1. L’apiculture : une activité professionnelle hétérogène et inorganisée

Malgré la présence de diverses organisations nationales d’apiculteurs, il apparaît que l’élevage des abeilles, pour une très large majorité d’éleveurs, ne constitue qu’un revenu d’appoint. En 1935, un ouvrage consacré aux hyménoptères domestiques décrit les catégories socioprofessionnelles des principaux acteurs de l’apiculture. Ce livre précise que, seules quelques centaines de personnes s’adonnent, en France, à une activité apicole professionnelle. Ainsi, « Les ruchers modernes les mieux organisés, les mieux soignés et qui rapportent proportionnellement le plus, sont dirigés par des gens d’un niveau intellectuel au dessus de la moyenne et que leur situation oblige à habiter à la campagne : instituteurs et curés, petits fonctionnaires, médecins, quelques rentiers, quelques agriculteurs et ouvriers agricoles un peu plus éclairés et instruits que la masse »431. De même, en 1954, le Directeur des services agricoles de l’Aisne, indique clairement l’origine professionnelle des apiculteurs de son département : petits artisans, instituteurs, ecclésiastiques, ouvriers des communes rurales. Les organisations apicoles reconnaissent elles-mêmes que l’apiculture est bien souvent une activité complémentaire. Certains parlent même « de la foule des petits rentiers dont le rucher améliorait le budget familial » et qui, par le fait des insecticides deviennent « des pauvres gens lésés »432.

L’amateurisme de la plupart des apiculteurs se traduit par l’impossibilité de connaître l’impact économique des élevages d’hyménoptères domestiques. Cette situation se traduit dans les années 1950, globalement et inévitablement, par des techniques apicoles quelque peu archaïques. La D.S.A. de la Seine-et-Marne considère que « les amateurs, très nombreux, mal équipés, disposant de ruches d’anciens modèles et, qui plus est, généralement très mal informés des problèmes apicoles sont hostiles aux traitements des oléagineux ». De plus, pour les responsables agricoles, les amateurs « poussent les organisations professionnelles dans une attitude négative » à l’égard des traitements phytosanitaires433. La D.S.A. de l’Aube, quant à elle, constate que « l’état des ruches laisse souvent à désirer » et que « seuls les professionnels et quelques amateurs ont un matériel en bon état »434. L’état général de l’apiculture, allié à l’impossibilité d’obtenir des renseignements estimés comme fiables, déconsidèrent les acteurs de l’art apicole. En 1954, Henri Siriez résume, abruptement et fort peu objectivement, la situation : « Le moins que l’on puisse dire est que l’apiculture ne constitue pas en France une forme d’exploitation agricole particulièrement évoluée au point de vue technique ; elle est, pour une très large part, entre les mains d’une foule de petites gens […] exploitant leurs ruches en amateur dans des conditions peu adéquates aux méthodes de protection à mettre en œuvre pendant les traitements antiparasitaires »435. Cette dernière phrase permet à son auteur, au travers d’éléments descriptifs, de rendre les apiculteurs responsables des conséquences des épandages. Mais, si les antagonismes s’affirment en permanence, il n’en demeure pas moins que l’importance économique des abeilles, extrêmement fluctuante d’une année à l’autre, demeure très faible en comparaison des productions agricoles végétales. En 1954, le Directeur de la D.S.A. de l’Aisne, lui-même apiculteur, affirme avoir entendu, « de la voix même des représentants des apiculteurs de ce département, que le département de l’Aisne n’était pas un département apicole et qu’il fallait considérer comme nuls les revenus de cette profession »436.

En outre, et cela corrobore les éléments précédents, les diverses enquêtes réalisées par la station apicole de Bures-sur-Yvette (I.N.R.A.), destinées à connaître l’état de la profession et ses objectifs, reçoivent, au cours de la période comprise entre 1948 et 1961, moins de 10 % de réponse. Les questionnaires distribués aux professionnels ne permettent donc pas de tirer des conclusions. En 1961, Rémy Chauvin, directeur de la station précédemment citée, affirme « qu’il n’existe et n’a jamais existé aucune statistique complète sur l’ensemble de la profession ». Et il ajoute : « il y a probablement de 20 à 30 000 ruches par département, mais personne ne peut l’affirmer »437. Pourtant, un arrêté en date du 15 juillet 1943, modifié le 15 mars 1954, stipule que les propriétaires d’abeilles doivent opérer une déclaration annuelle du nombre de ruches en activité. Le législateur précise que toute ruche non déclarée est considérée comme abandonnée438. Le respect de la Loi s’oppose aux règles de la pratique habituelle de l’apiculture. Au sein même des départements touchés par les intoxications dues aux insecticides, les D.S.A. sont incapables de fournir des chiffres exacts. Dans l’Eure, en 1953, 5 898 ruches sont déclarées, mais le Président du syndicat des apiculteurs considère que 15 % des ruchers familiaux demeurent clandestins439. Parfois, les écarts entre les déclarations préfectorales et la réalité supposée apparaissent nettement plus importants. Ainsi, dans l’Yonne, les ruches déclarées représentent, suivant les années, entre 13 et 17 000 unités. Le Directeur des services agricoles, quant à lui, estime que le nombre réel oscille entre 25 et 30 000440.

