A. Premières alertes : des arsenicaux aux organochlorés

1. Nocivité des produits d’origine naturelle

L’usage des pesticides à large spectre, et des insecticides en particulier, ne peut qu’engendrer des mortalités importantes au sein de la faune auxiliaire. La principale interrogation à résoudre réside dans l’appréhension du rôle néfaste des produits utilisés au sein de chaque culture. Est-il possible de généraliser la nocivité des substances agropharmaceutiques vis-à-vis des abeilles ou, au contraire les effets secondaires sur l’un des seuls insectes domestiques dépendent-ils de pratiques phytosanitaires inféodées à des cultures précises ?

Le premier cas d’empoisonnement des abeilles a lieu aux Etats-Unis en 1881 et résulte d’un épandage de Vert de Schweinfurth (produit arsénié) sur des poiriers en fleurs369. Au début du vingtième siècle, les chercheurs américains s’interrogent sur l’impact des produits phytosanitaires et sur les liens de causes à effets entre l’usage massif de ceux-ci, en particulier des arsenicaux, et la mortalité importante et chronique au sein de certains ruchers370. En France, si la nocivité de tels produits sur les abeilles ne débouche sur aucun travail scientifique à l’aube du vingtième siècle, des interrogations apparaissent, en particulier lors de la mise en place des traitements arsenicaux contre les mouches de l’olivier (Dacus oleae)371. Certains auteurs, souhaitant protéger ces insectes domestiques, préconisent avant la Première guerre mondiale « de faire les pulvérisations, soit avant l’épanouissement des boutons floraux, soit après la chute des pétales »372.

L’usage des arsenicaux, sous diverses formes, engendre plusieurs accidents apicoles dans l’Entre-deux-guerres. En Europe, l’événement le plus spectaculaire a lieu en Allemagne, au sud de Nuremberg, en 1931, lors du traitement aérien de 5 560 hectares de forêt où 1 073 colonies d’abeilles périssent. Dans ce type de procédé, l’usage de poudres arsenicales ne possède aucun pouvoir sélectif et ne permet aucune comparaison avec les épandages effectués par les agriculteurs. Ainsi, l’ensemble des invertébrés situés dans les lieux d’emploi des arsenicaux sont condamnés à disparaître rapidement. Parmi eux, les abeilles, insectes sociaux, possèdent, dans quelques cas, la capacité de ramener les arsenicaux au sein des ruches souvent situées hors des zones traitées.

Cependant, bien que les inconvénients liés à l’hygiène publique ou à l’empoisonnement du gibier donnent lieu à divers débats, la littérature scientifique ou agricole française demeure silencieuse sur les conséquences apicoles des comportements phytosanitaires et ce, jusqu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Ce phénomène résulte simplement des comportements phytosanitaires agricoles des praticiens. En France, avant 1939, seuls les traitements concernant les arbres fruitiers, plantes mellifères, peuvent être source d’empoisonnement massif puisque les applications d’antiparasitaires373, plus générales que pour d’autres cultures, sont autorisées lors de la floraison. À cette époque, des restrictions légales apparaissent, mais ces dernières, fondées sur l’hygiène publique, interdisent seulement le traitement, par les arsenicaux, des pommiers et des poiriers au cours des deux mois précédant la récolte374. Si la santé humaine est prise en compte, les abeilles ne sont pas concernées par l’évolution imposée par le législateur.

Parmi les autres végétaux, soumis aux premiers traitements rationnels, figurent les pommes de terre. Les épandages, pratique courante dans l’Entre-deux-guerres pour détruire les doryphores, semblent ne poser que peu de problèmes lorsque, parallèlement à la lutte contre les insectes, les cultivateurs nettoient les champs en supprimant les mauvaises herbes. Parmi ces dernières, certaines espèces possèdent en effet un pouvoir attractif, pour les abeilles, nettement supérieur aux plants de pommes de terre. Ainsi, les traitements anti-doryphoriques à base de pyrèthre ou de roténone, extrêmement toxiques pour les hyménoptères pollinisateurs, ou d’arsenicaux ne peuvent causer que des problèmes peu nombreux et sans gravité. Il convient de noter que des accidents apicoles apparaissent en revanche très nettement, dès le début des années 1930, en divers lieux des Etats-Unis, lors de traitements arsenicaux destinés à la destruction des doryphores375. Enfin, nous devons noter que la nicotine, insecticide puissant, utilisée sur de nombreuses cultures (vignes, arbres fruitiers, houblon, lin, chanvre, carottes, artichauts…), possède un effet répulsif sur les abeilles. Le seul risque existant, de peu d’ampleur, est de réaliser, lors d’un traitement, un empoisonnement par contact direct.

