La création des dérivés de l’acide phénoxyacétique, comme le 2.4 D ou le 2.4.5 T, est intimement liée à la concrétisation des recherches militaires. Certaines de ces substances, mises au point dans le dessein de détruire les cultures céréalières allemandes, afin d’affamer les populations, voient le jour dans les laboratoires britanniques durant la Seconde guerre mondiale. « Or il s’avéra que les molécules de ce groupe, loin d’être toxiques pour la famille des graminées, à laquelle appartiennent ces végétaux cultivés, détruisaient toutes les autres plantes supérieures sauf ces dernières » 653. Les agriculteurs bénéficient donc, dès la fin du conflit, d’un produit extrêmement efficace destiné à désherber les céréales. Cependant, les herbicides issus de ces recherches particulières connaissent, parmi d’autres substances chimiques, une application militaire massive, permettant une “guerre propre” grâce à la suppression du couvert végétal abritant les combattants, à partir de 1961 au Vietnam. Eu égard aux réactions diverses engendrées par les épandages agricoles de ces substances, nous devons donner un rapide aperçu des pesticides répandus par voie aérienne au Sud Vietnam. Le tableau n° 17 récapitule les principaux herbicides utilisés par l’armée américaine entre 1962 et 1971.
| Appellation courante | Produit de base | Période d'utilisation | Quantités épandues en litres |
| Agent orange | 2,4 D | 1965-1970 | 42 624 510 |
| et Orange II | 2,4,5 T | ||
| Agent pourpre | 2,4 D | 1962-1964 | 548 825 |
| 2,4,5 T | |||
| Agent rose | 2,4,5 T | 1962-1964 | 464 770 |
| Agent vert | 2,4,5 T | 1962-1964 | 31 070 |
| Agent blanc | 2,4 D | 1965-1971 | 19 858 000 |
| Pichloram | |||
Tous les produits cités précédemment ne déclenchent pas les mêmes réactions passionnées en France. Le 2,4,5 T, essentiellement réservé au débroussaillage des plantations de résineux, correspond à l’une des substances les plus remises en cause après la limitation des applications du DDT.
Dès la fin des années 1960, le Département américain de la Santé reconnaît le 2,4,5 T comme doté de propriété tératogène chez les rongeurs655. Cette caractéristique provient d’un mode de production qui engendre inévitablement la formation d’une substance hautement nocive pour les animaux à long terme, le 2,3,7,8-tétrachlorodibenzo-para-dioxine ou TCDD, également nommée après 1976 “dioxine de Seveso”. En France, un arrêté en date du 3 octobre 1975656, limite les doses de dioxine dans le 2,4,5 T et à la fin des années 1980, les scientifiques peuvent conclure que, « très importante dans les années 1960, la contamination de l’herbicide par la dioxine a depuis été fortement réduite »657.
Mais, les effets des produits massivement épandus au Vietnam, à des concentrations de matières actives sans commune mesure avec celles préconisées en France dans un but agricole, engendrent un fort mouvement d’opposition et de discussion scientifique à travers le monde. En effet, si aux Etats-Unis de nombreux scientifiques et parlementaires se dressent contre l’usage des défoliants, la France, ancienne puissance coloniale en Indochine, s’interroge également. Le 21 février 1970, une journée d’étude se déroule à l’Université d’Orsay pendant laquelle « des chercheurs du CNRS et des médecins y ont présenté un certain nombre d’informations sur les agents chimiques ainsi que sur les désastres écologiques et les effets tératologiques provoqués par les défoliations au Vietnam »658.
En dehors des considérations scientifiques, certains indices permettent de penser que la politique écocide menée par les forces américaines d’occupation au Vietnam possède un impact sur l’appréciation par les populations de l’usage des désherbants. C’est ainsi qu’un employé du CERAFER d’Antony écrit en 1972 au Premier ministre pour se plaindre du déversement par un hélicoptère, affrété par une coopérative agricole, de produits herbicides destinés à des champs de tournesol. Cette opération est alors conduite dans le Cher ou le salarié du CERAFER possède une maison entourée d’un terrain de 17 ares comprenant des fruitiers et un potager. Or, lors du traitement les pesticides employés sont déviés par le vent et arrosent les habitations bordant les parcelles visées. Les productions végétales familiales étant, d’après le journal local, inconsommables, l’auteur du courrier, ignorant les matières actives ainsi épandues, demande « si ce produit est similaire à celui employé dans certains pays encore en guerre »659.
