2. Des précautions légales aux traitements obligatoires

2.1. Interdiction des épandages sur les plantes fleuries

Face aux avantages que les agriculteurs retirent de l’application des insecticides de synthèse dans la destruction des méligèthes, seul un raisonnement de lutte, et en particulier des époques d’applications des produits, est envisagé par les autorités agricoles. Paul Bovey, entomologiste suisse, résume la pensée générale dans un article de 1947 : « Si, considérant le développement important et nécessaire de la lutte antiparasitaire, il est inévitable que les abeilles soient les victimes de certains traitements, il apparaît parfaitement possible de conduire cette lutte de façon que ces pertes soient très faibles et d’en concilier les exigences avec le maintien d’une apiculture prospère »444. Ainsi, « la solution au problème des intoxications doit être recherchée dans la réalisation des traitements à des époques où ils ne présentent pas de danger pour l’apiculture »445. En réalité, les applications de produits phytosanitaires, en dehors des périodes de floraison, constituent la meilleure solution pour un certain nombre d’insectes ravageurs. Les méligèthes, principal déprédateur de l’immédiat après guerre, abîment les boutons floraux afin de pouvoir se nourrir du pollen. Dès la fleur épanouie, les dégâts deviennent insignifiants et sans influence sur les rendements. À ce stade phénologique, « les traitements n’ont plus alors de raison d’être car ils ne peuvent atteindre que des insectes qui ont déjà effectué des dégâts importants et n’en détruisent qu’une faible proportion »446.

Ces réflexions scientifiques aboutissent à une réglementation stricte, mais souvent complexe, de l’utilisation des insecticides. Ainsi, parmi les premiers organochlorés mis à disposition des agriculteurs, l’usage du DDT est réglementé le 25 février 1947447, celui de l’HCH le 26 février 1947448. Dès cette date, un texte, indiquant les précautions d’emploi destinées à la protection des abeilles, est obligatoirement imprimé sur l’emballage du produit. En 1948, le législateur impose une mention plus contraignante pour l’HCH. Désormais la formule « toxique pour les abeilles doit être inscrite de façon très apparente »449. Par la suite, la commercialisation des esters phosphoriques amène le législateur à une réglementation encore plus précise. Ainsi, même les pièges et appâts, contenant des substances réputées attractives pour les invertébrés (sucres ou mélasses), ne peuvent être mis sur le marché si les abeilles sont susceptibles d’atteindre la nourriture empoisonnée450. Un point commun lie l’ensemble des textes réglementaires : l’usage des différents insecticides de synthèse est prohibé lors de la pleine floraison des plantes visitées par les abeilles. La promulgation des arrêtés de février 1947 limite l’usage des premiers organochlorés. Cette restriction s’applique ensuite aux organophosphorés susceptibles d’être utilisés sur des plantes mellifères451.

Mais, le principal différent opposant les producteurs aux apiculteurs, souvent déboutés lors des procès intentés aux agriculteurs, réside dans la compréhension du terme “pleine floraison”. Souhaitant ménager les intérêts de l’ensemble des acteurs de la production agricole, l’I.N.R.A. élabore une définition précise de cette terminologie, publiée au printemps 1950. Pour la station centrale de zoologie agricole et le laboratoire de recherches apicoles « le nombre de 50 fleurs ouvertes au m2, soit 500 000 fleurs à l’hectare, ne devrait pas être dépassé si l’on veut réaliser des traitements ne nuisant pas aux abeilles dans une mesure incompatible avec la conduite d’un rucher de production »452. L’I.N.R.A. affirme surtout qu’il convient de ne jamais dépasser les 100 fleurs au m2 et que les traitements efficaces doivent être réalisés avant la floraison. Le Directeur de l’A.G.P.O. (Association générale des producteurs d’oléagineux) souhaite alors une plus grande concertation si l’Etat promulgue un texte officiel entérinant la « détermination légale de la pleine floraison » et ce, afin d’éviter des procès décourageant les oléiculteurs de s’adonner à leur production. Insistant sur le poids économique des oléagineux, l’A.G.P.O. met en garde le Ministère : « La réalisation du programme de production des corps gras risquerait de s’en trouver largement compromis »453.

La promulgation des textes de lois, renforcée par l’avis de l’I.N.R.A., dont l’arrêté de 1952 s’inspire pour établir un seuil limite d’exécution des traitements (100 fleurs par m2)454, ne signifie pas obligatoirement que les obligations et conseils officiels soient respectés. De très nombreux producteurs assurent des épandages lors de la floraison. Or, comme l’écrit, l’entomologiste Balachowsky, « les traitements massifs des colzas en fleurs dirigés contre les meligèthes tels qu’ils se pratiquent en France sont particulièrement dangereux pour les abeilles et amènent des hécatombes de butineuses »455. Les accidents apicoles de l’après guerre engendrent inévitablement des tensions entre agriculteurs et apiculteurs. Pourtant, il convient de ne pas généraliser les mésententes. Dans certains cas, une prise de conscience très nette se traduit parfois par des ententes spontanées consacrées par la réussite de deux activités agricoles complémentaires. Il apparaît difficile de cerner le type d’exploitant qui s’adonne à des traitements peu efficaces contre les méligèthes et nuisibles aux abeilles. En effet, tous les praticiens tournés vers une agriculture financièrement rentable, utilisant ainsi des quantités non négligeables d’insecticides, ne méprisent pas le rôle des abeilles. En 1951, un agriculteur de l’Aisne, véritable chef d’entreprise, affirme avoir ensemencé 90 hectares en colza et ajoute : « je ne permettrai pas dans l’entourage de l’huilerie coopérative dont je suis le Président, qu’on traite des colzas en fleurs, ce qui est de l’argent perdu et la destruction d’abeilles qui nous sont infiniment précieuses »456.

