1. Évolution des cultures de colza

Au cours de la première moitié du dix-neuvième siècle, les praticiens du département de l’Aisne (future zone de grande production en 1950), en opposition avec « les hommes profondément versés dans la science agricole », considèrent que « la culture des plantes oléagineuses, et du colza en particulier, est une des plus importantes et des plus lucratives qui se puisse pratiquer»394. Nationalement, les surfaces ensemencées, au milieu du dix-neuvième siècle, représentent environ 200 000 hectares395. Culture d’une certaine importance, les besoins en graines de colza sont cependant supérieurs à la production française396. Si, à la fin du dix-neuvième siècle, l’huile retirée des graines du colza est considérée par certains comme uniquement « bonne à brûler »397, une certaine diversité des usages existe réellement (tourteaux utilisés comme engrais, nourriture animale, huile alimentaire).

Les cultivateurs de la première moitié du vingtième siècle abandonnent progressivement les cultures oléifères, concurrencées par les importations et les productions coloniales (arachides, sésames…), mais aussi par l’apparition de moyens d’éclairages différents. L’ensemble des surfaces ensemencées en oléagineux, dont le colza constitue l’espèce majoritairement cultivée, ne représente plus que 19 000 hectares en 1941. Dès 1942, ces cultures, considérées comme vitales pour l’économie nationale, entrent dans une phase d’extension. Ainsi, en 1944, les agriculteurs français consacrent près de 287 000 hectares aux oléagineux398. La traduction industrielle de ce phénomène d’accroissement des superficies correspond à une augmentation des quantités d’huile disponibles. En effet, la production d’huile d’origine végétale (olives exceptées) représente 261 000 quintaux en 1944 contre seulement 28 000 en 1940399. Or, le manque de moyens permettant d’effectuer les travaux d’entretien des végétaux, tels que les traitements phytosanitaires, entraîne une baisse de rendement évaluée à 20 % par rapport à des conditions culturales classiques. Après la Seconde guerre mondiale, l’effort de production des oléagineux demeure d’actualité. L’Académie des sciences elle-même « croit utile d’encourager la culture dans la métropole même des plantes oléifères (colza-œillette) »400.

Cependant, connaître, dans les années de l’après-guerre, avec une exacte précision, les quantités récoltées de Colza n’est pas chose évidente. Certains dossiers des Archives nationales présentent divers documents parfois contradictoires. Or, pour appréhender l’impact des épandages sur les abeilles, nous nous devons de donner un aperçu de l’étendue de la culture du Colza tout en apportant quelques réserves concernant l’exactitude des données chiffrées. Le tableau suivant, provenant des archives du S.P.V., présente, par département, l’état quantitatif de la production de Colza en 1951401.

Tableau n° 11. Récolte de Colza en 1951 au sein des principaux départements producteurs.
Production
(en Quintaux)
Départements producteurs
500 à 1 000 Cher, Vosges
2 000 à 4 000 Calvados, Loir-et-Cher, Haute-Marne, Meuse, Moselle
10 000 à 20 000 Aube, Ardennes, Loiret, Meurthe-et-Moselle, Nord, Seine-et-Oise
25 000 à 35 000 Eure, Eure-et-Loir, Pas-de-Calais, Seine-Inférieure,
60 000 Oise, Marne, Seine-et-Marne
90 000 à 105 000 Seine, Somme
285 000 Aisne

Les chiffres mentionnés ci-dessus constituent des approximations. Ainsi, en 1951, la D.S.A. de l’Aisne considère la production départementale de Colza équivalente à seulement 234 800 quintaux402. La D.S.A. de l’Eure estime la récolte à 64 500 quintaux403, celle de Seine-et-Marne à 223 000404, et celle de l’Yonne, département qui ne figure pas dans le tableau, à 19 000 quintaux405. Les différences quantitatives s’expliquent en partie parce que les données des D.S.A. constituent un élément rétrospectif alors que le tableau comporte des renseignements très probablement notés au cours de la campagne 1951. Les réserves d’usage concernant des estimations chiffrées étant indiquées, notre intérêt doit se porter, non sur la récolte exacte de tel ou tel département, mais sur les zones de productions principales de Colza au début de la décennie 1950-1960.

