-deux-guerres, les méprises ne possèdent pas un caractère de gravité aussi intense. Parfois, le lavage des récipients réutilisés, ayant contenu des arséniates, est négligé avant qu’ils ne resservent259. Les intoxications peuvent survenir lorsque les emballages sont réutilisés pour empaqueter des denrées alimentaires260. Dans d’autres cas, comme dans l’affaire des vins d’hyères, de l’arséniate de chaux est utilisé comme aliment. En 1942, dans le Vexin, un cultivateur livre chez un boulanger des arsenicaux à la place de la farine et empoisonne involontairement 150 personnes261. Ce genre d’erreur ne produit pas toujours des empoisonnements massifs et provoque parfois « des malaises sans importance » comme en 1942, où un couple de bretons emploie, pour son propre usage, l’arséniate de chaux à la place de la farine d’orge262.
Les quelques exemples précédents démontrent, outre le danger des arsenicaux, la négligence des utilisateurs et un manque de conscience des risques encourus. Cependant, les problèmes quotidiens auxquels sont confrontés les agriculteurs lors des épandages possèdent également un grand intérêt puisqu’ils démontrent l’insuffisance de l’application du texte de 1916.
En effet, l’arrêté du 15 septembre 1916 oblige les employeurs à fournir à leurs ouvriers différentes protections (masques, gants, vêtements réservés aux traitements…) et les rend responsables de l’application de plusieurs mesures sanitaires (interdiction de fumer ou de manger). Cependant, bien que ce texte sous-entende que de telles dispositions s’appliquent à tous, les petits propriétaires, exploitant seul ou en famille leur terre, ne sont pas cités. Après la Première guerre mondiale, le corps médical déplore que les obligations imposées par le décret et l’arrêté de 1916 ne soient pas respectées. « Il est malheureusement à craindre que la vulgarisation de cet excellent document soit encore insuffisante dans les exploitations viticoles de nos régions, et, il est en tout cas fort regrettable que les prescriptions qu’il comporte ne soient pas toujours suivies à la lettre, ainsi que nous avons pu, maintes fois, nous en rendre compte »263.
Or, ce phénomène perdure et les prescriptions des textes officiels ne modifient en rien le comportement de nombreux praticiens. À la veille de la Seconde guerre mondiale, « on voit encore des ouvriers prendre leur déjeuner ou porter leur cigarette à la bouche les mains souillées de bouillies arsenicales ; on en voit même qui soufflent dans le jet de leur pulvérisateur pour le dégorger et il n’en faut pas davantage pour que surviennent de graves intoxications »264. Ces faits se reproduisent probablement un grand nombre de fois et ne sont mentionnés que lorsqu’une intoxication grave en découle. Ainsi, en juin 1942, un arboriculteur du Beaujolais consulte un médecin pour une paralysie de la jambe. L’intoxication arsenicale, décelée très vite, se produit après usage de l’arséniate de plomb. Or, il s’avère que le patient, âgé de 67 ans fume des cigarettes pendant le traitement et remarque même un dépôt anormal sur un mégot265.
Mais, une telle inconscience ne traduit pas l’ensemble des comportements agricoles à l’égard des produits les plus toxiques. Certains agriculteurs, avant 1939, avouent avoir « un peu peur » des arsenicaux et ne pas manger ni fumer pendant les traitements. Cependant, ils négligent les protections corporelles, en particulier pour les mains266. Malgré une prudence relative, de tels agissements engendrent souvent des intoxications bénignes, à peine remarquées et souvent ignorées des médecins. En 1943, une thèse de médecine, consacrée à l’arsenicisme des viticulteurs du Beaujolais, affirme : « Tous les ans, après les traitements de leurs vignes et de leurs arbres par l’arséniate de chaux ou de plomb, les vignerons présentent une pigmentation de la peau, des callosités aux mains et aux pieds, sans plus d’inconvénients »267.
Outre, les intoxications, plus ou moins graves, résultant de négligences diverses de la part des cultivateurs, certains cas d’empoisonnements sont liés au comportement des agriculteurs occasionnels. La période de l’occupation, caractérisée par une diminution de la production agricole, révèle un engouement pour le jardinage. La pratique de la protection des cultures, nécessaire mais souvent mal comprise, entraîne parfois des accidents. En 1941, un article du Lyon-médical rapporte le cas d’un fromager jurassien qui pulvérise, par mégarde, de l’arséniate de plomb sur des salades lors du traitement d’un champ de pomme de terre. La consommation immédiate des salades cause inévitablement une hospitalisation268.
S.W. ABOTT, « Some historical and statistical facts pertaining to the use of arsenic as a poison », dans Boston médical and surgical journal, vol 120, n°20, 16 mai 1889, pp. 477-480. [Voir aussi dans la même revue : F.A. HARRIS, « Arsenic in the courts », vol. 121, n°10, pp. 225-227, 5 septembre 1889].
Georges BROUARDEL, Etude sur l’arsenicisme, Thèse de médecine, soutenue devant la Faculté de médecine de Paris le 17 février 1897, 208 p. [Voir en particulier les tableaux des paralysies consécutives à l’ingestion des composés arsenicaux pp. 130-139].
Prosper BARTHELEMY, De l’empoisonnement chronique par l’arsenic, ses rapports avec les épidémies d’acrodynie, thèse soutenue devant la Faculté de médecine de Montpellier le 19 mars 1889, 40 p.
V. COUGIT, « Affaire des vins empoisonnés d’Hyères », dans Annales d’hygiène publique et de médecine légale, série 3, tome 20, 1888, pp. 348-360. [Le rapport médico-légal, publié dans cet article de V. Cougit, indique 11 cas de morts suspectes dont trois sont causés sans aucun doute par l’acide arsénieux. Le nombre total de personnes intoxiquées cité dans ce rapport est de 435].
THOREL, VINZENT, « A propos d’une intoxication collective par l’arsenic », dans Annales de dermatologie et de syphiligraphie, série 7, tome 3, n°7, juillet 1932, pp. 618-624
O. RAYNAUD, Contribution à l’étude des polynévrites arsenicales, thèse soutenue devant la Faculté de médecine de Montpellier le 21 décembre 1920, 39 p.
M. DUVOIR, H. DESOILLE, « Ce qu’il faut redouter en période de restrictions alimentaires, dans Revue médicale française, 1941, pp. 141-142
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Émile PERROT, « Les intoxications par les arsenicaux », dans Bulletin de l’Académie de médecine, tome 126, n°22-25, 1942, pp. 356-357
O. RAYNAUD, Contribution à l’étude des polynévrites arsenicales, thèse soutenue devant la Faculté de médecine de Montpellier le 21 décembre 1920, 39 p
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SAVOYE, entrevue du 10 février 1996.
André-Louis MANIPOUD, Sur une forme spéciale d’arsenicisme chronique d’origine professionnelle chez les viticulteurs du beaujolais, thèse de médecine, présentée devant la faculté de médecine de Lyon le 30 juin 1943, 62 p.
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