D. De l’agriculture aux appartements

Dès que la maîtrise de la culture du pyrèthre apparaît acquise, certains responsables agricoles tentent une diffusion de cette plante auprès des cultivateurs. Fernand Willaume, ingénieur agronome et préparateur à la station entomologique de Paris, considère, en 1926, que les services officiels doivent vulgariser l’usage du pyrèthre. Il prend alors exemple sur son propre travail et s’exprime ainsi : « Une propagande intensive doit être poursuivie par les offices agricoles à l’exemple de l’office de Seine-et-Oise notamment, qui nous a aidés dans nos efforts pour la distribution de graines et de plants, accompagnés de tracts recommandant l’usage du pyrèthre dans le cas où il doit être employé pour le moment, c’est à dire principalement en petite culture potagère, maraîchère ou en horticulture ». Ainsi, les agriculteurs devraient pouvoir traiter les plantes fragiles (floriculture) ou ne pouvant, pour des raisons de sécurité alimentaire, recevoir des épandages de produits toxiques (plantes potagères). Willaume préconise simplement l’éducation des petits exploitants à la culture, la préparation et l’utilisation du pyrèthre, et ce en dehors des circuits commerciaux et industriels. Cet ingénieur agronome en profite pour fustiger l’impact psychologique désastreux sur les paysans du comportement mercantile de certains fabricants peu scrupuleux : « Au cours des essais que nous avons entrepris sur le pyrèthre, nous avons maintes fois constaté le mal très réel que pouvait faire la confusion de certains produits commerciaux recommandés par des réclames inconsidérées, et du produit obtenu par la méthode familiale. Le premier, trop cher pour son efficacité rebute le particulier, qui étend ensuite sa réprobation sur tout ce qui porte le nom de pyrèthre et à qui il est alors très difficile de faire abandonner ce préjugé »358. Le coût des traitements explique les raisons d’un emploi restreint à certaines cultures nécessitant un soin particulier. Un article du Lyon-horticole, daté de 1922, indique que, « depuis longtemps les horticulteurs de la région lyonnaise obtiennent de bons résultats en employant comme insecticide la solution de savon noir pour la destruction des pucerons noirs et verts qui parasitent bon nombre de plantes cultivées »359. En revanche, la destruction de certaines espèces, comme les pucerons lanigères, essentiellement présents sur les arbres fruitiers, oblige l’arboriculteur à badigeonner et frotter au pinceau les écorces afin de favoriser un contact entre le produit et l’insecte réfugié dans les anfractuosités du tronc360. Face à la perte de temps et au coût engendrés par une telle difficulté, il paraît logique que les agriculteurs ne s’adonnent pas, ou peu, à ce type de traitement.

Mais, si le prix des produits constitue un obstacle à la diffusion du pyrèthre, d’autres éléments, plus techniques, entrent en ligne de compte. Dès 1935, A.S. Balachowsky note que « l’emploi des pyrèthrines diminue chaque année d’importance dans le domaine agricole », mais que, « par contre, en tant qu’insecticide domestique, dans la lutte contre les mouches et les moustiques, dans les appartements, le pyrèthre n’a pour ainsi dire pas été égalé jusqu’ici »361. De fait, l’un des principaux acheteurs du pyrèthre français de l’entre-deux-guerres est la société Fly-tox, spécialisée dans les produits domestiques.

Eu égard aux difficultés d’approvisionnement, la période de l’Occupation devrait logiquement correspondre à un nouvel essor de l’usage du pyrèthre. Or, bien que cette solution soit envisagée comme possible, aucun développement d’envergure n’apparaît. En 1942, Pierre de Lapparent, ingénieur agronome, en explique les raisons : « le pyrèthre est lui-même raréfié et sa culture, possible en Europe, ne sera pas assez développée dans les années toutes prochaines »362. En effet, la Libération, et l’apparition des pesticides de nouvelle génération, survient avant les deux ou trois années de cultures nécessaires à un plein rendement des chrysanthèmes insecticides.

Cependant, outre les problèmes économiques, les extraits de pyrèthre ne constituent aucunement des produits fiables. En effet, plusieurs obstacles incontournables freinent l’efficacité des fleurs du pyrèthre. A la récolte, les capitules doivent parvenir rapidement aux industriels et ce, sans connaître l’humidité. Ainsi, en 1932, année de fortes pluies dans le Midi, les végétaux mouillés offrent un insecticide peu performant, probablement à la suite de fermentation363. Mais, le principal problème concerne la fugacité d’action des insecticides à base de pyrèthre et les difficultés de stockage des matières actives. Ces dernières, détruites par l’action de la lumière, de la chaleur et, dans une moindre mesure de l’air364, empêchent le développement réel d’un tel insecticide agricole. L’extrême sensibilité à la lumière semble condamner définitivement les possibilités d’usage du pyrèthre lors de l’apparition, après la Seconde guerre mondiale, des produits de synthèse comme les organochlorés. Dès 1945, certains auteurs, jugeant l’intérêt potentiel des nouveaux insecticides chimiques, n’hésitent pas à remettre en cause la culture des plantes insecticides, dont le pyrèthre, en France métropolitaine comme dans les colonies. Ainsi, un article de la Revue de botanique appliquée et d’agriculture tropicale affirme à propos des nouveaux produits : « Si vraiment ils permettent d’éliminer les insectes ravageurs des plantations, ou ceux nuisibles à l’Homme, vecteurs de maladies, etc., la culture des plantes insecticides n’aurait plus sa raison d’être »365. Considérant les causes de l’abandon presque total du pyrèthre et de la roténone, Paul Bervillé, inspecteur du S.P.V. à Montpellier, explique en 1955 : « Ces insecticides sont caractérisés par une instabilité qui rend difficile leur conservation pendant quelques mois et qui explique la régression de leur utilisation »366.