Ce phénomène de clandestinité, volontaire ou conséquence d’une méconnaissance des textes réglementaires, entraîne des problèmes insolubles pour les apiculteurs en conflit avec les exploitants agricoles. Dans un courrier, destiné à la Société protectrice des animaux (S.P.A.), Henri Siriez conclut à « l’exagération manifeste » des pertes en abeilles mentionnées dans la presse. Comme preuve irréfutable, il explique au destinataire de la lettre que « l’on a parlé de 15 000 ruches détruites en Seine-et-Marne, alors que le nombre de ruches déclarées pour ce département, ne dépasse pas le chiffre de 10 000 »441.

Bien que l’amplification médiatique constitue un fait courant, il devient extrêmement difficile de cerner la réalité d’un phénomène de ce type. A contrario, il apparaît certain que tous les cas réels d’intoxication d’abeilles ne sont pas répertoriés. Ces insectes domestiques, pour être pris en compte, doivent jouir d’une existence légale. Par ailleurs, tous les accidents apicoles qui se produisent à l’occasion des traitements antiparasitaires ne sont pas signalés par les intéressés. De plus, les analyses de laboratoires, nécessaires à l’identification certaine d’une intoxication, « ne permettent pas toujours de retrouver les insecticides organiques de synthèse sur les abeilles mortes »442. Enfin, le fait que les apiculteurs possèdent plusieurs voies pour exprimer un mécontentement ne simplifie pas l’appréhension générale du problème. Ils peuvent s’adresser à un syndicat, au S.P.V. ou porter plainte contre les cultivateurs estimés responsables443.

Notes
431.

Jean HURPIN, La cité merveilleuse, Paris, Editions Jean Crès, 1935, 190 p. [Citation p. 151-152]

432.

AN.F., 5 SPV 52, Lettre du Président du syndicat des apiculteurs de l’Yonne à Jean Moreau, député de l’Yonne et Maire d’Auxerre, 8 décembre 1954.

433.

AN.-F., 5 SPV 52, Lettre du directeur des services agricoles de la Seine-et-Marne, adressée au SPV, à la discrétion du Ministre de l’Agriculture, datée du 19 juin 1954, en réponse à une demande de renseignements.

434.

AN.-F., 5 SPV 52, Henri SIRIEZ, Rapports des D.S.A. sur les pertes d’abeilles enregistrées en 1954 au cours des traitements du colza, Note destinée au Directeur de la production agricole, 29 septembre 1954, 7 p.

435.

AN.-F., 5 SPV 52, Henri SIRIEZ, Rapports des D.S.A. sur les pertes d’abeilles enregistrées en 1954 au cours des traitements du colza, Note destinée au Directeur de la production agricole, 29 septembre 1954, 7 p.

436.

AN.-F., 5 SPV 52, Lettre du directeur des services agricoles de l’Aisne, adressée au SPV, à la discrétion du Ministre de l’Agriculture, datée du 28 juin 1954, en réponse à une demande de renseignements.

437.

Remy CHAUVIN, « Treize ans de recherches apicoles à Bures-sur-Yvette. Essai de synthèse », dans Annales de l’abeille, 1961, fascicule n°4, volume 4, pp. 277-296 [citation p. 280]

438.

Journal officiel de l’Etat français, arrêté du 15 juillet 1943 & Journal officiel de la République Française, arrêté du 15 mars 1954

439.

AN.-F., 5 SPV 52, Lettre du directeur des services agricoles de l’Eure, adressée au SPV, à la discrétion du Ministre de l’Agriculture, datée du 13 juillet 1954, en réponse à une demande de renseignements

440.

AN.-F., 5 SPV 52, Lettre du directeur des services agricoles de l’Yonne, adressée au SPV, à la discrétion du Ministre de l’Agriculture, datée du 15 juin 1954, en réponse à une demande de renseignements

441.

AN.-F., 5 SPV 52, Lettre de H. Siriez au Président de la SPA, 14 juin 1954.

442.

JAVILLIER, « L’apiculture et les traitements antiparasitaires des cultures de 1947 », dans La défense des végétaux, n°6, 1948, p. 21

443.

AN.F., 5 SPV 52, Lettre de l’inspecteur du SPV de Reims à la direction du SPV à Paris, 30 juin 1954.