En effet, durant cette période, la majorité des oléiculteurs des départements peu productifs ne traitent pas ou peu les champs de colza. Afin de mieux cerner les différences existant entre les zones d’agriculture productiviste et les secteurs à faible rendement, nous devons citer succinctement quelques départements, géographiquement éloignés, au sein desquels les praticiens n’opèrent que peu de traitements. En Ardèche, les producteurs, confinés dans le nord du département, cultivent le colza sur 700 hectares, obtiennent des rendements médiocres (6 à 10 quintaux à l’hectare) et ne pratiquent généralement aucun épandage de produits phytosanitaires. Pour une surface identique, les agriculteurs de la Haute-Marne n’utilisent que très peu de produits et la majorité des praticiens n’assurent aucune protection au colza. Dans l’Aveyron, le colza constitue une culture traditionnelle familiale occupant une surface de 300 hectares, morcelée en de multiples petites parcelles. La culture se maintient alors grâce à la production d’une huile locale destinée à une consommation au sein de certaines fermes. Bien que les documents ne le précisent pas, dans de tels cas, les traitements phytosanitaires sont, pour des questions de rentabilité, inusités406.

Ainsi, seuls les départements les plus productifs deviennent, dans les dix années succédant à la Libération et suivant les termes des détracteurs des traitements, les lieux d’un « massacre entomologique » dont les abeilles représentent les populations détruites les plus quantifiables407. Cependant, la mortalité occasionnée aux abeilles par les insecticides de synthèse ne repose pas uniquement sur de nouvelles matières actives. En effet, le comportement des praticiens vis-à-vis des périodes d’épandage des produits phytosanitaires constitue le fondement d’un problème écologique nouveau. Mais, si les oléiculteurs possèdent une part de responsabilité dans l’empoisonnement des hyménoptères domestiques, la pratique des traitements est directement imposée par la biologie des ravageurs et l’apparition brusque de déprédateurs auparavant relativement discrets. Nous devons donc analyser succinctement l’évolution des principaux déprédateurs du colza tout en citant quelques moyens de lutte antérieurs à l’apparition des insecticides de synthèse.

Notes
394.

ANONYME, « Essai sur la culture des plantes oléagineuses, et en particulier sur le Colza », dans Annales agricoles du département de l’Aisne, 10 et 11e livraisons, 1837, pp. 148-164

395.

Cité par J. MORICE et F. PLONKA, « Les plantes oléagineuses et textiles : colza et lin », dans Bulletin technique d’information, n°157, 1961, pp. 163-166

396.

En 1837, dans le tome 2 de la Maison rustique du XIXe siècle (p.2), Vilmorin et Oscar Leclerc-Thouin affirment : « La production du colza en France est loin d’équivaloir, dans la plupart des années, à la consommation qu’on fait de ses graines ». En 1875, dans son Traité élémentaire d’agriculture (troisième édition, tome 2, p.399) A. Du Breuil, en une formulation presque identique, note : « La production de colza en France est loin d’équivaloir à la consommation qu’on en fait ».

397.

A. DU BREUIL, Traité élémentaire d’agriculture, troisième édition, tome second, Paris, Garnier frères & G. Masson, 1875, 656 p. [indication p. 399, colza : pp. 398-416]

398.

Michel CEPEDE, Agriculture et alimentation en France durant la Seconde guerre mondiale, Paris, Genin, 1961, 509 p. [Informations concernant les oléagineux p. 302-303]

399.

Alfred SAUVY, La vie économique des français de 1939 à 1945, Paris, Flammarion, 1978, 255 p. [Informations p. 239]

400.

« Vœu prononcé au nom de la commission des recherches agronomiques », dans Compte-rendu des séances de l’Académie des sciences, séance du 13 octobre 1947, tome 225, 1947, pp. 605-606

401.

AN.-F., 5 SPV 52, [D’après les données cartographiées du S.P.V., document non daté et anonyme]

402.

AN.-F., 5 SPV 52, Lettre du directeur des services agricoles de l’Aisne, adressée au SPV, à la discrétion du Ministre de l’Agriculture, datée du 28 juin 1954, en réponse à une demande de renseignements.

403.

AN.-F., 5 SPV 52, Lettre du directeur des services agricoles de l’Eure, adressée au SPV, à la discrétion du Ministre de l’Agriculture, datée du 13 juillet 1954, en réponse à une demande de renseignements.

404.

AN.-F., 5 SPV 52, Lettre du directeur des services agricoles de Seine-et-Marne, adressée au SPV, à la discrétion du Ministre de l’Agriculture, datée du 19 juin 1954, en réponse à une demande de renseignements.

405.

AN.-F., 5 SPV 52, Lettre du directeur des services agricoles de l’Yonne, adressée au SPV, à la discrétion du Ministre de l’Agriculture, datée du 15 juin 1954, en réponse à une demande de renseignements.

406.

AN.F., 5 SPV 52, Lettres des directeurs des services agricoles concernés (Ardèche, Haute-Marne, Aveyron) adressées au SPV, à la discrétion du Ministre de l’Agriculture, en réponse à une demande de renseignements (circulaire S.P.V. du 8 juin 1954).

407.

C. JACQUIOT, « À propos de l’hécatombe des abeilles », dans l’Abeille de France, n° 355, avril 1955, p. 119