A. Arthropodes

L’un des plus grands entomologistes agricoles du vingtième siècle, A.S.Balachowsky, dans une remarquable rétrospective historique, n’hésite pas à affirmer que « les savants du XIXe siècle, trop préoccupés par l’établissement des systèmes de classification, étaient peu enclin, dans leur ensemble, à se livrer à l’observation de la vie »676. Cette opinion, fort répandue et généralement exacte, ne représente cependant pas une absolue réalité. L’entomologie, qui s’attache à l’étude d’animaux macroscopiques, permet en effet, dès le dix-huitième siècle d’isoler de nombreux exemples d’observations liés à la prédation ou même au parasitisme. Réaumur, précurseur en de nombreux domaines scientifiques, décrit avec précision non seulement certains dégâts de ravageurs mais aussi le rôle des prédateurs des chenilles et des pucerons677. Par la suite, d’autres s’attachent à l’étude précise des parasites des ennemis des cultures. Jacques Brez, en 1791, commente de manière concise le comportement des ichneumonidés des piérides du chou678. Geoffroy, en l’an VII, exprime avec concision le rôle des hyperparasites679. Lucas, dans un ouvrage publié en 1840, affirme que certains acariens des végétaux succombent souvent à l’action d’autres arthropodes680.

L’élite agricole, au cours du dix-neuvième siècle, rend parfois hommage aux insectes entomophages. Ainsi, le Président de la Société d’agriculture de l’Ain, s’exprimant dans le Journal d’agriculture pratique en 1841, évoque, dans une vision créationniste et finaliste, l’intérêt des parasites de lépidoptères, alors désignés sous la dénomination globale d’Ichneumon : « La plupart des espèces malfaisantes à qui la nature a accordé de grands moyens de nuire et de se multiplier, semblent, lorsque les efforts de l’homme sont trop faibles contre elles, avoir des ennemis spécialement chargés de les détruire au moment même de leur plus grande multiplication »681. C’est ainsi qu’il « serait bien désirable que l’on vulgarisât davantage les études de quelques naturalistes qui suggérèrent probablement aux expérimentateurs le désir d’utiliser l’instinct des parasites et carnassiers pour la destruction des insectes nuisibles dont nous ne savons nous garantir aujourd’hui »682. Si la lutte biologique nécessite souvent des connaissances précises, pas toujours présentes au milieu du dix-neuvième, l’inventaire des animaux utiles autochtones constitue une réalité. Nous devons en particulier mentionner un ouvrage de 1862, qui publie une liste concordante des insectes « destructeurs et protecteurs» classés par culture683.

Nous pourrions probablement multiplier les exemples mettant en évidence le rôle des entomophages, mais il convient également d’entrevoir l’opinion des praticiens, toujours rapportées par des naturalistes ou “agronomes”, et les tentatives des défenseurs des arthropodes utiles destinées à vulgariser l’intérêt des auxiliaires. Jean-Baptiste Dechauffour de Boisduval (1799-1879), membre de la Société entomologique de France, fonde, en 1867, la première revue essentiellement consacrée à la protection des cultures. Cette dernière est publiée sous le titre l’Insectologie agricole. Pour certains, le mot “insectologie” , combiné du grec et du latin est une offense à la langue française. Le terme est tout de même adopté car il permet une meilleure compréhension, par les cultivateurs, des sujets abordés que son synonyme entomologie684. Ainsi, une revue et une société d’insectologie agricole sont créées avec le réel souci de fournir une aide aux agriculteurs. Le but principal de cette société, défini dans l’article premier des statuts, est de contribuer à la multiplication des insectes utiles et de vulgariser la destruction des insectes nuisibles. Mais, la mise en place d’un organisme d’étude agricole ne signifie pas que les cultivateurs apprécient l’entomologie comme une science digne d’intérêt. En 1869, l’un des membres de cette société affirme que, dans le meilleur des cas, les entomologistes ne sont pas jugés par les cultivateurs comme pouvant apporter une solution aux problèmes agricoles685. Le tort des naturalistes est de se consacrer à des études dont la nécessité échappe d’autant plus aux cultivateurs que les insectes constituent une source de méfiance et de répulsion. Commentant le rôle des insectes utiles à l’agriculture, Maurice Girard considère que « nous avons l’habitude, par suite de l’ignorance profonde dans laquelle l’éducation dite classique nous laisse, comme à dessein, à l’égard des sciences naturelles, de nous préoccuper aucunement de ces bienfaiteurs obscurs ». Cet auteur sous-entend également que les agriculteurs augmentent d’eux-mêmes les dégâts des ennemis des cultures en détruisant, par méconnaissance et dégoût, l’entomofaune auxiliaire. Ainsi, « dès qu’une taille plus grande ou les couleurs brillantes les signalent aux regards, la plupart des gens de la campagne s’empressent de les écraser »686. En 1874, Maurice Girard rédige un catalogue raisonné des animaux nuisibles et utiles. Mais, le rôle des entomologistes ne s’arrête pas à des publications. À la fin du dix-neuvième siècle, au moment de la création du premier laboratoire national d’entomologie, la Société linnéenne de Bordeaux, sous les auspices de laquelle est fondée la société locale d’agriculture, envisage la mise en œuvre d’un laboratoire de détermination des insectes nuisibles mais aussi utiles à l’agriculture. Il semble que seul un service entomologique de systématique appliquée se mette en place afin de suppléer l’action de F.Vassilière, professeur départemental d’agriculture687.

