3. L’apparition des produits moins toxiques

Dès 1952, des expériences d’application d’un organochloré, insecticide de contact et d’ingestion d’origine américaine, dénommé Toxaphène, sont tentées par les services de recherches, mais sans succès, afin de connaître la capacité de destruction des charançons. En 1954, la nouvelle molécule, fabriquée en France, se révèle plus performante, bien que d’efficacité insuffisante, que le produit d’Outre-Atlantique. Cependant, les agriculteurs allemands du Schleswig-Holstein reconnaissent dès 1953 le double intérêt du Toxaphène (protection des abeilles et destruction des charançons). Dans cette province, les scientifiques considèrent en 1954 que la mortalité des abeilles diminue de 90 % lors des épandages de toxaphène sur les colzas en fleurs493. Aux premiers échecs français, résultant des mauvaises qualités physiques du produit, succèdent des essais de plein champ. Le G.I.O.M., prévoit dès décembre 1955 d’opérer des contrôles sur de grandes étendues (80 à 600 hectares) au cours de l’année 1956. Parallèlement aux essais d’efficacité sur le charançon des siliques, le G.I.O.M. considère comme une urgence la découverte de substances insecticides non toxiques pour les abeilles. Le Président de la Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures de Seine-et-marne affirme, dès l’hiver 1955 que l’interdiction d’utiliser des produits toxiques ne peut que réjouir les agriculteurs puisque cette mesure met fin à « des difficultés qu’ils n’ont jamais recherchées» 494.

Mais, l’intérêt commercial du Toxaphène est exploité avant la conclusion définitive des expériences de terrain. Certaines firmes phytopharmaceutiques proposent déjà, au printemps 1955, des spécialités commerciales de diverses formulations à base de ce produit. Rhône-Poulenc édite un document de sept pages en mars 1955 consacréà un produit commercial nommé Rodiaphène. Au sein du paragraphe concernant les abeilles, ce fascicule présente le produit comme le seul possédant une utilisation pratique : « La date du traitement peut être choisie sans que l’on ait à tenir compte de la présence des abeilles »495. Comme le souligne, en 1956, Henri Siriez dans un courrier répondant aux angoisses du Président de l’U.N.A.F., « en règle générale, la toxicité d’un produit se montre toujours plus grande en laboratoire qu’en plein champ ; cette règle fut d’ailleurs confirmée pour le Rhodiaphène qui, lui, put être expérimenté dès l’an dernier»496. Dans l’ensemble les apiculteurs apparaissent rassurés par l’usage du toxaphène et demandent l’interdiction des autres produits, marquant une toxicité aiguë nettement supérieure. Néanmoins, l’emploi des substances particulièrement toxiques pour les abeilles ne peut être remise en cause par les services du Ministère de l’Agriculture afin d’éviter les problèmes liés aux cas de résistances des insectes à une seule molécule497. En janvier 1956, un député de la Marne, René Charpentier, formule auprès du Ministre de l’Agriculture un désir identique. Pour Siriez, la question demeure mal posée : « Il ne s’agit pas de rendre obligatoire l’emploi du toxaphène mais d’interdire pendant la floraison des colzas les produits toxiques pour les abeilles, ce qui évidemment ne laisse place qu’à l’emploi du toxaphène si l’on désire traiter pendant cette période »498. L’arrêté de janvier 1956 oblige lors d’épandages effectués pendant la pleine floraison, à user des seules substances les moins toxiques Ces dernières se résument, à cette époque, au seul toxaphène. Quant aux rares apiculteurs qui mettent en cause les produits commerciaux à base de toxaphène, les entreprises productrices répondent simplement que les travaux scientifiques prouvent l’inverse.

Si le colza représente une culture traitée dès la Libération, d’autres végétaux nécessitent également des traitements particulièrement nocifs envers les populations d’abeilles. Or, l’exemple des oléagineux sert de fondement aux pratiques phytosanitaires envisagées par les producteurs d’autres végétaux. En 1958, les lavandes des Alpes-de-haute-Provence reçoivent les premiers épandages de DDT Bien que limités, les traitements apparaissent d’autant plus nocifs pour les hyménoptères domestiques que les apiculteurs rapprochent les ruches des champs de lavande au moment de la floraison. Afin d’éviter les difficultés engendrées par d’éventuels conflits, les lavandiculteurs prennent comme référence de l’ultime épandage, le stade de floraison (100 fleurs/m2) mis en évidence pour le colza. Or, contestant cette interprétation scientifique douteuse, les responsables locaux du S.P.V. espèrent, afin d’épargner les abeilles, amener les lavandiculteurs à des traitements impératifs, généralisés et antérieurs à l’apparition des premières fleurs. N’aimant que fort peu les abeilles, dont le nombre et les piqûres gênent les opérations culturales, les producteurs de lavandes des Alpes-de-Haute-Provence refusent les épandages préventifs obligatoires puisque les lavandes et le colza ne peuvent se comparer…En réalité, le principal obstacle correspond à un problème de coût. Les agriculteurs acceptent de traiter parcimonieusement, avec du toxaphène, si la différence entre le prix de ce produit et celui des substances habituellement employées provient des apiculteurs. L’arrêté du 21 avril 1959499, proposé par le S.P.V. de la circonscription de Marseille (?) modifie le texte du 11 janvier 1956 en considérant, outre le colza, les lavandes.

