3. Une préface source de conflit

Eu égard aux qualités de son auteur, « la préface de M. Heim fait couler en France beaucoup plus d’encre que “Le printemps silencieux” »635. Pourtant, Roger Heim ne commet pas dans cette préface sa première attaque publique636 contre les usages massifs des pesticides. Dix ans avant Le printemps silencieux, il exprime son désarroi face à la mortalité des abeilles dans les champs de colza traités au DDT ainsi que vis-à-vis de l’empoisonnement des vertébrés prédateurs d’insectes « accomodés au DDT »637. Mais, le fait que le Président de l’Académie des sciences, non seulement cautionne par sa signature l’ouvrage de Carson, mais que, de plus, « loin d’en souligner les exagérations voire les inexactitudes relevées par d’autres savants, il ait plutôt surenchéri, en a accru le retentissement »638. Par ailleurs, en dehors des aspects scientifiques, âprement discutés, Roger Heim opère des comparaisons quelque peu exaltées entre les industriels et les serviteurs de l’Etat d’une part et les assassins d’autre part. S’appuyant sur ce qu’il définit comme « l’ignorance des fonctionnaires » en charge de la protection des végétaux et le mercantilisme industriel, Roger Heim s’interroge en s’étonnant que l’on « arrête les gangsters, on tire sur les auteurs de hold-up, on guillotine les assassins, on fusille les despotes (ou prétendus tels), mais qui mettra en prison les empoisonneurs publics distillant chaque jour les produits que la chimie de synthèse livre à leurs profits et à leurs imprudences »639. Cette opinion ne manque pas de déclencher de vives réactions, encourageant les protecteurs de la nature et s’aliénant les défenseurs de l’agriculture productiviste dont les réactions nous intéressent plus particulièrement.

Parmi les opposants au Printemps silencieux, Henri Siriez, administrateur civil au Ministère de l’agriculture, est l’un des plus virulents adversaires de Roger Heim. Considérant son appartenance au Ministère de l’Éducation, par le biais du Muséum d’Histoire naturelle, Siriez fustige l’inconvenance d’une critique, qui plus est relayée par les médias, de certains serviteurs de l’Etat : « il n’était pas encore dans les mœurs de l’administration française qu’un fonctionnaire s’en prit publiquement et avec une telle violence à des collègues, fussent-ils d’un autre département ministériel »640. Lors d’une réunion de la S.F.P.P., Siriez conclut une intervention en se demandant si les fonctionnaires du ministère de l’Agriculture « doivent subir sans broncher, le dos courbé comme sous une averse de grêle, les foudres pseudo-jupitériennes d’un haut fonctionnaire de l’Education nationale, trônât-il sur l’Olympe de l’Académie des sciences »641.

De plus, afin de démontrer l’hostilité de Roger Heim envers les sciences appliquées, plus spécialement représentées par les agronomes et les industriels, Siriez tente de mettre en évidence la défiance du Directeur du muséum envers la politique agricole française. Pour appuyer ses affirmations, l’administrateur civil reprend un écrit de Roger Heim publié en 1949. Dans la préface d’un ouvrage consacré aux cryptogames parasites642, ce dernier démontre l’intérêt de la systématique, et à travers elle des sciences fondamentales, refusant la réduction « des recherches strictement utilitaires » et critiquant ceux qui, en s’y adonnant pour elles-mêmes, dévoient le terme de chercheurs. Cependant, ce qui correspond à une mise en garde contre l’abandon de certaines connaissances des sciences naturelles devient, sous la plume de l’administrateur civil, une animosité déjà ancienne contre l’ensemble des acteurs de la recherche agronomique. Plusieurs déclarations antérieures, mais tout aussi enflammées que la préface du Printemps silencieux, peuvent engendrer diverses interprétations des écrits sans concession de cet auteur. La critique d’une administration routinière, l’espoir de vaincre le paludisme par le DDT en désirant « une initiative hardie » pour développer son emploi dans les colonies, de nourrir la population mondiale, grâce aux recours à différents pesticides, souhaits formulés par Roger Heim en 1947643, sont autant d’éléments qui traduisent pour Henri Siriez une défiance permanente envers la capacité décisionnelle des services du Ministère de l’Agriculture644. Mais, dans son argumentaire, Siriez omet de citer une intervention improvisée de son rival, alors Président de la Société de pathologie végétale et d’entomologie agricole de France, lors d’une série de conférences parisiennes, organisées en 1937 à propos de la lutte chimique. Cette courte intervention exprime clairement, outre le rôle des laboratoires d’Etat, l’intérêt de la pluridisciplinarité, appuyée pour ses réalisations par des techniciens, dont les spécialistes industriels645. À la lecture des quelques déclarations citées, un sentiment permanent, lié à la sauvegarde de l’Humanité considérée elle même comme partie intégrante d’un système global, apparaît dans les écrits du Directeur du Muséum. Quoi qu’il en soit, pour Siriez, « Le printemps silencieux n’est donc pas seulement une préface, c’est une récidive ». Quant aux arguments avancés par Roger Heim, dont ceux que nous avons précédemment énoncés, concernant l’aspect salvateur ou irremplaçable de certains produits, ils deviennent « une supplémentaire perfidie » puisque « le lecteur sera persuadé qu’en France aucune précaution n’est prise, aucun contrôle n’est exercé sur la commercialisation et l’utilisation des pesticides »646.

