2. Erreurs scientifiques et prise de conscience professionnelle

L’opposition aux applications de pesticides, et à ses conséquences, n’apparaît pas avec la publication de l’ouvrage de la biologiste et journaliste Rachel Carson, Le printemps silencieux, édité en France en 1963. Mais, le fait de rendre public l’ensemble des effets indésirables des pesticides, confère au Printemps silencieux, un caractère novateur. Dès sa publication, certains conseillent la lecture du Printemps silencieux à toutes personnes impliquées dans la protection phytosanitaire. C’est ainsi que Guy Viel, Directeur du laboratoire de phytopharmacie de l’I.N.R.A., considère que, « débarrassé des outrances, de la partialité d’un halo philosophique qui n’a pas sa place ici, il pose des problèmes non ignorés au niveau des responsables, mais auxquels chacun devrait penser »620. Dans le cercle plus restreint de la S.F.P.P. (Société de française de phytiatrie et phytopharmacie), Guy Viel tient le même discours, empreint d’une certaine ironie, et précise que, « puisque le livre a été traduit, il n’est peut-être pas mauvais que les techniciens dont les domaines d’activité touchent de près ou de loin aux pesticides le lisent ». Il ajoute que, grâce à cette lecture, « ils comprendront peut-être la nécessité d’une réglementation s’opposant à l’activité inconsciente de certains »621. Ces déclarations n’empêchent aucunement Guy Viel, dans les mêmes textes, de considérer l’ouvrage de Carson comme « une œuvre néfaste »622. Cependant, force est de constater que ces opinions contraires ne relèvent pas d’un véritable antagonisme. En effet, la plupart des spécialistes considèrent que la majorité des citoyens demeurent hermétiques aux problèmes liés à la protection des végétaux. Ce phénomène semble effectivement indiscutable puisque trente ans après la publication du Printemps silencieux, 75 % des Européens n’ont jamais eu connaissance, oralement ou par écrit, des règles édictées pour l’utilisation des produits de la défense des cultures623. Mais, face au catastrophisme de Carson, relayé par les médias nationaux, la crainte que les mises au point réalisées par les services officiels soient mal comprises se traduit immédiatement, chez de nombreux responsables des structures d’Etat, par le désir de ne pas mêler les populations au débat. Parmi les rares journaux condamnant ce comportement, certes quelque peu maladroit, se trouve un organe d’extrême-droite, remarqué pour son activité anti-gaulliste durant la guerre d’Algérie624, qui profite de l’occasion pour fustiger le système politique en place en affirmant qu’il s’agit d’une « singulière conception de la démocratie ». Pour Rivarol, « Guy Viel reproche à Madame Carson de n’avoir pas joué le jeu, de s’être singularisée en divulguant les secrets de la petite franc-maçonnerie que constituent les spécialistes »625.

Les débats autour de l’ouvrage de Carson ne se limitent aucunement à des critiques comportementales des défenseurs ou détracteurs du livre. Au sein des organismes officiels, les précurseurs de l’application de méthodes alternatives, mais rationnelles, à la lutte chimique, considèrent eux aussi le livre de Carson comme scientifiquement inexact tout en lui reconnaissant un rôle capital dans l’évolution des mentalités. Pierre Grison, dont les recherches en lutte biologique, mises en place au début des années 1960, contribuent à permettre aux zoologistes d’occuper par la suite une place de choix au sein de l’I.N.R.A.626, parle, trente ans plus tard, « des propos abusifs mais opportuns » de Rachel Carson sur les pollutions des prétendus milieux naturels627. Or, en 1963, une appréciation plus radicale de l’ouvrage, mais non contraire à l’évocation ultérieure, permet à Lucien Bouyx, responsable du S.P.V., de s’appuyer sur Pierre Grison, considéré par certains spécialistes comme « indulgent »628 à l’égard du Printemps silencieux, pour demander que l’ouvrage ne soit plus cité dans les publications officielles comme une référence scientifique. Pour Lucien Bouyx, de multiples erreurs sont à relever, en particulier « dans le chapitre relatif à la lutte biologique, au sujet duquel M. Grison, Directeur du laboratoire de lutte biologique de l’I.N.R.A., a pu dire que Madame Rachel Carson ne savait pas de quoi elle parlait »629.

La lecture de la préface de l’édition française, rédigée par Roger Heim, Directeur du Muséum et Président de l’Académie des sciences, laisse apparaître, même pour les plus ardents défenseurs du Printemps silencieux, une exagération de la part de Carson. Ainsi, Roger Heim considère, notamment en ce qui concerne la lutte biologique ou l’usage des substances naturelles (en particulier le pyrèthre), moyens alternatifs à la chimie de synthèse pour Rachel Carson, les autres voies préconisées dans l’ouvrage comme trop exclusives. Il explique son point de vue, unique tentative de limiter l’impact de l’ouvrage : « En vérité, ce n’est pas le principe de l’usage des substances chimiques, pas même des produits de synthèse, qui est a priori mis en cause »630.

