Jusqu’en 1914, les substances herbicides demeurent peu nombreuses et visent essentiellement les sanves et les ravenelles. La possibilité d’éviter les sarclages, qui se traduit par un gain de temps et d’argent, permet à quelques rares produits d’être soumis à la propagande des journaux et organismes agricoles. Parmi les substances citées couramment se trouvent le nitrate de soude, le sulfate de fer et le sulfate de cuivre. Ce dernier, dont d’autres préparations le réservent à un usage fongicide, permet la destruction des végétaux indésirables avec des solutions d’autant plus concentrées que les adventices sont développés. Le risque d’endommager les céréales augmente alors en fonction du développement de la culture qui coïncide avec celui des mauvaises herbes. Le sulfate de cuivre permet la protection de l’orge, de l’avoine, des blés et du maïs588.
Cependant, le premier herbicide efficace, utilisé de manière conséquente, est un produit largement mis à contribution en agriculture dans la fabrication de certains engrais (superphosphate). La destruction des mauvaises herbes par l’acide sulfurique, marquée par des expériences sans lendemain à la fin du dix-neuvième siècle, devient une réalité sous l’impulsion d’Edmond Rabaté. Ce dernier, Directeur des services agricoles du Lot-et-Garonne puis du Cher entre 1907 et 1919 (et futur Inspecteur général de l’agriculture), s’emploie dès 1906 à préciser les modalités d’application et les doses d’emploi de ce produit pour assurer un désherbage sélectif des céréales. En 1911, il affirme que « beaucoup d’agriculteurs de la vallée de la Garonne et de la Baïse préfèrent aujourd’hui le traitement à l’acide sulfurique »589. La méthode de traitements hivernaux, dont la période d’application varie en France entre le 15 janvier et la mi-avril en fonction de l’apparition des mauvaises herbes, se généralise dans l’Entre-deux-guerres. Le premier conflit mondial favorise l’extension des épandages pour deux raisons principales.
En premier lieu, le manque d’hommes, consécutif à la mobilisation et aux conséquences de la Grande guerre, se traduit par une situation phytosanitaire céréalière peu reluisante. En effet, lorsque les terres sont mal entretenues, les adventices s’étendent considérablement. Les dicotylédones correspondent aux végétaux majoritairement observés dans les cultures. Ainsi, durant la première guerre mondiale, « beaucoup de terres avaient été envahies par les mauvaises herbes et ressemblaient plutôt à des champs de moutardes et de coquelicots qu’à des champs de blé »590. L’utilisation d’un produit chimique efficace permet de pallier à la pénurie de main-d’œuvre. « Les cultivateurs du sud-ouest emploient maintenant chaque hiver plusieurs centaines de wagons d’acide et une dizaine de constructeurs fabriquent des pulvérisateurs spéciaux pour l’application de cette nouvelle pratique culturale qui, toujours par suite du manque de main-d’œuvre, présente un intérêt plus grand depuis la guerre » explique un ancien élève de l’École d’agriculture du Pas-de-Calais en 1919591. En 1924, Edmond Rabaté se félicite également en affirmant que « des milliers de wagons d’acide sulfurique sont maintenant employés, chaque année, dans les champs de céréales »592.
En second lieu, l’augmentation des quantités d’acide sulfurique, produites pendant quatre ans par les usines d’armement, favorise le développement de la méthode dite “Rabaté”. En 1918, un article de la Revue de chimie industrielle met en évidence les problèmes résultant des stocks de substances chimiques et des sous-produits issus des fabrications militaires. Ainsi, « l’utilisation de l’acide sulfurique excédent mérite de venir en première ligne »593. Dans un premier temps, l’industrie envisage d’augmenter la quantité d’engrais afin de résorber les excédents et d’assurer une production importante594. Quelques années plus tard, l’emploi de l’acide sulfurique, qui nécessite des améliorations propres à retenir l’attention des chimistes et industriels595, pour détruire les mauvaises herbes paraît une alternative particulièrement intéressante « dans le cas où la production de supers diminuerait par suite de l’emploi croissant d’engrais concentrés ». L’unique usage comme désherbant assurerait théoriquement en France, s’il est généralisé, un débouché pour 900 000 tonnes par an596. L’Industrie permettrait alors d’éviter des déboires conséquents aux agriculteurs. La description des invasions de sanves, réalisée en 1925 par un Professeur d’agriculture de Besançon, donne un aperçu des problèmes auxquels se heurtent les producteurs : « Son abondance est telle que, quelquefois, les cultivateurs sont obligés de retourner la culture envahie et de procéder à un nouvel ensemencement ou à une autre culture. […] Certaines années on peut parfois compter jusqu’à 2000 pieds de moutarde en germination par m2 dans les avoines et les orges de printemps »597.
