A. L’élite agricole et les cultivateurs (1860-1918)

1. L’échec relatif de Charles Willemot

Les premières tentatives rationnelles de cultures et d’utilisations du pyrèthre se développent en France grâce à l’action de Charles Willemot, membre, à partir de 1857, de la Société impériale et centrale d’horticulture. Ce dernier indique que des poudres de pyrèthre, extraites de divers végétaux, sont introduites en France vers 1850. La poudre insecticide à base de pyrèthre apparaît rapidement comme capable de détruire, non seulement les arthropodes domestiques mais également les insectes ravageurs des denrées stockées et des cultures sur pieds (arbres fruitiers, colzas, fèves…). En 1855, le Docteur Mismaque note que la poudre « tue infailliblement tous les insectes quels qu’ils soient » et « il n’y a de différence que dans la durée de l’agonie »299.Cependant, plusieurs années s’écoulent avant que « l’on eut reconnu toute l’importance de l’une d’elle ». Pour Willemot, « son prix élevé et les nombreuses falsifications dont elles font l’objet empêchaient le public d’en faire l’acquisition et d’en apprécier toute l’efficacité »300. Cependant, nous pouvons constater un développement rapide des usages domestiques (et non agricoles) des poudres de pyrèthre. Ainsi, nous pouvons lire en 1857 : « Ses capitules séchés et pulvérisés constituent la poudre que l’on emploie journellement aujourd’hui avec un plein succès pour détruire les punaises et, en général, différents insectes incommodes ou nuisibles »301. À cette date, les principaux pays importateurs de poudre de pyrèthre, à usage domestique, sont la Russie, l’Allemagne et la France302.

L’innovation de Charles Willemot réside dans l’idée de vouloir assurer une production française pour s’affranchir des pyrèthres étrangers. Dans certaines contrées, l’usage de la poudre de pyrèthre, en tant qu’insecticide, correspond à un acte habituel. C’est le cas en Géorgie, pays où Willemot possède un ami établi à Tiflis303. Ce dernier expédie dès 1856 à son correspondant français des poudres de pyrèthre du Caucase. Peu après, Willemot obtient, par le même canal, des graines de la précieuse plante. Au printemps 1857, les premiers semis français sont effectués. A l’automne de la même année, une présentation d’un pied vivant, de fleurs, de graines et de poudres de pyrèthre est réalisée officiellement lors d’une séance de la Société impériale et centrale d’horticulture. Dès janvier 1858, C. Willemot imagine de développer la culture afin de diminuer le prix de la poudre insecticide de 50 à 60 % et, ainsi, d’en favoriser la diffusion304.

Plus que la vente du produit fini, l’expérimentateur souhaite avant tout distribuer ses plants. Ainsi, en 1858, il annonce une production, estimée pour l’année 1859, correspondant à 100 000 pieds de pyrèthre qu’il souhaite vendre à bas prix305. D’autres évaluent les plantations à plus de 300 000 pieds et considèrent avec optimisme qu’à l’avenir « l’agriculture pourra se débarrasser à peu de frais, de myriades d’insectes dont les ravages lui causent des pertes qui se comptent par centaines de millions »306.

Malgré l’extension de ses cultures personnelles, Charles Willemot espère convaincre l’élite scientifique de l’imiter afin d’assurer la propagation de cette nouvelle plante. En effet, outre les encouragements publics (médailles, articles élogieux) offerts par la Société d’horticulture, qui se considère comme « l’une des associations les plus nombreuses et les plus prospères »307, il propose, à l’automne 1858, des plants français, issus de ses propres cultures aux membres de la Société zoologique d’acclimatation 308. Plusieurs adhérents se portent acquéreurs et reçoivent, par l’intermédiaire de la Société, des plantes vivantes dès l’été 1859309.

Cependant, le pyrèthre du Caucase, que Duchartre nomme en 1859 Pyrethrum Willemoti, ne connaît pas le succès escompté. Les arguments généralement invoqués pour expliquer cet échec concernent le prix, toujours élevé, et les falsifications, permanentes et variées, des poudres. En effet, malgré la modicité du prix des poudres de Willemot310, l’étendue des cultures françaises ne permet pas d’envisager une distribution généralisée. Ainsi, pour des raisons économiques, le lien entre la masse des agriculteurs et l’avant-garde éclairée ne semble pas s’opérer. Nous pouvons ajouter aux causes précédentes, l’incapacité des élites agricoles à répandre, parmi les cultivateurs, la culture du pyrèthre.