Or, cette phrase, qui sous-entend un usage à bon escient des pesticides, correspond aux souhaits des firmes productrices des pesticides. Un article publié dans la revue Informations Chimie, s’inspirant d’un universitaire américain, affirme : «  à quoi servirait à une Société de mettre au point et de développer à grands frais un nouveau pesticide de haute efficacité si son emploi était pratiqué de façon telle que la résistance à ce produit se développe rapidement à un point tel qu’il devienne très vite sans valeur ; il y a simplement là une raison suffisante pour que les producteurs de pesticides souhaitent voir donner à leurs produits l’emploi le plus raisonnable»631. S’intéressant aux agriculteurs français, François Le Nail, Secrétaire général de la F.N.G.P.C. et futur Secrétaire général de la C.S.P. puis de l’U.I.P.P. (de 1968 à 1981), explique son point de vue dans La défense des végétaux en 1965 : « Encore faut-il inciter ces derniers à ne pas pratiquer de traitements inutiles (leur prix élevé ne les y incite guère au demeurant ! ) ; à respecter les délais réglementaires d’utilisation ; à suivre scrupuleusement les conseils qui leur sont fournis sur les étiquettes des emballages et dans les notices qui les accompagnent ; à pratiquer l’alternance des produits pour éviter tout risque d’accoutumance chez les insectes et les acariens ; à choisir enfin autant que possible les produits qui, à efficacité comparable, présentent une toxicité moindre ». Mais, outre la nécessité d’obtenir un meilleur contrôle des emplois par les praticiens, François Le Nail espère que Le Printemps silencieux permettra « de fournir une abondante matière de réflexion » et aboutira à éviter « de considérer la lutte phytosanitaire comme une fin en soi »632. De fait, certaines industries phytosanitaires européennes reconnaissent, dès le milieu des années 1960, l’impact du Printemps silencieux sur le comportement industriel. La Société Bayer, dans un courrier destiné à ses actionnaires, joint une étude sur le livre de Carson. Dans ce rapport, il est indiqué que, « depuis la publication du “Silent Spring”, ces problèmes ont effectivement retenu beaucoup plus l’attention et donné lieu à de plus grands efforts »633.

Si, en France, Le printemps silencieux débouche sur « une véritable prise de conscience » des inconvénients liés à l’usage des pesticides634, les propos tenus, parfois par les mêmes personnes que celles déjà citées, ne demeurent pas toujours aussi consensuels que les citations précédemment sélectionnées, en particulier quant au rôle joué par l’auteur de la préface.

Notes
620.

A.N.-F., 16 SPV 23, Guy VIEL, Note d’information, destinée au Ministre de l’agriculture, relative à la publication du printemps silencieux, 4 p. [Le document est une copie, la note étant par ailleurs publiée dans la Revue française de l’agriculture, n° 1, 1963, sous le titre Notes sur Silent spring].

621.

A.N.-F., 16 SPV 23, Résumé de l’intervention de Guy Viel à la Société française de phytiatrie et phytopharmacie, commission des biocœnoses, réunion du 12 juin 1963., 2 p.

622.

A.N.-F., 16 SPV 23, Résumé de l’intervention de Guy Viel à la Société française de phytiatrie et phytopharmacie, commission des biocœnoses, réunion du 12 juin 1963., 2 p.

623.

E.C.P.A. (European crop protection association), The public view, Bruxelles, 1993, [6 p.]. [Il s’agit d’une enquête portant sur l’Allemagne (de l’Ouest), le Danemark, la France, l’Italie et les Pays-Bas. Environ 1000 personnes sont interrogées dans chaque État].

624.

Un résumé de l’activité idéologique de ce journal est donné dans l’ouvrage : Jean-Yves CAMUS, René MONZAT, Les droites nationales et radicales en France, Presses Universitaires de Lyon, 1992, 526 p.

625.

RUSTICUS, « Si madame Carson n’existait pas », dans Rivarol, 12 septembre 1963, pp. 14-15. Il est à noter que les avis sur le printemps silencieux transcendent les clivages politiques. D’après l’auteur de l’article, les documents sont fournis à Rivarol par un « ami qui ne partage pas les vues de Madame Carson ». D’après les références citées, ils proviennent obligatoirement d’un responsable du Ministère de l’Agriculture.

626.

Entrevue avec le Professeur Jean-Marie LEGAY, 5 mai 1997

627.

Pierre GRISON, Chronique historique de la zoologie agricole française, Livre premier, Guyancourt, Département de zoologie de l’I.N.R.A., 1992, 366 p.

628.

A.N.-F., 16 SPV 23, Résumé de l’intervention de Henri Siriez à la Société française de phytiatrie et phytopharmacie, commission des biocœnoses, réunion du 12 juin 1963., 2 p

629.

A.N.-F., 16 SPV 23, Lettre de Lucien BOUYX, Chef du S.P.V., au Sous-directeur de l’information (sous couvert du Directeur de la production et des marchés) en date 20 avril 1964.

630.

Roger HEIM, « Préface » pp. 9-19, dans Le Printemps silencieux, Paris, Plon, édition de 1968, 319 p.

631.

A.N.-F., 16 SPV 23, Citation provenant d’un article de 17 pages du périodique Informations chimie de mai 1963 repris dans une revue de presse destinée à Henri Siriez sous le titre « Printemps silencieux, un livre de Rachel Carson pose le problème de l’emploi inconsidéré des pesticides ».

632.

François LE NAIL, « La lutte antiparasitaire au pilori », dans La défense des végétaux, n°112, juillet 1965, pp. 15-17

633.

Cité par Michel RÉMY, « Le silence de Bayer », dans La vie Claire, octobre 1966, p.3 et p.10. [Cette citation n’est présentée dans l’article que pour souligner les incohérences de la défense des industriels qui, par ailleurs, n’accordent que peu de crédits aux assertions de Rachel Carson. Si l’industrie défend ses intérêts en usant d’une propagande classique, cet article est loin d’être un modèle d’objectivité, l’auteur en profitant de plus pour se livrer à une attaque contre les “vaccinalistes”].

634.

Henri-Georges MILAIRE, entretien du