De fait, dans un premier temps, les cultures disparaissent, les matières actives naturelles également. Cependant, les phénomènes de résistance aux insecticides de synthèse induisent une nouvelle augmentation de la fabrication du pyrèthre au cours des années 1950. La production de cet insecticide naturel trouve ces principaux débouchés aux Etats-Unis. Le premier pays producteur est alors le Kenya. Ce dernier commercialise plus de 7 000 tonnes de pyrèthre en 1956 soit autant que la production mondiale de 1939 et près de cinq fois celle de 1948367. Mais, une fois de plus, le pyrèthre connaît un usage principal destiné directement à la résolution de problèmes médicaux. La fabrication de cet insecticide concourt à l’élimination des anophèles, des poux, des puces, des moustiques de Trinidad (respectivement vecteurs du paludisme, du typhus, de la peste et de la fièvre jaune) et des mouches domestiques.

Les principes actifs ou pyréthrines, contrairement à d’autres extraits végétaux (nicotine par exemple), donneront naissance à partir du milieu de la décennie 1970-1980 à une nouvelle famille de produits de synthèse. Cette dernière comprend, par exemple, la deltaméthrine, considérée lors de sa découverte en 1974, comme « le plus puissant insecticide connu »368. Les problèmes liés à la fragilité des pyréthrines naturelles étant éliminés, l’industrie chimique produit alors de nombreuses matières actives destinées majoritairement à l’agriculture.

Nous pouvons conclure ce chapitre par la constatation que le maintien de la production agricole, à des fins alimentaires ou commerciales, correspond à un intérêt national de premier ordre. La politique d’usage des arsenicaux, développée par certains services de l’Etat, au début du vingtième siècle est particulièrement révélatrice de la recherche d’une efficacité absolue. De même, les premières tentatives d’homologation des produits procèdent du souci de fournir aux agriculteurs des produits efficaces. Les notions de toxicité, pourtant étudiées par de nombreux médecins, ou de pollutions n’interviennent que dans un second temps. Dans les exemples que nous avons développés, il apparaît également que, dans l’Entre-deux-guerres, la mise en place de produits de substitution aux arsenicaux n’est pas aisée.

Après la Seconde guerre mondiale, l’apparition de la chimie de synthèse est saluée par les spécialistes comme permettant de régler définitivement de multiples problèmes phytosanitaires. Certains produits à large spectre, comme le DDT, apparaissent par ailleurs comme possédant une toxicité aiguë sinon négligeable, du moins extrêmement faible. Mais, l’utilisation massive de ces produits entraîne par voie de conséquence une mise en échec définitive de ces matières actives. L’industrie est alors obligée de chercher et de fournir à l’agriculture des pesticides de plus en plus nombreux. Avec le temps, la notion même d’efficacité n’est plus perçue de manière identique. Les produits deviennent de moins en moins rémanents et de plus en plus spécifiques.

Notes
358.

Fernand WILLAUME, « Les problèmes actuels des insecticides », dans Compte-rendu des séances du congrès national pour la lutte contre les ennemis des cultures, Lyon 28-30 juin 1926, Paris, Service agricole de la compagnie P.L.M., 1927, 375 p. [compte-rendu pp. 317-339].

359.

Ph. BRETIN, Cl. ABRIAL, « Pyrèthre insecticide » [partie 3], dans Lyon-horticole et horticulture nouvelle réunis, n°4, avril 1922, pp. 52-53

360.

Émile PERROT, « Insecticides et vermicides ; le pyrèthre et ses applications », dans Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, tome 30, 1931, pp. 709-721 & Bulletin des sciences pharmacologiques, tome 39, n°1, janvier 1932, pp. 42-57

361.

A. S. BALACHOWSKY, L. MESNIL, Les insectes nuisibles aux plantes cultivées, Paris, Ministère de l’Agriculture, tome second, 1921, [Citation p. 1804].

362.

PIERRE de LAPPARENT, « Quelques observations à propos d’insecticides », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, n°5-6, novembre-décembre 1942, pp. 41-45 [ Publication posthume d’une communication faite à la Société de zoologie agricole le 12 février 1942].

363.

J. CHEVALIER, « La question du pyrèthre », dans Annales des falsifications et des fraudes, n°287, novembre 1932, pp. 525-528

364.

F. TATTERSFIELD, J.T. MARTIN, dans Journal of agricultural science, tome 24, n°4, octobre 1934, pp. 598-626 [Cité dans Chimie et industrie, 1935, vol 33]

365.

A.C., « Nouvelles poudres insecticides pour la défense des plantes cultivées », dans Revue de botanique appliquée et d’agriculture tropicale, n°275-276, septembre-octobre 1945, pp. 124-125

366.

Paul BERVILLÉ, « Insecticides et anticryptogamiques d’hier et d’aujourd’hui », dans Annales de la Société d’horticulture et d’histoire naturelle de l’Hérault, troisième trimestre 1955, pp. 41-46

367.

D.C., « Renouveau d’un insecticide ancien : le Pyrèthre », dans La nature, octobre 1957, pp. 412-413

368.

Jean TEISSIER, « Vers la deltaméthrine », pp. 25-37, dans Monographie de la deltaméthrine, Paris, Roussel-Uclaf, 1982, 412 p.