Afin de limiter les risques d’intoxications, « on a donc songé à ajouter aux arséniates des substances ayant une action répulsive comme la nicotine ou les lessives sulfocalciques »376. Du fait de la faible rémanence des produits repoussoirs, les expériences tentées demeurent sans lendemain. Cependant, le mélange entre les pulvérisations arsenicales et les bouillies sulfocalciques est prôné en 1946, par le comité consultatif de la protection des végétaux, lors des traitements concernant des cultures en fleurs. Les arbres fruitiers, entretenus en prés-vergers, lorsque l’herbe contient des plantes mellifères fleuries, sont alors soumis au même avis377. Malgré les opinions émises par le comité consultatif le premier mars, les traitements arsenicaux tardifs du printemps 1946 engendrent de très nombreux problèmes dus aux arséniates. Les arbres fruitiers (par exemple dans le département de l’Aisne) et les champs de Colza (département de l’Ain) se trouvent au banc des accusés378.

Ainsi, les comportements phytosanitaires, variables d’une culture à l’autre, permettent aux pollinisateurs, dans leur ensemble, de ne pas souffrir des techniques phytosanitaires françaises avant et immédiatement après la guerre.

Cette absence de problèmes graves, engendre un certain retard scientifique de la France lors de l’apparition de la généralisation des intoxications d’abeilles après la Libération. Fait révélateur, les professionnels qui étudient le phénomène, au cours de la décennie 1940-1950, se heurtent « à la difficulté quasi insurmontable d’obtenir la documentation étrangère, et tout particulièrement les écrits des chercheurs américains »379.

Notes
369.

Cité par Paul BOVEY, « les traitements antiparasitaires et l’apiculture », dans Revue romande d’agriculture, de viticulture et d’arboriculture, n°4, avril 1947, pp. 27-30

370.

E.B. HOLLAND, « Détection of arsenic in bees », dans Journal of économic entomology, volume 9, juin 1916, pp. 364-366

371.

TRABUT, « La mouche de l’olivier (Dacus oleae) », dans Bulletin agricole de l’Algérie et de la Tunisie, tome 12, 1906, pp. 475-476 [Cet article est un commentaire des travaux de l’italien Berlese, inventeur et propagateur des piégeages arsenicaux sur les oliviers].

372.

Jean ESCARD, « Les composés arsenicaux », dans Comptes-rendus des séances de la Société d’histoire naturelle d’Autun, tome 25, 1912, pp. 85-96

373.

Les Etats-Unis, dont les procédés de traitements des vergers sont copiés par la France, connaissent, quant à eux, des cas d’empoisonnement importants et réguliers dans les années qui précèdent 1939. Voir par exemple : G.F. KNOWLTON, « The bee loss situation in Utah », dans Journal of économic entomology, avril 1940, volume 33, p. 418

374.

« Emploi des composés arsenicaux pour le traitement des pommiers et des poiriers », dans Journal officiel de la République Française, décret du 22 juillet 1935, 23 juillet 1935, p. 7973

375.

R.L. WEBSTER, « Bee poisoning in Washington », dans Journal of économic entomology, juin 1942, volume 35, pp. 324-326 [L’article cite des problèmes survenus en 1933].

376.

H. BEGUE, J. LOUVEAUX, « Apiculture et traitements phytosanitaires », dans Bulletin technique d’information, n°19, 1947, pp. 27-32

377.

AN.-F., 5 SPV 50, Résolutions du Comité consultatif de la protection des végétaux, séance du 1er mars 1946

378.

H. BEGUE, J. LOUVEAUX, « Apiculture et traitements phytosanitaires », dans Bulletin technique d’information, n°19, 1947, pp. 27-32

379.

CHAFFARD, « Les insecticides et les abeilles », dans 78 e session du congrès pomologique de France, Perpignan, 25-28 septembre 1947, pp. 106-122.