Mais, le rôle de Roger Heim, qui contrairement à Rachel Carson demeure en France, ne se borne pas à l’élaboration d’une préface. Grâce à ses qualités de Président de l’Académie des sciences et de Directeur du Muséum national d’histoire naturelle, il devient, au moins pour ses détracteurs et les médias, l’un des symboles de la lutte contre les pesticides. Ses entrevues avec la presse lui permettent de renouveler les mises en garde contenues dans la préface du Printemps silencieux. Cependant, bien que l’ouvrage de Carson soit presque entièrement orienté vers les conséquences des pesticides, le Directeur du Muséum profite de toutes les occasions pour dénoncer un ensemble de comportements destructeurs dont, en particulier, les hécatombes perpétrées par la circulation automobile sur la faune aviaire française647.

Deux ans après le Printemps silencieux, un autre ouvrage engagé dans la voie de la protection de la nature et, comme l’indique son sous-titre, de l’écologie politique, voit le jour. Avant que nature meure, livre rédigé par Jean Dorst648, Professeur au Muséum national d’histoire naturelle, est à nouveau préfacé par Roger Heim. Ouvrage apportant une critique constructive des activités humaines destructrices des milieux naturels, il aborde également, en exposant des problèmes parfois similaires à ceux présentés dans Le Printemps silencieux, les problèmes des pesticides. Or Siriez, consulté par Dorst peu après la publication du printemps silencieux, fournit les informations sur la législation phytosanitaire française ainsi que sur les activités du S.P.V. Avant que nature meure constitue un ouvrage sévère à l’égard des conséquences des pesticides, mais, autant que cela puisse exister, objectif. Commentant ce livre en s’appuyant sur de multiples citations, Siriez exprime son sentiment dans Phytoma : « tout en dénonçant, comme d’autres l’avaient fait avant lui, le danger des pesticides, et surtout leur abus ou leur mauvais emploi, du moins ne discutait-il pas leur impérieuse nécessité, et rendait-il hommage aux efforts poursuivis en France pour que les pesticides agricoles ne soient utilisés qu’à bon escient et pour que soient prises les précautions exigées par leur emploi »649.

Or, malgré des désaccords qui ne se muent pas en protestations, ce qu’un ornithologiste suisse, Paul Géroudet, considère comme un “règlement de compte” entre Roger Heim et Henri Siriez perdure grâce à cet ouvrage. Le Directeur du Muséum pressentant l’usage possible de quelques extraits du livre par les défenseurs de la chimie de synthèse indique dans la préface, en précisant qu’il vise surtout les pesticides par cet avertissement, qu’il « sera aisé à quelque individu de mauvaise foi, quelque journaliste incompétent, quelque fonctionnaire prisonnier d’intérêts privés, d’user d’une technique commune mais transparente en prélevant ça et là, dans cette œuvre remarquable, des phrases isolées qui, retirées de leur contexte, apparaîtraient contraires au sentiment même de l’auteur, défigurant ou contredisant ses convictions dont les exemples implacables sont les données de base ».

