II. Les acariens, ennemis révélés par les pesticides

En 1937, le premier guide pratique de défense des végétaux, publié par la Ligue nationale de lutte contre les ennemis des cultures, mentionne les acariens sous le terme français de tétranyque568. Les descriptions des dégâts affirment que les feuilles sont couvertes de fils tissés très menus mais font également allusion à la maladie rouge de la vigne. Il est probable que deux espèces au moins soient en cause : Tétranychus urticæ (nommé communément tétranyque tisserand) et Panonychus ulmi( dont l’action modifie parfois la couleur des feuilles de vigne). Ces deux espèces appartiennent à la même famille d’acariens, celle des tétranychidés. Cependant, seules les vignes sont signalées comme hôtes de ces ravageurs. Par ailleurs, ces derniers ne sont pas cités, dans le guide de 1937, au sein des récapitulatifs des méthodes de lutte. Il apparaît alors évident que ces arthropodes ne constituent pas un problème majeur et qu’ils sont, dans la France de l’entre deux guerres, essentiellement présents sur les vignes. Les vergers sont encore épargnés par ces hôtes quelque peu polyphages. En effet, en 1935, J. Bruneteau, inspecteur du service de la défense des végétaux, indique, pour les vergers de pommiers et poiriers, que le plus redoutable ennemi est le ver des pommes (Cydia pomonella) suivi dans la nuisibilité par les pucerons569. Les tétranychidés ne sont alors aucunement mentionnés. Il semble que des acariens de la famille des tétranychidæ causent cependant à diverses cultures quelques dommages lors de pullulations sporadiques comme sur le Houblon en Alsace (1928) ou dans les Flandres (1934)570.

En 1943, un ouvrage publié par l’Association suisse des professeurs d’agriculture indique que les acariens des vignes (Tetranychus urticæ) pullulent dans divers vignobles suisses depuis quelques années seulement571. En Suisse, mais plus encore en France dont les ressources phytosanitaires sont restreintes durant le conflit, les agriculteurs ne sont concernés, de manière générale, qu’après la Seconde guerre mondiale. La raison est très particulière et mérite que nous nous y attardions.

En 1946, lors du 77e congrès pomologique de France, suite à un exposé concernant les produits insecticides de synthèse en arboriculture fruitière, un congressiste s’adresse à l’intervenant de la façon suivante : « Nous avons eu des attaques importantes d’araignées rouges en Auvergne à la suite d’emploi d’insecticides de synthèse ». La réponse est claire et le DDT, utilisé contre d’autres ravageurs (comme le carpocapse), est mis en accusation comme responsable de ce phénomène572. Cependant, près d’une décennie s’écoule avant que le problème soit étudié de façon rationnelle et que de nombreux produits agropharmaceutiques soient considérés comme responsables de nouvelles invasions de ravageurs.

En 1950, le fléau semble encore très limité573 bien que des pullulations se produisent « dans les cultures dont la défense fait l’objet des soins les plus modernes et que les attaques redoublent souvent peu de temps après les traitements destinés à les anéantir »574. Quatre ans plus tard, la Revue romande d’agriculture, de viticulture et d’arboriculture, explique que « les viticulteurs observent, non sans inquiétude, un accroissement important des symptômes caractérisant la présence d’araignées rouges sur leurs vignes ». En Suisse, au printemps 1954, « la situation devenait particulièrement alarmante dans la majorité des vignobles romands »575. Dès l’été, lorsque les invasions sont importantes, chaque feuille de vigne porte, sous sa face inférieure, environ 200 acariens et autant d’œufs576. La situation française est identique. « Dès 1954, il suffisait de parcourir le vignoble bitterois pour être convaincu que le produit ayant provoqué ces pullulations était le parathion. » écrit en 1957, A.Rambier, chargé de recherches à l’INRA577. Ce produit est utilisé pour lutter contre les tordeuses de la vigne (Eupoecilia ambiguella et Lobesia botrana, nommées vulgairement, par leur ancien nom de genre, Cochylis et Eudémis). Dans le même article, A. Rambier explique que les viticulteurs sont victimes de leur savoir faire en matière de protection des cultures : « Il faut écrire que c’est l’emploi de certains pesticides dirigés contre des parasites majeurs de la vigne […] qui est cause de l’aggravation et de l’extension de la plupart des pullulations de Tétranyques, et que c’est le vigneron lui-même qui, bien involontairement, en est l’auteur par le soin même qu’il apporte à certains de ses traitements phytosanitaires ». Dès lors, les araignées rouges578 constituent l’un des fléaux principaux des arboriculteurs, en particulier en vergers de pommiers et poiriers, et deviennent une préoccupation majeure des viticulteurs. Les causes de l’apparition massive de ces ravageurs sont multiples. La destruction des prédateurs naturels par les pesticides, la vacance d’une niche écologique et l’augmentation des capacités reproductrices sont énoncées entre 1950 et 1960. Ces éléments jouent sans doute tous un rôle mais le phénomène le plus important est incontestablement l’accroissement de la fécondité.