La comparaison entre la situation française et vietnamienne, n’ayant pourtant en commun que l’emploi de produits sensiblement identiques, engendre parfois un refus violent d’utilisation des pesticides incriminés. Le 2,4,5 T, par ses conséquences humaines et environnementales, constitue la cible privilégiée des opposants à l’industrie chimique mais aussi des agriculteurs au cours de la décennie 1970-1980. Dans quelques départements, dont les jeunes plantations de résineux, qui ne sont autre chose que des monocultures forestières remplaçant les feuillus ou boisements mixtes souvent arrachés pour l’occasion, les épandages se répètent au sein de certaines communes. Le Limousin, dont la pratique de “la religion du refus”660 correspond à un véritable état d’esprit, représente l’une des régions en proie à une agitation particulière au milieu des années 1970.
Jusqu’en 1975, il semble que les épandages par voie aérienne ne suscitent que peu d’inquiétude. Mais, en cette année 1975, suite à un traitement aérien, le vent déporte le toxique sur les terres cultivées de Bussières-Poitevine (Haute-Vienne), détruisant les cultures. Or, le même hélicoptère devait ensuite traiter d’autres surfaces boisées dans une commune proche du même département, Mailhac-sur-Bezaine. Mais, le maire, conseiller général communiste interdit le survol de l’appareil au dessus du territoire communal et en explique les causes : « J’ai dû solliciter un peu les textes en m’appuyant sur plusieurs articles du code communal : un maire doit veiller à ce que la santé de ses concitoyens soit préservée ; il doit aussi veiller au maintien de l’ordre public dans sa commune »661.
Par la suite, les agriculteurs et les élus se mobilisent dans de nombreuses communes boisées du département, en insistant sur le fait que le Limousin n’est pas le Vietnam, dont la capitale est libérée des forces d’occupation depuis fin avril, et organisent une manifestation à Limoges. Durant ce même été 1975, à proximité de Limoges, un paysan des Monts d’Ambazac (Haute-Vienne) affirme : « si les hélicoptères reviennent, nous sommes prêts à sortir les fusils »662. Quelques jours plus tard, les habitants du secteur prennent un appareil, appartenant à la société champenoise Phytagri, en otage et lui interdisent de décoller. Toujours en 1975, des épandages sont effectués sur une centaine d’hectares au sein desquels se situent les sources d’eau potable de deux municipalités de Haute Corrèze. En 1976, des protestations virulentes naissent dans le canton de Neuvic (patrie du défunt ministre Queuille), en particulier sous l’action d’Albert Ouzoulias, maire de la commune de Palisse, qui profite du comice cantonal comme d’une tribune. À l’automne 1976, la municipalité décide d’organiser la diffusion d’une pétition demandant l’interdiction des épandages à proximité des sources d’eau potable. Le huit octobre de la même année, le conseil municipal prenant note des réglementations préfectorales de janvier 1975 « considère ce premier succès comme le résultat de son action, celle de tous les habitants, des sociétés de pêche et chasse du canton de Neuvic » et demande « l’interdiction totale de tout déversement de défoliant par hélicoptère »663. Interrogé par un journaliste, Albert Ouzoulias n’hésite pas à tenir des propos particulièrement vifs : « nous sommes décidés à nous opposer par tous les moyens à de tels épandages qui mettent en danger la vie des habitants, des animaux, des plantes, nos rivières et notre adduction d’eau communale »664. Mais, le souci du respect de la nature ne correspond pas à des prises de position strictement conjoncturelles. Ancien Commissaire aux opérations au Comité militaire national des F.T.P.F. (Francs tireurs et partisans français) sous l’Occupation, Albert Ouzoulias considère, quelques années après sa dénonciation du 2,4,5 T, la défense de l’environnement comme une nouvelle forme de Résistance665. Le Canard enchaîné, transposant l’état d’esprit général dans une subtile provocation, présente les diverses positions municipales en affirmant que « les maires ne sont pas loin de publier un arrêté déclarant ouverte la chasse à l’hélicoptère »666.
