4. Utilisation et vulgarisation des produits interdits

Malgré l’interdiction de 1916, les composés solubles, en particulier l’arséniate de soude, demeurent utilisés par les agriculteurs durant plusieurs décennies279. En France métropolitaine, un tel comportement apparaît cependant comme marginal. De plus ce produit demeure essentiellement utilisé comme ingrédient dans la fabrication de l’arséniate de plomb. En 1937, le Guide pratique de défense sanitaire des végétaux, affirme à propos de ce composé, que des praticiens « le prépare encore quelque fois dans les vignobles du midi et de l’Afrique du nord ». Les auteurs de ce manuel ajoutent que la bouillie, malgré de « bons résultats », possède l’inconvénient « de nécessiter l’emploi d’arséniate de soude, interdit par la loi »280. De nombreuses organisations proposent une révision de la réglementation. La Ligue nationale de lutte contre les ennemis des cultures, dont les responsables sont les auteurs du Guide pratique de défense sanitaire des végétaux, considère que « la préparation, la vente et l’emploi des arsenicaux insolubles (arséniate de plomb) et surtout des arsenicaux solubles, sont soumis à une réglementation restrictive qui entraverait la lutte contre les parasites par ces sels et la rendrait impossible, si existaient les innombrables gendarmes qui pourraient être chargés d’appliquer les règlements »281.

La toxicité de l’arséniate de soude n’apparaît pas toujours comme la raison expliquant son retrait commercial officiel. Certains, parmi les propagateurs du progrès agricole, n’essaient pas de discuter cette nocivité et considèrent l’usage des arséniates manufacturés comme un effet de mode, probablement lié à des intérêts particuliers. Oubliant la législation, un rapport du Professeur d’agriculture de Villefranche-sur-Saône explique l’usage des arsenicaux insolubles de la façon suivante : « Une campagne depuis longtemps engagée, tant par certains fonctionnaires que par des industriels, tend à faire préférer les arséniates industriels aux arséniates préparés à la ferme »282. Cet extrait traduit, lui aussi, le fait que des cultivateurs ne cèdent pas tous aux obligations légales et poursuivent la préparation des composés insecticides.

Comme nous l’avons énoncé précédemment, des pratiques constituant des entorses aux textes officiels apparaissent régulièrement dans la presse agricole ou médicale. Que les cultivateurs tentent de réaliser des économies en usant de substances illicites semble logique. En revanche, la vulgarisation opérée par les services officiels, ou leurs représentants locaux, en vue d’imposer l’utilisation de pesticides illicites apparaît comme nettement plus étonnante.

Ainsi, en 1930, Paul Cazeneuve dénonce la propagande d’un ingénieur agronome qui préconise l’usage des poudrages arsenicaux283. Or, l’arrêté du 15 septembre 1916 prohibe ce type de traitement en affirmant que les substances arsenicales « ne seront en aucun cas répandues à l’état sec sur les plantes »284. La raison d’une telle interdiction réside dans le simple fait que les poudres ainsi dispersées constituent un danger, par inhalation, pour les opérateurs. Mais, ce fait, marquant la décision d’un individu isolé, guidé par l’envie de répandre une méthode de lutte contre les ennemis des cultures particulièrement efficace, entre aussi dans la catégorie des infractions mineures démontrant simplement le peu de contrôle alors opéré par l’État. Dans certains cas, les entorses réglementaires proviennent directement des services officiels du Ministère de l’Agriculture. En effet, le Service de la défense des végétaux préconise, au moins une fois, sans modification légale préalable, des substances arsenicales prohibées. Nous devons développer quelque peu cet aspect de la propagande officielle.

À la fin des années 1920, l’éradication des mouches des cerises (Rhagoletis cerasi), à l’aide de produits très actifs, apparaît comme une nécessité commerciale absolue. En effet, à partir de juin 1926, divers textes officiels britanniques, souvent paravents d’une politique protectionniste, interdisent toutes exportations de fruits véreux à destination de la Grande-Bretagne. Or, certaines régions productrices possèdent des variétés adaptées au goût de la clientèle d’Outre-Manche, comme, par exemple, la vallée du Rhône285. Le seul département du Rhône, producteur fruitier de première importance dans l’entre-deux-guerres, exporte en 1926 environ 1 000 tonnes de cerises à destination de la Grande-Bretagne et de la Suisse286. Des conférences agricoles publiques, concernant le traitement de la mouche des cerises, apparaissent alors dans les programmes de propagande de la D.S.A. de ce département287. Bien que nous ne connaissions pas le contenu réel des discours destinés aux agriculteurs du Rhône, nous pouvons aisément concevoir que certains conseils issus du ministère de l’Agriculture soient transmis aux cultivateurs288. Or, le service de défense des végétaux du ministère préconise l’usage de l’arséniate de soude, composé arsenical soluble, contrevenant ainsi au décret de 1916. Le Ministère octroie même une subvention à certaines préfectures. Ainsi, les arboriculteurs de l’Isère, après inscription à la D.S.A., ne paient que la moitié du prix de revient et reçoivent le produit prêt à l’emploi289. Méthode de lutte fondée sur la mise en place, dans les arbres, d’appâts empoisonnés par l’arséniate de soude, il ne s’agit en fait que de la transposition d’une technique déjà envisagée pour détruire la mouche de l’olivier (Dacus oleae)290. Outre le fait que cette méthode de destruction n’apparait pas pleinement satisfaisante291, des voix s’élèvent pour critiquer fermement le rôle du ministère compétent. Ainsi, un article du Lyon-horticole, signé “un paysan caladois”292, condamne le comportement des responsables ministériels : « Pas de doute : le ministère de l’agriculture, dans tel de ses services, ignore la loi, en fait bon marché, et finalement fait bon marché de l’hygiène et des enseignements dramatiques que fournit l’histoire copieuse de l’arsenic et de ses méfaits »293.