Afin d’appréhender correctement l’impact des traitements du colza sur les hyménoptères domestiques, nous devons considérer l’année 1950 comme une période charnière. Avant cette date, les oléiculteurs orientent essentiellement leur actions phytosanitaires vers la lutte contre les méligèthes. Dès le début des années 1950, les efforts d’éradication se tournent vers les charançons des siliques. L’impact sur les abeilles peut paraître identique lors d’une lecture chronologique des articles scientifiques ou professionnels édités entre 1945 et 1960. Une critique permanente des substances phytosanitaires serait alors particulièrement aisée. Bien que des ruches soient détruites avant et après 1950, les fondements des problèmes phytosanitaires et la résolution des phénomènes d’intoxication sont totalement différents. Dans le cas de la destruction des méligèthes, les épandages durant la floraison correspondent essentiellement à des négligences ou des erreurs. Pour la lutte contre les charançons des siliques, les traitements floraux traduisent une obligation imposée par la biologie du ravageur. Les services de l’État doivent alors composer avec les intérêts divergents des oléiculteurs et des apiculteurs.

Notes
444.

Paul BOVEY, « les traitements antiparasitaires et l’apiculture », dans Revue romande d’agriculture, de viticulture et d’arboriculture, n°4, avril 1947, pp. 27-30

445.

AN.-F., 5 SPV 50, ANONYME, « Les produits antiparasitaires à usage agricole et leur toxicité à l’égard des abeilles », dans Résumé des rapports, présentés le 21 janvier 1949 à l’Institut d’hygiène alimentaire à Paris. [Fait suite à la réunion du 16 novembre 1948 du groupe d’étude “apiculture et traitements phytosanitaires”].

446.

L. BONNEMAISON, « Les insectes parasites des crucifères oléagineuses », dans Bulletin technique d’informations, n° 37, 1949, pp. 73-74

447.

« Application du décret du 14 septembre 1916 concernant l’utilisation du dichlorodiphényltrichloréthane (D.D.T.) pour la destruction des parasites et animaux nuisibles », arrêté du 25 février 1947, dans Journal officiel de la République Française, 5 mars 1947, pp. 2 050

448.

« Application du décret du 14 septembre 1916 concernant l’utilisation de l’hexachlorocyclohexane ou de ses dérivés soufrés (H.C.H.) pour la destruction des parasites et animaux nuisibles », arrêté du 26 février 1947, dans Journal officiel de la République Française, 5 mars 1947, pp. 2050-2051

449.

« Utilisation de l’hexachlorocyclohexane pour la destruction des parasites et animaux nuisibles », arrêté du 23 juin 1948, dans Journal officiel de la République Française, 3 juillet 1948, pp. 6 463-6 464

450.

« Commerce et emploi du thiophosphate de diéthyle et paranitrophényle et de tous esters thiophosphoriques dans les produits antiparasitaires agricoles », arrêté du 10 avril 1952, dans Journal officiel de la République Française, 16 avril 1952, pp. 4 021-4 022

451.

« Circulaire du 30 mars 1950, relative au commerce et à l’emploi du thiophosphate de diéthyle et paranitrophényle dans les produits antiparasitaires agricoles », dans Journal officiel de la République Française, 7 avril 1950, pp. 3811-3812 [Circulaire faisant suite à une circulaire en date du 8 mai 1948 et prise dans l’attente de l’élaboration d’un arrêté spécifique].

452.

AN.-F., 5 SPV 50, Définition de la “Pleine floraison” chez les crucifères oléagineuses, circulaire de l’I.N.R.A., 2 p.

453.

AN.-F., 5 SPV 50, Lettre du Directeur de l’A.G.P.O. destinée à l’Inspecteur général Vezin, en date du 23 août 1950

454.

« Épandage des produits antiparasitaires », arrêté du 24 mars 1952, dans Journal officiel de la République française, 26 mars 1952, pp. 3 268-3 269. L’article 7 stipule que « le stade de la pleine floraison est atteint au moment où 50 p. 100 des pieds ont au moins une fleur dont tous les pétales sont complètement étalés, sans toutefois que le nombre de ces fleurs soit supérieur à 100 par mètre carré ».

455.

A.S. BALACHOWSKY, La lutte contre les insectes, Payot, Paris, 1951, 380 p. [Citation pp. 48-49]

456.

Cité par H. DROMARD, « Notre intervention au cours de la discussion avec les références qui nous ont servi de bases », dans L’Abeille de France, n° 306, mars 1951, pp. 7-8 [Intervention au cours de la journée de la protection des végétaux du 1er mars 1951]