Mais, dès la fin du dix-neuvième, certains spécialistes, reconnaissant la grande utilité des entomoparasites, considèrent cependant qu’ils ne peuvent éliminer entièrement les populations d’arthropodes nuisibles. F. Decaux précise cette opinion en 1896 dans le Journal de la Société nationale d’horticulture de France : « Pour éviter des désillusions, nous avons le devoir de prévenir l’agriculteur, qu’il ne doit pas exiger des parasites utiles plus qu’ils ne peuvent donner ; leur mission à un but déterminé : “Arrêter l’extension exagérée des insectes frugivores et lignivores, ennemis de notre richesse agricole” »688.

Notes
676.

A. S. [Alexandre-Serge] BALACHOWSKY, La lutte contre les insectes, Paris, Payot, 1951, 380 p. [Chapitre I. Les remèdes d’autrefois, pp. 1-26]

677.

[René Antoine Ferchault de] REAUMUR, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, tome second, partie 2, onzième mémoire, pp. 215-218 & tome troisième, partie 2, onzième mémoire, p. 210, Amsterdam,Pierre Mortier, 1737

678.

Jacques BREZ, La flore des insectophiles, Autrecht, B. Wild et J. Altheer, 1791, 325 p. (pp. 9-10)

679.

[Etienne ] GEOFFROY [SAINT-HILAIRE], Histoire abrégée des insectes, tome 2, Paris, Calixte-Volland & Rémont, an VII, 744 p. (p. 293).

680.

LUCAS, Histoire naturelle des crustacés, des arachnidés et des myriapodes, Paris, Duménil, 1840, 600 p. (p. 468)

681.

A. PUVIS, « Des chenilles en agriculture », dans Journal d’agriculture pratique, juin 1841, p. 566-570

682.

Élizée LEVÈVRE, « Destructions des insectes nuisibles. Pucerons. » [Partie I], dans Journal d’agriculture pratique, juin 1846, pp. 541-544 [Cet article correspond essentiellement à un commentaire de la parthénogénèse des pucerons].

683.

Ch. GOUREAU, Les insectes nuisibles aux arbres fruitiers, aux plantes potagères, aux céréales et aux plantes fourragères, Paris, Victor Masson & fils, 1862, 366 p.

684.

[Compte-rendu de la création de la Société d’insectologie agricole et statuts], dans l’Insectologie agricole, n°2, 1867, pp. 59-64

685.

Maurice GIRARD, [Sans titre], dans L’Insectologie agricole, n° 4, 1869, pp. 108-111

686.

Maurice GIRARD, « Etude sur les insectes carnassiers, utiles aux champs, aux bois, aux vignobles, aux prairies, aux jardins », dans l’Insectologie agricole, n°4, 1869, pp. 92-98

687.

ANONYME, « Comptes-rendus des séances », dans Actes de la société linnéenne de Bordeaux, volume 48, tome 8, 1895, p. LVI, p. LXIII et p. LXXVII

688.

F. DECAUX, « Sur les noix véreuses. Quelques considérations sur les insectes parasites utiles, possibilité de les propager », dans Journal de la Société nationale d’horticulture de France, tome 18, 1896, p. 1136-1146