2. Produits de synthèse : premières alertes arboricoles

Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, l’application des substances de synthèse engendre une destruction encore inégalée du cheptel apicole. Des insecticides, comme le DDT, HCH ou le Sulfure de Polychlorocyclane (SPC) apparaissent sur le marché et connaissent très rapidement un usage conséquent. L’intérêt principal de ces nouvelles matières actives provient de leur rémanence, et par conséquent de la durabilité de leur efficacité, phénomène particulièrement recherché après 1945, très nettement supérieure à celle des produits traditionnels. L’effet nocif, sur les insectes butineurs, connu des scientifiques américains dès la commercialisation des premiers organochlorés380, persiste lui aussi plus longtemps. Les arboriculteurs, relativement habitués aux traitements, s’emparent très vite des nouvelles molécules. Les abeilles en deviennent les cibles accidentelles. Dans certaines régions, les cultivateurs prennent immédiatement conscience de l’impact désastreux sur les hyménoptères domestiques. Les pesticides en cause servent alors à détruire les hoplocampes et les anthonomes du poirier et du pommier. Le directeur du centre paysan de Saint-Julien-en-Genevois affirme en 1947, que « les utilisateurs de ces produits sont unanimes à trouver l’abeille sensible à leur action »381. Cette prise de conscience se traduit parfois par des ententes spontanées entre arboriculteurs et apiculteurs. Le Président de la fédération des syndicats pomologiques considère, en 1949, tout en dénonçant l’inexpérience d’une majorité de praticiens, qu’il est encourageant, dans « les régions les plus modernisées » , comme la Sarthe, de constater le respect des cultivateurs pour l’apiculture. La production de pomme à cidre permet, dès le milieu des années 1920, d’assurer à la Sarthe le cinquième rang des départements cidricoles avec une production de 2 millions d’hectolitres382. Une situation aussi exemplaire marque une rationalisation de l’ensemble des pratiques agricoles dont les épandages de produits phytosanitaires. À la Libération, la protection des pommiers, alliée au respect des pollinisateurs, ne constitue qu’une reprise des activités antérieures. « Plusieurs centaines de milliers d’arbres reçoivent chaque année huit, parfois dix traitements antiparasitaires effectués avec des appareils à forte pression, dont près de trois cent cinquante pulvérisateurs à moteur ». Malgré de tels traitements, la mortalité, en 1947 et 1948 ne dépasse pas un pour cent des populations d’abeilles. Il s’avère que « jamais les cultivateurs ne traitent leurs arbres fruitiers pendant la floraison»383.

Le secteur sarthois constitue une exception, car dès 1946, de nombreux départements sont touchés par les effets secondaires des pesticides. Ainsi, « d’après les divers renseignements provenant de l’Allier, des Bouches-du-Rhône, de Charente-Maritime, des Landes, de l’Isère, de l’Yonne, il ressort que les intoxications par les insecticides de synthèse se sont produites mais qu’elles ont eu lieu exclusivement dans des applications faites à contretemps, c’est-à-dire au moment de la floraison »384. La liste des départements cités n’est pas exhaustive. Un article du Bulletin technique d’information des ingénieurs des services agricoles note que le laboratoire apicole (I.N.R.A.) « a eu à s’occuper de cas d’intoxication entraînant la perte de ruchers entiers ». Parmi les exemples figure le Haut-Rhin, département au sein duquel les applications de DDT anéantissent 68 ruches, ou l’Aisne, dont de nombreuses ruches sont détruites ou affaiblies à la suite d’épandage de DDT et d’HCH Dans tous les cas, les traitements phytosanitaires concernent soit des cultures fruitières soit des champs de colza385.

En 1948, synthétisant des observations réalisées pendant plusieurs campagnes de traitements, Bernard Trouvelot considère que les causes des intoxications résultent d’une mauvaise pratique agricole due au manque d’expérience des cultivateurs : « Nous attirons votre attention sur le fait que les accidents semblent se produire en général non pas dans les régions où la pratique des traitements est ancienne, c’est-à-dire où les traitements sont maintenant bien faits, mais avant tout, là où l’on commence les traitements (ou leur généralisation) à la suite d’une propagande récente (les producteurs ont alors des cultures mélangées, des arbres de toute époque de floraison situés côte à côte et traités simultanément ; certains opérant à contre temps par inexpérience) »386.

Eu égard aux avis émis, par des spécialistes incontestés d’entomologie agricole, nous pourrions hâtivement conclure que le problème de la mortalité provoquée des abeilles peut se résoudre par l’obligation de traiter en dehors des périodes de floraison. Les épandages de matières phytopharmaceutiques, au moment précis où les abeilles s’intéressent aux cultures, apparaissent alors comme une simple erreur. Il convient, pour les responsables de la lutte contre les ennemis des cultures, de remédier aux méconnaissances des cultivateurs. Ainsi, dans sa séance du premier mars 1946, le comité consultatif de la protection des végétaux propose un recensement précis des cas d’intoxication, une limitation des seuils de concentration en matière active pour les produits à base de DDT ou d’HCH et l’organisation de campagnes d’information destinées à préciser les périodes d’applications et les soins à donner aux abeilles lors des épandages387. Les résultats d’un tel programme ne peuvent être immédiats. De plus, ce qui apparaît comme réalisable et souhaitable pour les traitements des vergers, phénomène concrétisé quelques années plus tard par un regain d’intérêt porté par les arboriculteurs aux ruches dans un but de pollinisation des fruitiers388, constitue une immense difficulté pour la sauvegarde des récoltes d’oléagineux, en particulier en ce qui concerne le colza.

Notes
380.

E.C. HOLST, « DDT as a stomach and contact Poison for honeybees », dans Journal of economic entomology, vol 37, février 1944, p. 159

381.

CHAFFARD, « Les insecticides et les abeilles », dans 78 e session du congrès pomologique de France, Perpignan, 25-28 septembre 1947, pp. 106-122

382.

Émile LEGOUT, « L’industrie de la pomme à cidre dans la Sarthe : Pommes, cidres, marcs et pépins », dans L’Illustration économique et financière, Supplément au numéro du 25 décembre 1926, p. 34

383.

M. POUSSIN, « Dans la pratique culturale, arboriculture fruitière et apiculture ne s’opposent pas mais se complètent et s’associent », dans Bulletin technique d’informations, n°37, 1949, pp. 112-113 [Article reproduit dans l’Abeille de France, n° 355, 1955, pp. 121-122 ].

384.

AN.-F., 5 SPV 50, ROUSSEAU, LAUREN, Compte-rendu de la réunion tenue à Paris le 17 juin 1946 du groupe permanent pour l’étude de la protection des abeilles contre les traitements antiparasitaires des végétaux, 7 p.

385.

H. BEGUE, J. LOUVEAUX, « Apiculture et traitements phytosanitaires », dans Bulletin technique d’information, n°19, 1947, pp. 27-32

386.

AN.-F., 5 SPV 50, Lettre de Bernard Trouvelot en date du 22 mars 1948 [Adressée probablement à M. Vezin, Inspecteur général de l’agriculture].

387.

AN.-F., 5 SPV 50, Résolutions du Comité consultatif de la protection des végétaux, séance du 1er mars 1946

388.

J. LECOMTE, « L’utilisation des ruches d’abeille domestique pour assurer la pollinisation des arbres fruitiers », dans Bulletin technique d’information, n° 215, 1966, pp. 937-939