Si, en particulier au cours des années 1920, de nombreux articles de la presse agricole traitent de multiples expériences, en divers départements, concernant l’usage de l’acide sulfurique avant la Seconde guerre mondiale, il n’en demeure pas moins qu’il est fort peu aisé de connaître avec précision l’impact de cette méthode de désherbage chez les praticiens. De très nombreuses démonstrations sont réalisées à l’attention des agriculteurs en maints départements. En mars 1924, le directeur des services agricoles d’Eure-et-Loire organise des expérimentations particulièrement réussies et contrôlées par des représentants de l’Académie des sciences, de l’Institut national agronomique, de l’École de Grignon, de la Société d’encouragement à l’agriculture, des services agricoles de la Seine598. Le 28 mars 1925, le Directeur des services agricoles de Saône-et-Loire organise une démonstration sur des blés semés dans un cas à la volée et dans l’autre en lignes sur le plateau de Sancé. Les essais de l’Office agricole départemental aboutissent à une vulgarisation réussie. « La meilleure preuve qu’on puisse donner est que beaucoup de cultivateurs de la commune de Sancé et des localités voisines, où domine la petite culture, ont entrepris aussitôt, avec les pulvérisateurs à dos qu’ils utilisent pour le sulfatage des vignes, le nettoyage de leurs champs de blé à l’acide sulfurique ». Dans la seule municipalité de Sancé, les praticiens utilisent en moins d’un mois deux tonnes d’acide pour le désherbage. Quant à l’office départemental, il propose des rabais de 20 % sur l’achat d’appareils destinés à un usage collectif par le biais des syndicats de lutte contre les ennemis des cultures599. Par ailleurs, le Directeur des services agricoles précise l’intérêt d’une telle utilisation en insistant essentiellement sur les bénéfices financiers que peuvent obtenir les agriculteurs des techniques de désherbages chimiques600. L’organisation du désherbage en Seine-et-Oise, particulièrement efficace, dirigée par Émile Blanchard601, attire l’attention du ministre de l’Agriculture, Henri Queuille. Au printemps 1927, « le ministre a constaté la destruction radicale des mauvaises herbes dans 40 hectares traités ». Mais, de plus, « l’efficacité du traitement à l’acide contre la verse a particulièrement retenu son attention et il s’est déclaré convaincu que les pouvoirs publics devaient encourager, par tous les moyens, l’emploi de l’acide sulfurique pour la destruction des mauvaises herbes »602. Les constatations d’Henri Queuille, concernant les bienfaits de l’acide sulfurique, sont parfois quantifiées. En 1928, le Directeur des services agricoles de l’Isère encense les bienfaits de l’acide sulfurique et, citant des agriculteurs de communes proches de Grenoble, Bourgoin-Jallieu et Morestel, considère que, « dans beaucoup de circonstances, il a permis de doubler la récolte »603. Cependant, il est fort difficile de séparer l’action strictement herbicide des autres qualités alors reconnues, parfois occasionnellement, à l’acide sulfurique : engrais604, action contre la verse, le piétin605, la rouille du blé606…
Bien que l’usage de l’acide sulfurique soit attesté parfois, comme en Saône-et-Loire, dans de petites exploitations, ce phénomène constitue une exception dans l’Entre-deux-guerres. Le rapport de l’Inspecteur général de l’agriculture, A. Gay, exprime sans ambiguïté la dichotomie entre les techniques en usage au début de l’année 1933 : « L’emploi de l’acide sulfurique domine en grande culture, mais ailleurs les produits désherbants sont préférés (engrais spéciaux, sulfate de fer anhydre). Quant aux résultats, ils sont en général, assez satisfaisants et les engrais désherbants semblent avoir gagné de nouveaux partisans »607.
Quoi qu’il en soit, si l’acide sulfurique permet un désherbage de l’ensemble des céréales cultivées, toutes les plantes nuisibles, en particulier les graminées, ne sont pas sensibles à ce produit (aux concentrations sans effet secondaire notable sur les cultures). « Parmi les herbes qui résistent au traitement, il faut citer le muscari, l’ail et autres liliacées à bulbes, puis diverses graminées nuisibles : avoine à chapelet, chiendent, agrostis rampant, vulpin des champs, ivraie, folle-avoine »608.
Malgré les limites de son utilisation, l’acide sulfurique est épandu annuellement, entre 1935 et 1939, sur environ 150 000 hectares de céréales609. Après la Seconde guerre mondiale, l’usage de l’acide sulfurique perdure jusqu’au milieu des années 1960. En 1949, le S.P.V. considère que les disponibilités en acide sulfurique permettraient, mais le manque de matériel de pulvérisation rend la chose impossible, de traiter 300 000 hectares de céréales sur les 9 millions que compte la France610.
Cependant, différents produits organiques de synthèse, dont le 2,4 D, concurrencent l’acide sulfurique dès la Libération. En effet, le 2,4 D « donne le prix de revient le plus bas » et « permet aisément l’emploi des pulvérisateurs à faible consommation d’eau dits atomiseurs »611. Au lieu des 100 kg d’acide sulfurique nécessaires au traitement d’un hectare, 10 kg de 2,4 D suffisent.