La réponse à « l’exacerbation de la fécondité des araignées rouges »579 par certains produits insecticides est la mise en place de traitements acaricides spécifiques. Cette solution est envisagée dès 1946 grâce à l’application des bouillies sulfocalciques dans les vergers. Cependant les agriculteurs doivent réaliser deux passages dans le cas où ils souhaitent éliminer à la fois certains insectes et les acariens. Dès le début des années 1950, les fabricants mettent sur le marché des acaricides spécifiques de synthèse580 qui sont suivis par des formules mixtes combinant des insecticides et des acaricides pour éviter les pullulations des tétranyques581. Les professionnels, entomologistes agricoles et personnels du service de la protection des végétaux, demandent, quant à eux, aux arboriculteurs d’éviter la destruction des prédateurs des tétranychidés en raisonnant le nombre et le moment des interventions chimiques582. Cependant, le service de la protection des végétaux conseille quand même 5 à 9 traitements annuels à Lyon, 9 à 11 à Avignon, 5 à 10 à Montpellier583. Pour les chercheurs de l’INRA, précurseurs des méthodes de luttes alternatives au seul emploi de la chimie, « les arboriculteurs ont pris conscience, avec le problème de l’araignée rouge notamment, qu’ils étaient entraînés dans une intensification sans cesse plus grande de la lutte chimique »584.

Notes
568.

COLLECTIF [Sur l’initiative de P. VIALA], Guide pratique pour la défense sanitaire des végétaux, Paris, Ligue nationale contre les ennemis des cultures, 1937, 293 p. [Informations sur les acariens p.71 & 172]

569.

Jean BRUNETEAU, « Considérations sur les traitements des arbres fruitiers », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, partie 1, n° 1, janvier 1935, pp. 1-12 & partie 2, n° 2, février 1935, pp. 20-31

570.

BRETHENOUX, « L’araignée rouge, ravageur du Houblon », dans Journal d’agriculture pratique, 2 avril 1935, pp. 325-344 [L’espèce n’est pas précisée. Les dégâts correspondent à Panonychus ulmi. Nous apprenons aussi que l’araignée rouge est vulgairement nommée grise ! Cela ne simplifie pas la détermination…]

571.

Henry FAES, Marc STAHELIN, Paul BOVEY, La défense des plantes cultivées, Lausanne, Genève, Neuchâtel, Payot, 1943, 510 p. [information p. 118]

572.

R.-L. BOUCHET, « Nouvelles données sur l’emploi des produits insecticides de synthèse en arboriculture fruitière », dans 77 e congrès pomologique de France, 27-28-29 septembre 1946, Dijon, pp. 97-100

573.

G. MATHYS, « La lutte contre l’araignée rouge de la vigne », dans Revue romande d’agriculture, de viticulture et d’arboriculture, n° 5, mai 1955, pp. 38-40

574.

P. GEIER, « Vers une lutte contre les acariens des arbres fruitiers », dans Revue romande d’agriculture, de viticulture et d’arboriculture », n°2, février 1951, pp. 11-14

575.

G. MATHYS, « Le problème de la lutte contre les araignées rouges de la vigne », dans Revue romande d’agriculture, de viticulture et d’arboriculture, n° 10, octobre 1954, pp. 81-84

576.

G. MATHYS, « Protection de la faune utile et applications de produits chimiques dans la lutte contre l’araignée rouge de la vigne », dans Revue romande d’agriculture, de viticulture et d’arboriculture, n° 1, janvier 1956, pp. 3-5

577.

A. RAMBIER, « Les tétranyques nuisibles à la vigne en France continentale », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, n° 1-3, Premier trimestre 1958, pp. 1-20

578.

Le terme d’araignée rouge correspond généralement, à cause de sa coloration, à l’espèce Panonychus ulmi. Cependant, d’autres espèces, dont les couleurs ne sont pas obligatoirement rouge, sont parfois englobées sous cette dénomination.

579.

F. CHABOUSSOU, « Les insecticides et les tétranyques sur vigne », dans Shell public health and agricultural news, version française, 6, 2, 1963, pp. 97-101

580.

Paul BERVILLÉ, « Lutte contre les pucerons et acariens en horticulture et en arboriculture », dans Annales de la Société d’horticulture et d’histoire naturelle de l’Hérault, second trimestre 1954, p. 31

581.

F. CHABOUSSOU, article cité

582.

A. BESSARD, H. BOURON, J. MIMAUD, « Etude de l’influence de deux fongicides organiques de synthèse sur l’évolution des tétranyques des arbres fruitiers », dans Phytoma, juin 1955, pp. 8-10

583.

H. AUDEMARD, « L’aménagement de la lutte chimique contre le carpocapse (Laspeyresia pomonella) en verger de pommiers, un premier pas vers la lutte intégrée », dans La défense des végétaux, n° 160, mars-avril 1973, pp. 99-113

584.

H. AUDEMARD, cf. note précédente.