Il semble que les premières listes d’oiseaux utiles et nuisibles, dressées par le Muséum d’histoire naturelle de Paris, soient adressées aux Préfets en 1861 afin de permettre la rédaction des arrêtés locaux. Cependant, dès le début du vingtième siècle, la sauvegarde de la faune aviaire prend un caractère officiel, en particulier avec la ratification de la Convention internationale pour la protection des oiseaux utiles à l’agriculture, proposée par la France et adoptée à Paris le 19 mars 1902. En réalité, seuls certains états européens signent ce texte dont l’article premier stipule que les oiseaux utiles à l’agriculture, en particulier les insectivores jouissent d’une « protection absolue ». En France, cette réglementation devient effective par le décret du 12 décembre 1905695. Ce texte, demeuré valide pendant de nombreuses décennies, résulte d’une classification totalement anthropocentrique. Cette dernière prend en compte non seulement le caractère d’utilité quant à la production agricole mais également l’intérêt des chasseurs. La destruction de certains animaux nuisibles (mammifères et oiseaux) repose d’ailleurs à cette époque sur l’article 9 de la loi du 3 mai 1844, modifié le 22 janvier 1874, concernant la police de la chasse. Avant la mise au point des divers services successifs de défense des végétaux, chasse et agriculture sont considérées comme « deux sœurs qui vivent côte à côte, s’épanouissent de concert, souffrent ensemble » et « un même mal leur est commun : les atteintes de la faune malfaisante »696. Mais, si la convention de 1902 paraît contestable quant à la nocuité ou l’utilité de certaines espèces, il n’en demeure pas moins que la classification anthropocentrique constitue une gageure. L’imprécision régnant quant à l’utilité ou la nuisibilité de certaines espèces encourage le Ministère de l’Agriculture à établir, en 1912, une classification plus précise697. Mais, avant même les conclusions de la commission nommée pour cette tâche, l’un de ses membres publie un catalogue fixant le rôle des oiseaux. Or, les conclusions de cet ornithologue paraissent pour le moins sujettes à discussion, en particulier en ce qui concerne certains rapaces (chouette hulotte, faucon hobereau…)698. En 1918, l’ornithologue Charles Rivière, commentant les propositions de Jules Méline, ancien Ministre de l’Agriculture, destinées à établir à nouveau un classement des oiseaux affirme qu’il s’agit d’une « mission difficile si l’on se rappelle de l’échec général de tentatives analogues depuis plus de cinquante ans »699.
Outre les débats scientifiques, mais surtout passionnés (qui perdurent jusqu’aux années 1970), la destruction des oiseaux entraîne de nombreuses réactions au début du vingtième siècle. L’élimination de la faune aviaire (chasse par plaisir ou comme complément nutritionnel, mise en volières, élimination due à l’intérêt des plumes pour la mode…), souvent d’actualité jusqu’à la Première guerre mondiale, malgré les accords de 1902, est considérée comme un élément de déséquilibre écologique favorisant la mise en application des épandages phytosanitaires, alors relativement coûteux et peu efficaces. Un article du Sud-est nous semble particulièrement représentatif de l’état d’esprit de cette période : « Ce que l’on sait bien c’est que les oiseaux insectivores, par suite d’abus aussi imprévoyants qu’irréfléchis, sont en décroissance. Avec notre indifférence à cet égard et nos habitudes actuelles on entrevoit de suppléer par des traitements les utiles auxiliaires que nous laissons sottement détruire »700. Un article de La revue scientifique exprime plus clairement encore ce point de vue : « la meilleure des méthodes insecticides consiste donc, le plus souvent, en grande culture, à protéger d’une façon éclairée les oiseaux et insectes carnivores et à réaliser des économies pour laisser passer les mauvaises années »701.