En effet, la propagande par l’exemple ne s’adresse pas à l’ensemble des paysans. Il apparaît en effet que les multiples essais, cités par Willemot, réalisés tant dans les lieux d’habitations (Hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Paris par exemple) que dans des serres ou jardins (jardin d’expérience du cercle pratique d’horticulture de Seine-Inférieure, jardin du Muséum à Paris, serre du Président de la Société d’horticulture de Sens…), incontestablement concluants, ne constituent pas les fondements du développement espéré. De même, les démonstrations, organisées lors de manifestations horticoles (exposition d’horticulture de Rouen, exposition d’automne de la Société impériale et centrale d’horticulture en1858…), participent certes à répandre l’idée qu’une utilisation du pyrèthre permet de détruire de nombreuses espèces d’insectes parmi les naturalistes mais ne possèdent que peu d’impact sur l’ensemble des agriculteurs.

Cette ambiguïté, entre la volonté de libérer les paysans de certains fléaux et l’impossible réalisation de ce projet, se concrétise, dès la fin des années 1850, dans l’observation du type d’établissement cultivant ou utilisant le pyrèthre. Ainsi, le Museum d’histoire naturelle effectue des traitements concernant aussi bien la sauvegarde des animaux empaillés que des plantes de ses serres, le Ministère de l’Intérieur préserve des lainages grâce au pyrèthre, celui de l’Algérie utilise la poudre pour conserver des produits lors d’expositions…Quant aux principaux lieux de cultures, il correspondent à divers jardins botaniques (Jardins des plantes, de la faculté de médecine de Paris…) et à quelques propriétés importantes, comme celles du baron J.Rothchild. En outre, il apparaît que certaines organisations horticoles tentent d’implanter le pyrèthre dans des jardins d’essais (cercle pratique d’horticulture de la Seine-Inférieure). Mais, ni Charles Willemot, ni ceux qui le soutiennent ne font mention d’utilisation agricole réelle, qu’elle soit locale ou nationale.

Notes
299.

MISMAQUE, « Sur l’emploi de la poudre végétale insecticide », dans Journal de la Société impériale et centrale d’horticulture, volume 1, juillet 1855, pp. 281-282

300.

Charles WILLEMOT, Destruction des insectes nuisibles ou résumé historique des propriétés du pyrèthre du Caucase, Willemot, Paris, 1859, 32 p.

301.

ANONYME, « Séance du 22 octobre 1857 », dans Journal de la Société impériale et centrale d’horticulture, tome 3, p. 672. [Commentaire de la présentation d’un pied vivant de pyrèthre par C. Willemot].

302.

ANONYME, « Insect-powder », dans Pharmaceutical journal and transactions, tome 18, 1858-1859, pp. 523-524

303.

P. DUCHARTRE, « Note sur le Pyrethrum willemoti », dans Journal de la Société Impériale et centrale d’horticulture, tome 5, 1859, pp. 207-217

304.

ANONYME, « Séance du 28 janvier 1858 », dans Journal de la Société Impériale et centrale d’horticulture, tome 4, 1858, p. 82

305.

ANONYME, « Séance du 9 septembre 1858 », dans Journal de la Société Impériale et centrale d’horticulture, tome 4, 1858, p. 588

306.

Charles BERANGER, dans La Patrie, 7 juin 1859 [Cité par C. Willemot dans Destruction des insectes nuisibles ou résumé historiques des propriétés de pyrèthre du Caucase, 1859, 32 p.]

307.

P. DUCHARTRE, « Compte-rendu des travaux de la Société pendant l’année 1857 », dans Journal de la Société Impériale et centrale d’horticulture, tome 4, 1858, p. 32-44 [La société compte, au premier janvier 1858, 2089 adhérents et 112 sociétés savantes correspondantes].

308.

ANONYME, « Séance du 22 octobre 1858 », dans Bulletin de la Société impériale zoologique d’acclimatation, tome 5, 1858, p. 563

309.

ANONYME, « Séance du 8 juillet 1859 », dans Bulletin de la Société impériale zoologique d’acclimatation, tome 6, 1859, p. 388

310.

Ch. FRIÈS, « Exposition de la Société impériale et centrale d’horticulture », dans le Moniteur universel, n°180, 29 juin 1859, p. 747