Notes
279.

E. DUFILHO, « L’arsenic agricole », dans Bulletin des travaux de la Société de pharmacie de Bordeaux, tome 70, 1932, pp. 257-262

280.

Georges CHAPPAZ, Paul MARSAIS, F.-L. BRANCHER, M. FREDOU, C. DEGUY (sous la direction de), Guide pratique pour la défense sanitaire des végétaux, Ligue nationale de lutte contre les ennemis des cultures, Paris, 1937, 293 p. [Citation p. 209].

281.

Émile BLANCHARD, « Les arsenicaux en arboriculture fruitière », dans Compte-rendu des séances de l’académie d’agriculture de France , 1933, pp. 180-182

282.

A.D.-Rhône, 7 MP 53, Rapport sur le fonctionnement de la chaire d’agriculture de l’arrondissement de Villefranche et de l’école départementale d’hiver de Villefranche-sur-Saône, 1932

283.

Paul CAZENEUVE, « Les poudrages insecticides dangereux », dans Lyon-horticole et l’horticulture nouvelle réunis, n°6, 5 juin 1930, pp. 85-86. [Il s’agit de la critique d’un article publié le 30 mars 1930 dans La vie agricole et rurale].

284.

« Arrêté pour la vente et l’emploi en agriculture des composés arsenicaux », dans Journal officiel de la République française, n°256, 20 septembre 1916, p. 8306 [Article 3]

285.

J. BENATRU, « Interdiction de l’importation des cerises françaises en Angleterre », dans Lyon-Horticole et horticulture nouvelle réunis, n°5, 1931, p. 115

286.

7 MP 53, A.D.-Rhône, Rapport sur le fonctionnement de la chaire spéciale d’arboriculture et d’horticulture en 1926/1927

287.

7 MP 53, A.D.-Rhône, Rapport sur le fonctionnement de la DSA du Rhône en 1927-1928, 15 p.

288.

Cela est d’autant plus probable que la station viticole et pomologique de Villefranche-sur-Saône se livre à des essais, chez des particuliers, de substances telle que l’arséniate de soude entre 1927 et 1930. Ces expérimentations de produits illégaux sont destinées à combattre non les mouches des cerises mais les pyrales de la vigne. Le Conseil général du Rhône, grâce aux crédits mis à disposition de la chaire d’agriculture de Villefranche-sur-Saône, permet un suivi scientifique des résultats acquis. L’ensemble possède donc un aspect légal.

289.

Henri ROY, « La mouche de la cerise », dans Procès-verbaux de la Société dauphinoise d’études biologiques (Bio-club), n° 117, 2 mai 1928, pp. 53-55

290.

ANONYME, « La mouche des cerises », in “Chronique agricole”, dans Journal d’agriculture pratique, nouvelle série, tome 49, volume 1, 1928, p. 327. [Cet article reprend les termes d’une affiche éditée par le Ministère de l’Agriculture et concernant les méthodes de lutte contre la mouche des cerises].

291.

A.S. BALACHOWSKY, L. MESNIL, Les insectes nuisibles aux plantes cultivées, tome premier, Paris, 1936, 1137 p. [Rhagoletis cerasi, pp. 253-259. [Les auteurs considèrent la lutte par appâts comme de simples expériences].

292.

Eu égard aux précisions apportées au sein de cet article, à la connaissance précise du sujet du point de vue de l’hygiène publique, nous pouvons nous demander si le paysan caladois n’est pas Paul Cazeneuve, propriétaire d’un important vignoble dans le Beaujolais et rédacteur de plusieurs articles dans Lyon-horticole.

293.

UN PAYSAN CALADOIS, « Sur le danger arsenical en horticulture », dans Lyon-horticole et horticulture nouvelle réunis, n°7, 1928, pp. 101-103