A. BRANDIN, « Destruction des sanves », dans Journal du Comice agricole de Cadillac, 26 novembre 1899, n° 47, pp. 745-746
Edmond RABATÉ, « Destruction des ravenelles par l’acide sulfurique », dans Fédération agricole du Lot-et-Garonne [Revue pratique de la Fédération], n° 48, 26 novembre 1911, pp. 753-760 [Cité également en p. 106 de Christian BAIN, Jean-Louis BERNARD, André FOUGEROUX, Protection des cultures et travail des hommes, Paris, Le Carrousel, 1995, 263 p.]
M. POHER, « Propagande en faveur de l’amélioration et de l’extension de la culture du blé par les services agricoles des chemins de fer », dans Compte-rendu des travaux de la semaine nationale du blé, Paris, janvier 1923, 607 p. [article cité en pp. 177-182].
Georges LETOQUART, Notes agricoles du temps de guerre, Paris, Société française de publications périodiques et de publicité, 1919, 142 p. [Acide sulfurique considéré pp. 11-13].
Edmond RABATÉ, « Action de l’acide sulfurique diluée dans les champs de céréales », dans Compte rendu des séances de l’Académie des sciences, tome 179, pp. 1285-1287
A.HUTIN, « Le transport maritime de l’acide sulfurique concentré », dans Revue de chimie industrielle, tome 27, 1918, pp. 7-8
En France la production d’acide sulfurique correspond à 625 000 tonnes en 1900, 875 000 en 1913 et 1 200 000 en 1924. [D’après Eugène GRANDMOUGIN, « Considérations sur l’état actuel de l’industrie chimique en France (suite) », dans Revue de chimie industrielle, tome 35, 1926, pp. 38-42]
ANONYME, « Sur la destruction des herbes par les produits chimiques », dans Revue de chimie industrielle, tome 33, 1924, pp. 57-58 [Commentaire d’un ouvrage de RABATÉ].
ANONYME, « L’emploi de l’acide sulfurique en agriculture », [Commentaire d’un article publié dans la Revue des produits chimiques, tome 31, 1928, pp. 161-203], dans La Revue de chimie industrielle, tome 37, 1928, p. 262
L. ROY, La destruction des mauvaises herbes dans les céréales , Besançon, Imprimerie coopérative La solidarité, 1925, 90 p. [Citation p.12]
Pierre BANCIGNY, « Un nouvel emploi de l’acide sulfurique en agriculture », dans Le Phosphate et les engrais chimiques, n° 1405, 1er juillet 1924, pp. 193-194
C. BLIN, « Essais de destruction des mauvaises herbes dans les céréales », dans Journal d’agriculture pratique, 1er semestre 1925, pp. 338-340
C. BLIN, « Le désherbage chimique des blés », dans Journal d’agriculture pratique, second semestre 1925, pp. 278-279
Nous traiterons de l’organisation syndicale en Seine-et-Oise dans le chapitre consacré à la Ligue nationale de lutte contre les ennemis des cultures.
ANONYME, « Le sulfatage des blés en Seine-et-Oise », in “Informations”, dans Le phosphate et les engrais chimiques, n° 1475, août 1927, p. 237
Henri ROY, « Quelques observations sur les cultures de blé et de betteraves dans le département de l’Isère », dans Procès-verbaux de la Société dauphinoise d’études biologiques (Bio-club), n° 123, 14 novembre 1928, pp. 85-87
EYMAEL, « L’acide sulfurique et l’assainissement des cultures », dans Le phosphate et les engrais chimiques, n° 1456, octobre 1926, pp. 291-293
Joseph CAPUS, « Action de l’acide sulfurique sur le piétin du blé », dans Journal d’agriculture pratique, second semestre 1914, pp. 423-424
Edmond RABATÉ, « Action de l’acide sulfurique contre la rouille du blé », dans Compte-rendu des séances de l’Académie d’Agriculture de France, 1923, pp. 403-404
A.D-Drôme, 49 W 140, A. GAY, Rapport sur l’état sanitaire des cultures, janvier à avril 1933, 9 p.
Edmond RABATÉ, « Nettoyage et fertilisation des champs de blé avec les solutions d’acide sulfurique », dans Compte-rendu des travaux de la semaine nationale du blé, Paris, janvier 1923, 607 p. [article cité en pp. 226-230].
Ch. CHABROLIN, « L’industrie des antiparasitaires », dans Bulletin technique d’information, n°49, 1950, pp. 349-356
A.N.-F., 15 SPV 3, Note intitulée Produits antiparasitaires et appareils de lutte, octobre 1948, 5 p.
Ch. CHABROLIN, « L’industrie des antiparasitaires », dans Bulletin technique d’information, n°49, 1950, 349-356