3. La suprématie des organochlorés

3.1. Évaluation quantitative des produits utilisés

Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, l’apparition des organochlorés se traduit par un grand enthousiasme de la part des services de l’Etat. La facilité d’emploi, la conservation des quantités stockées et l’efficacité de ces produits apparaissent alors comme d’extraordinaires qualités. La mise sur le marché de plus de 4 000 tonnes de produits de synthèse en 1946 est saluée comme une grande victoire. Ces matières actives (D.D.T., H.C.H.540, S.P.C.…) tendent à remplacer, dans un premier temps, les composés à base de roténone541. La propagande destinée à généraliser l’usage des organochlorés paraît rapidement adoptée par le S.P.V. Ainsi, le 14 avril 1946, un contrôleur du S.P.V. de Nevers, indique lors d’une réunion, « plusieurs produits à employer dans la lutte contre les insectes nuisibles, notamment des produits chimiques nouveaux dont on est encore à la période d’essais »542. De même, lors d’une allocution radiophonique, diffusée par le poste “Radio-Bretagne” le 9 mai 1946, Deloustal, inspecteur du S.P.V. de Rennes, invite les agriculteurs « à essayer ces produits insecticides nouveaux », mais aussi à communiquer aux services intéressés « les observations auxquelles auront donné lieu leurs essais »543. Ainsi encouragé par les services de l’Etat, l’usage des substances de synthèse devrait se généraliser rapidement. Nous devons donc effectuer, préalablement à toute tentative d’analyse, une évaluation des quantités de substances phytosanitaires utilisables au début de la décennie 1950544. Toutes les sources s’accordent sur le fait que, dès 1945, le D.D.T. s’utilise de plus en plus. En 1952, la consommation de cet insecticide, encore relativement faible, correspond à environ 1 000 tonnes545. À la fin de la décennie 1950, ce chiffre avoisine les 3 000 tonnes546. Ces indications doivent être comparées aux quelques 5 500 tonnes d’arsenicaux épandues en 1952. Simples évaluations, ces données comprennent l’ensemble des usages de ces substances insecticides et ne fournissent qu’un élément indicatif. L’écart existant entre produit de synthèse et arsenicaux semble correspondre à la réalité des traitements opérés dans la lutte contre le doryphore. En effet, en 1952, les arsenicaux correspondent à 60 % des produits épandus sur les pommes de terre dans le cadre de la destruction des doryphores547. Ainsi, malgré l’intérêt pratique de l’utilisation des organochlorés, les substances arsenicales (arséniates de chaux et d’alumine) conservent pendant plusieurs années la faveur des producteurs de pommes de terre. Ce fait ralentit d’autant l’apparition des doryphores résistants à un ou plusieurs organochlorés. Cependant, suivant les régions, les substances utilisées majoritairement varient quelque peu. La rapidité de l’adoption des poudrages, réalisés à l’aide des produits de synthèse, dépend d’un certain nombre de conditions locales. En Haute-Saône, région de petites cultures, pommes de terre et fourrages se côtoient. L’épandage d’arsenicaux oblige les agriculteurs à éviter, à cause de la toxicité des produits, les projections sur les cultures fourragères. Pour limiter les risques, les traitements sont rarement appliqués en bordure des champs de pomme de terre. Dès lors, les doryphores possèdent des aires favorables à un développement sans entrave, foyers potentiels d’infestation future. Pour cette raison, les arsenicaux cèdent rapidement le terrain au D.D.T., substance à faible toxicité aiguë. De plus, pour faciliter la réalisation des traitements, nombreux sont les petits cultivateurs qui se groupent afin d’acquérir des pulvérisateurs à traction animale548.

Mais, tous les secteurs de production ne possèdent pas une histoire semblable et, parmi les faits permettant d’expliquer les réticences à l’adoption massive et immédiate des organochlorés en France, deux éléments sont à considérer avec intérêt. Le premier concerne le coût des traitements et le second les répercussions qualitatives sur la production.

Notes
540.

L’H.C.H. (hexaclorocyclohexane ou hexachlorure de benzène) est également cité sous les termes “Gammexane” ou “six-six-six” en raison de sa formule chimique (C6H6Cl6).

541.

A.N.-F., 5 SPV 36, Note de Vezin pour Trouvelot, destinée à son exposé au Comité international pour la lutte contre le doryphore (mai 1946).

542.

A.N.-F., 5 SPV 54, Lettre du laboratoire de parasitologie Le Moult destinée au Ministre de l’Agriculture, Monsieur Tanguy-Prigent, datée du 15 avril 1946. [Le but de cette lettre est simplement de contester la légitimité de la chimie qui élimine les moyens biologiques de l’arsenal de lutte contre les ennemis des cultures]

543.

A.N.-F., 5 SPV 87, Causerie radiophonique faite par J. Deloustal, inspecteur de la protection des végétaux, au poste Radio Bretagne, le 9 mai 1946.

544.

Le tonnage constitue un élément intéressant mais qui se heurte au fait qu’il est impossible de comparer deux produits différents de cette façon. Seule, l’indication des surfaces traitées permettrait une véritable comparaison.

545.

A.N.-P., F 10 / 5416, Evaluation de la consommation des produits antiparasitaires en France réalisée par F. Willaume au mois de septembre 1952

546.

Henri SIRIEZ, « Dossier du DDT-Complément », dans Phytoma, n°230, juillet-août 1971, pp. 39-46 [Informations concernant la France pp. 42-43]. La date exacte du tonnage estimé n’est pas indiquée.

547.

Rapport O.E.P.P. 1953

548.

A.N.-F., 5 SPV 36, G. LACOMBE [Agent technique rattaché à la circonscription SPV de Beaune], La situation antidoryphorique en Haute-Saône au 25 juillet 1952, Rapport destiné au Secrétaire général de l’O.E.P.P.