En janvier 1966, Phytoma, toujours sous la plume de Siriez publie effectivement des extraits d’Avant que nature meure. Immédiatement la revue L’Homme et l’oiseau, organe de la Ligue française pour la protection des oiseaux650, publie un communiqué conjoint de Jean Dorst et Paul Géroudet, démentant les conclusions d’Henri Siriez, éditées dans divers articles de Phytoma entre 1964 et 1966, concernant le rôle des oiseaux dans les équilibres naturels. Siriez s’appuie alors, pour diverses démonstrations sur les écrits des deux naturalistes. Ces articles, regroupés, donnent naissance, à la même époque, à l’ouvrage intitulé Les oiseaux et l’agriculture 651. Mais, le fait que les désaccords se fassent jour après les citations du livre de Jean Dorst permet à Henri Siriez d’affirmer qu’il s’agit d’une réaction impulsée par Roger Heim : « Entre temps avait paru le numéro de février de phytoma, contenant des citations de M. Dorst…interdites par le préfacier de l’ouvrage »652.

Notes
635.

ANONYME, «“Le printemps silencieux” ou la lutte antiparasitaire mise au pilori », dans La défense des végétaux, n°100, juillet 1963, p. 22

636.

Les différentes préfaces et textes de Roger Heim cités sont reproduits en annexe.

637.

ANONYME, « Gloutons, crocodiles et éléphants menacés de disparaître…et le directeur du muséum s’élève contre l’usage inconsidéré des insecticides », dans Paris-Presse-l’intransigeant, 30 octobre 1954

638.

M. BARBUT, « Défense des cultures, défense de l’Homme : Bilan », dans Revue agricole de France, novembre 1963, pp. 3-5

639.

Roger HEIM, « Préface » pp. 9-19, dans Le Printemps silencieux, Paris, Plon, édition de 1968, 319 p.

640.

Henri SIRIEZ, « Printemps silencieux ou une nouvelle saison en enfer », dans La forêt privée, [tiré à part de 16 p. d’après les numéros de mars-avril et mai-juin 1964].

641.

A.N.-F., 16 SPV 23, Résumé de l’intervention de Henri Siriez à la Société française de phytiatrie et phytopharmacie, commission des biocœnoses, réunion du 12 juin 1963., 2 p

642.

Georges VIENNOT-BOURGIN, Les champignons parasites des plantes cultivées, tome I & tome II, Paris, Masson, 1949, 1850 p. (pagination continue pour les deux volumes, Préface de Roger HEIM, pp. VII-X).

643.

Avant-propos de la troisième partie (consacrée à la parasitologie fruitière p. 137 et suivantes) de l’ouvrage de Georges DELBARD, Les beaux fruits de France, Paris, Georges Delbard, 1947, 166 p.

644.

A.N.-F., 16 SPV 23, Courrier d’Henri SIRIEZ en date du 30 octobre 1964 destiné à Pierre GAXOTTE à propos d’un article de ce dernier (P. GAXOTTE, « “Printemps silencieux” , Certains progrès scientifiques sont-ils plus nuisibles qu’utiles », dans Le monde et la vie, juillet 1963, p. 70]

645.

« Allocution de M. Roger HEIM », dans Journées de la lutte chimique contre les ennemis des cultures, Paris, 19-25 mai 1937, 254 p. [Il s’agit en fait du vol. 38, n°4 bis, de la revue Chimie et industrie, octobre 1937. Le compte-rendu de l’allocution est présenté en p. 251].

646.

Henri SIRIEZ, « Printemps silencieux ou une nouvelle saison en enfer », dans La forêt privée, [tiré à part de 16 p. d’après les numéros de mars-avril et mai-juin 1964].

647.

En particulier : Gilbert GANNE, « Le professeur Roger Heim, Président de l’Académie des sciences, nous parle du livre qui terrorise l’Amérique », in “La vie des lettres”, dans L’aurore, 7 mai 1963 [Cette entrevue correspond à un résumé de la préface du Printemps silencieux].

648.

Jean DORST, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, édition de 1970, 540 p.

649.

Henri SIRIEZ, « Avant que nature meure de M. Jean Dorst », dans Phytoma, avril 1967, pp. 47-50

650.

Jean DORST, Paul GEROUDET, « Dernière heure », dans L’Homme et l’oiseau, 1er trimestre 1966

651.

Henri SIRIEZ, Les oiseaux et l’agriculture, des mythes aux réalités, de l’insectivore à l’insecticide, Paris, S.E.P.A.I.C., 1967, 238 p.

652.

Henri SIRIEZ, « Avant que nature meure de M. Jean Dorst », dans Phytoma, avril 1967, pp. 47-50