L’apparition du Toxaphène, puis d’autres molécules possédant un spectre d’activité restreint, permet, comme l’imaginent les responsables du S.P.V. ou de l’I.N.R.A. en 1955, de penser que les problèmes de mortalité massive disparaissent progressivement. En fait, d’autres pesticides utilisés, en particulier les herbicides, entraînent également un certain mécontentement chez les apiculteurs. Cependant, au début de la décennie 1970-1980, les insecticides destinés au Colza se rendent à nouveau coupables de la destruction de nombreuses ruches. Lors des traitements opérés durant la campagne 1973, de nombreuses réclamations, conséquences de nouvelles hécatombes d’abeilles, parviennent au Ministère de l’agriculture. Le chef du S.P.V., évoquant comme une réussite les réunions organisées entre 1954 et 1956, met en place une nouvelle série de concertations entre la Chambre syndicale de phytopharmacie, les apiculteurs, les oléiculteurs, les responsables du S.P.V. et de l’I.N.R.A.. La première discussion se déroule le 15 février 1974. Le chef du S.P.V. considère que, vingt ans auparavant, les épandages phytosanitaires sur colza entraînaient « des discussions parfois difficiles entre agriculteurs et apiculteurs »500 et que les problèmes d’intoxications d’abeilles survenus en 1973 traduisent essentiellement une mauvaise application des insecticides. Cependant, parfois, les traitements à contretemps ou avec des substances toxiques ne correspondent pas à de simples erreurs des exploitants. Le chef de la circonscription Centre explique, antérieurement à la confrontation de 1974, les agissements des praticiens qui aboutissent en 1973, pour le seul département de l’Indre, à la destruction partielle (50 %) de 3 676 ruches et totale de 545 : « Certains utilisent des produits toxiques parce qu’ils sont moins chers que les produits qui ne sont pas toxiques pour les abeilles et, sur plusieurs dizaines d’hectares, la différence représente une somme non négligeable. Alors, pour camoufler la fraude, les traitements sont effectués la nuit ou bien le produit toxique utilisé est placé dans des emballages ayant contenu de la phosalone ou un autre produit non toxique pour les abeilles »501. Par la suite, des arrêtés préfectoraux promulgués, sur les conseils du S.P.V., dans l’ensemble de la circonscription Centre interdisent l’usage des produits toxiques pour les abeilles dès le début de la floraison502. Cette décision, clarifiant l’utilisation des pesticides, apparaît alors bien acceptée par l’ensemble des producteurs de colza. C’est ainsi que « des agriculteurs très compétents ont reconnu eux-mêmes que cette mesure obligatoire correspondait à ce qui devait se faire »503.

Mais, au début de l’année 1974, les apiculteurs, dont le ton demeure moins passionné qu’au milieu des années 1950, apparaissent moins optimistes que les responsables de l’organisation de la lutte contre les déprédateurs. Le Président de l’U.N.A.F. (Union nationale de l’apiculture française) affirme que les apiculteurs sont des victimes régulières de la chimie depuis le début des années 1950 et que les conditions climatiques de l’année 1973 (entraînant une floraison brutale des crucifères), amplifient simplement la destruction des hyménoptères domestiques.

Malgré les désaccords existant entre les participants, deux éléments nouveaux apparaissent lors de la réunion de février. D’une part, l’application par traitements aériens sur de vastes superficies remet en cause, en particulier dans la circonscription Aquitaine, l’innocuité de substances réputées non dangereuses pour les abeilles504 et, d’autre part, un chercheur de l’I.N.R.A. propose la lutte dirigée, calquée sur les réussites de Castelnaudary505, comme un moyen d’éviter des traitements abusifs sur colza.

Notes
493.

Rapports et discussions-Réunion internationale scientifique apicole, Strodam, 6-7 septembre 1954, 30 p.

494.

A.N.F. 5 SPV 170, Procès-verbal de la réunion du 12 décembre 1955 de la commission “Apiculteurs-oléiculteurs, 10 p.

495.

Le Rhodiaphène dans la lutte contre les parasites du colza, Société des usines chimiques Rhône-Poulenc, Département agricole, mars 1955, 7 p.

496.

92 0144-5 SPV 52, Lettre d’Henri Siriez au Président de l’Union nationale de l’apiculture française (non datée, en réponse à un courrier de l’U.N.A.F. du 14 avril 1956).

497.

A.N.-F., 5 SPV 52, Lettre d’Henri Siriez à un apiculteur de Mareuil (Seine-et-Oise) en date du 25 avril 1958.

498.

A.N.-F., 5 SPV 52, Lettre de Siriez au chef adjoint du cabinet du Ministre de l’Agriculture.

499.

« Épandage des produits antiparasitaires », arrêté du 21 avril 1959 [complétant l’article 7 de l’arrêté du 11 janvier 1956], dans Journal officiel de la République française, 28 avril 1959, p. 4638

500.

A.N.-F., 5 SPV 14, Compte rendu de la réunion du 15 février 1974 (entre agriculteurs, apiculteurs, services de l’Etat (I.N.R.A., S.P.V., Répression des fraudes) et responsable de la C.S.P.), 6 p.

501.

A.N.-F., 5 SPV 14, Lettre du chef de la circonscription Centre adressée au Chef du S.P.V. en date du 5 octobre 1973.

502.

L’arrêté du 11 janvier 1956, repris par celui du 1er juin 1971 prévoit une limite quantitative de la floraison (50 % des pieds fleuris ou plus de 100 fleurs au mètre carré).

503.

A.N.-F., 5 SPV 14, Lettre du chef de la circonscription Centre, adressée au Chef du S.P.V. en date du 21 mai 1974.

504.

Nous ne citerons pas ce produit eu égard à son emploi en lutte intégrée au cours des années 1990. Nous n’avons d’ailleurs pas de documents permettant de juger du bien fondé des arguments de 1974.

505.

Voir le chapitre consacrée à lutte intégrée.