Les élus communistes locaux du Limousin ne sont pas les seuls à se dresser contre l’usage des défoliants. Jacques Chirac, ex-Premier Ministre n’hésite pas à demander au Ministre de l’agriculture l’interdiction du 2,4,5 T. Si le geste de Jacques Chirac, dont l’action est jugée bien tardive par certains agriculteurs, est interprété comme un élément de campagne électoral afin d’assurer sa réélection de député dans la circonscription d’Ussel, il n’en demeure pas moins qu’il « pesa sans doute d’un poids décisif dans la décision finale d’interdiction provisoire »667.
La suspension provisoire de l’usage du 2,4,5 T ne correspond pas au désir des habitants du Limousin. Le 19 octobre 1976, le conseil municipal de Panazol (banlieue de Limoges), considérant que les sources de captages de la ville se situent dans des secteurs soumis à l’épandage du 2,4,5 T, se déclare « solidaire des nombreuses autres municipalités, organisations, hommes politiques et scientifiques qui ont demandé l’interdiction totale de l’usage des défoliants en France et il demande à Monsieur le Préfet d’intervenir auprès du Ministère de l’Agriculture pour que la suspension prenne un caractère définitif »668.
Mais, les partisans de l’usage des substances chimiques, en particulier la Chambre syndicale de la phytopharmacie et de la protection des plantes (C.S.P.) ne peuvent se taire face à une agitation en recrudescence après l’accident survenu en août 1976 à Seveso (Italie). Dès le 26 février 1971, la C.S.P., souhaitant augmenter l’impact de ses relations publiques, constitue, avec l’aide d’un cabinet spécialisé, un centre d’études et d’informations dénommé Protection des plantes et environnement (P.P.E.)669. Instrument de propagande efficace, « cette association publie une revue trimestrielle, simplement intitulée “Revue de presse” » dont « les rédacteurs extraient, de la presse quotidienne ou périodique, toutes les contre-vérités écrites par des “écologistes” en mal de copie, toutes les “études” défavorables aux produits chimiques et aussi les fables concernant “l’Agriculture biologique” »670. Pour P.P.E.671, le 2,4,5 T n’est qu’un « bouc émissaire propre à frapper l’esprit du grand public »672. L’aspect spectaculaire des épandages aériens, qui représentent un tiers environ des 300 tonnes alors annuellement appliquées en France, et l’usage du produit au Vietnam, en particulier par l’intermédiaire de l’agent orange, constituent deux éléments marquant défavorablement ce produit avec qui plus est, un risque d’amalgame entre tous les pesticides.
Nous avons étudié différents problèmes induits par l’usage massif des pesticides de synthèses. Qu’il s’agisse de destruction d’abeilles, de phénomènes de résistances, de l’apparition de ravageurs ou d’adventices autrefois plus discrets ou inexistants, ces difficultés sont toujours rapidement prises en compte par les industriels ou les chercheurs des organismes d’Etat. En fonction des problèmes rencontrés, les praticiens ne modifient pas leurs comportements phytosanitaires de façon uniforme. Lors de l’apparition de résistances, ou de pullulation provoquée d’acariens, les applicateurs se doivent simplement d’effectuer un changement de produits. En revanche, dans les cas de destructions d’abeilles, et lorsque la culture présente un intérêt économique majeur, les changements de comportements sont plus longs. Ces modifications dépendent alors autant de la volonté des exploitants que de celle de l’Etat et de l’Industrie. Il est également évident, que des solutions qui permettent de contourner un effet involontaire et désastreux ne sont pas toujours disponibles.
Mais, l’une des conséquences de ces effets secondaires est constituée par les réactions suscitées au niveau de l’opinion publique. Les circuits médiatiques classiques, en particulier la presse écrite, permettent à la fois de relayer les inquiétudes de l’opinion et d’informer celle-ci. Le rôle de certains naturalistes, dont le Directeur du Muséum national d’histoire naturelle, est également à souligner car une caution scientifique est souvent nécessaire à la crédibilité d’une critique, en particulier lors de la publication d’ouvrage comme le Printemps silencieux. Dans de tels cas, l’intérêt de l’agriculture est délaissé au profit d’une approche passionnée et strictement environnementale. Cependant, au début des années 1960, nombreux sont les scientifiques qui seront sensibles à ces critiques et qui envisagent des méthodes de lutte alternatives, parfois novatrices et parfois délaissées depuis plusieurs décennies.
Françaois RAMADE, « Des pesticides aux armes chimiques », dans La recherche, volume 21, n°219, mars 1990, pp. 382-390
D’après Benoît RAVINET, Herbicides et défoliants utilisés en temps de guerre, Thèse de la Faculté de pharmacie de Lyon, Université Lyon I, soutenue le 25 octobre 1996, 145 p.
Alastair HAY, « Vietnam’s dioxin problem », dans Nature, volume 271, février 1978, pp. 597-598
« Dispositions relatives à l’emploi de l’acide 2,4,5 Trichlorophenoxyacétique », arrêté du 29 juillet 1975, dans Journal officiel de la République française, Loi & décrets, 3 octobre 1975, p. 10 249
Lucien ABENHEIM, Denis BARDE, Sylviane CORDIER, « Vietnam : l’agent orange vingt ans après », dans La recherche, volume 20, n°209, avril 1989, p. 544
NGUYÊN DANG TÂM, « La guerre chimique », dans La recherche, volume 1, n°5, octobre 1970, pp. 442-454
A.N.-F., 5 SPV 11. Lettre en date du 21 septembre 1972.
D’après le titre d’un ouvrage de Louis PEROUAS, Refus d’une religion, religion d’un refus en Limousin rural, 1880-1940, Éditions des Hautes études en sciences sociales, 1985, 245 p.
Cité par Georges CHATAIN, « La guerre des défoliants s’est jouée en Limousin », dans La Charente libre, 29 septembre 1976.
Cité par Georges CHATAIN, « La guerre des défoliants s’est jouée en Limousin », dans La Charente libre, 29 septembre 1976.
Archives municipales de la Mairie de Palisse, Compte-rendu du conseil municipal du 8 octobre 1976.
ANONYME, « L’affaire des défoliants en Haute-Corrèze », dans L’écho du centre, 8 septembre 1976.
Préface de la 4e édition de l’ouvrage collectif Maquis de Corrèze, Imprimerie Maugein, Tulle, 1988, 618 p.
Jacques LAMALLE, « Docteur Défoliamour », dans Le canard enchaîné, 11 août 1976.
Georges CHATAIN, « La guerre des défoliants s’est jouée en Limousin », dans La Charente libre, 29 septembre 1976.
ANONYME, « Panazol : Le conseil municipal vote le budget supplémentaire et se prononce contre l’utilisation des défoliants », dans L’écho du centre, 19 octobre 1976
François LE NAIL, Yves DEFAUCHEUX, L’industrie phytosanitaire, (1918-1986), soixante huit ans d’organisation syndicale en France, Boulogne, U.I.P.P., 1987, 85 p.
Jean LHOSTE, Pierre GRISON, La phytopharmacie française, chronique historique, Paris, I.N.R.A., 1989, 280 p.
En 1976 les membres de l’association P.P.E. sont : l’A.C.T.A., l’A.N.D.A. (Association nationale pour le développement agricole), le C.E.S. (Club européen de la santé), la C.S.H. (Chambre syndicale des fabricants de spécialités pour l’horticulture), la C.S.P., la F.I.P.A.L. (Fondation interdisciplinaire pour le progrès de l’alimentation), la F.N.C.E.P.C. (Fédération nationale du commerce des engrais et produits connexes), la F.N.C.R.A. (Fédération nationale des comités d’expansion des provinces de France), F.N.S.E.A. (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), le S.R.S.F. (Syndicat de la raffinerie de soufre française) et l’U.N.C.A.A. (Union nationale des coopératives agricoles d’approvisionnement).
A.N.-F. 16 SPV 22, Note de P.P.E. datée du 9 août 1976 intitulée « Seveso, la dioxine et le 2,4,5 T ».