Les critiques de l’intensification agricole ne s’arrêtent pas à l’usage des premiers pesticides, en particulier des arsenicaux, mais la rectification des chemins et routes, la suppression des bosquets, en un mot l’uniformisation des campagnes est également montrée du doigt comme, par exemple dans la Gironde702 ou le Beaujolais, où les vignerons se privent ainsi, par l’éradication des biotopes favorables, de l’aide bénévole de précieux auxiliaires. La cause des oiseaux connaît cependant un écho parmi divers responsables agricoles. Dans le Rhône, que nous citions précédemment, le Directeur de l’école d’agriculture d’Ecully démontre, en favorisant la nidification des espèces utiles, le rôle salvateur des oiseaux, le Président de l’Union Beaujolaise s’intéresse aux travaux de protection des oiseaux, et J.Deville, Professeur départemental d’agriculture, n’omet pas de terminer ses conférences en évoquant les oiseaux utiles703. Il est vrai que certains producteurs semblent se féliciter de l’action de certaines espèces d’oiseaux. En 1912, deux producteurs du Rhône, « obtiennent dans leurs superbes pépinières de Quincieux d’excellents résultats quant à leurs cultures, par la protection des nids »704. Nous avons essentiellement cité des exemples propres à la région lyonnaise mais, des agriculteurs d’autres départements se réjouissent également de la présence de la faune aviaire, parfois en attirant ces animaux. C’est ainsi, qu’un viticulteur de Tigné (Maine-et-Loire) attire les oiseaux en répandant les marcs entre les ceps afin d’assurer une nourriture hivernale à ces animaux. Il affirme alors n’avoir jamais de dégâts de cochylis, eudémis ou cigarier même en 1910, année de prolifération des tordeuses705.
En 1912, à la veille de la Première guerre mondiale est créée une association, dont le rôle dans la protection des oiseaux utiles est fondamental, qui s’inscrit dans un contexte où défense des cultures et sciences naturelles apparaissent indissociables. Cette date marque la fondation de la Ligue française pour la protection des oiseaux (L.P.O.), opérée à l’initiative de la Société nationale d’acclimatation de France dont elle constitue dans un premier temps la “sous-section d’ornithologie”. Cet organisme, dont la première adresse est au 33 de la rue Buffon à Paris, fonctionne donc en étroite collaboration avec le Muséum national d’histoire naturelle. Le principal organisateur de cette nouvelle association est un ingénieur agronome, préparateur à la Faculté des sciences et futur cadre de la Ligue nationale de lutte contre les ennemis des cultures, Albert Chappellier. Si les activités de cet organisme ne se cantonnent pas aux problèmes liés à l’agriculture, la L.P.O. envisage, dès sa fondation, « l’établissement de nichoirs artificiels, le nourrissage hivernal et la protection des couvées » dans les zones agricoles706. La première exposition d’insectes vivants, d’oiseaux de volière et de poissons d’ornement, tenue à Paris du 6 au 21 juin 1914, permet d’ailleurs à la Ligue de protection de vulgariser, avec un écho national, l’intérêt des nichoirs artificiels en milieu rural707. En 1918, les Annales du service des épiphyties publient une étude sur l’éthologie des oiseaux plus ou moins inféodés aux vignes de la Côte d’Or708. L’auteur, préparateur à la faculté des sciences de Dijon insiste particulièrement sur l’intérêt non seulement de protéger les auxiliaires ailés appartenant aux espèces entomophages mais aussi d’en favoriser la multiplication, en particulier à l’aide de nichoirs artificiels, option défendue par la L.P.O.. La propagande pour les nichoirs, dans un cadre agricole demeure vivace durant l’Entre-deux-guerres mais, certains ornithologues envisagent des élevages d’oiseaux grâce à des jardins-volières placés au sein des propriétés agricoles709. Cependant, les nichoirs conservent la faveur de tous les protecteurs de la nature souhaitant également contribuer à aider l’agriculture puisqu’ils demeurent des éléments peu coûteux, peu encombrants et aisés à mettre en place. En 1920, lors d’une exposition au Grand-Palais, organisée par la Société centrale d’aviculture, la Ligue de protection considère les nichoirs comme particulièrement prisés du grand public710. Cependant, ce type de manifestations ne se limite pas à une audience parisienne. Diverses sociétés d’agriculture sont présentes en 1920 et jouent un rôle d’éducation envers les praticiens. C’est le cas par exemple des sociétés du Lot-et-Garonne et de la Gironde. Dans le Sud-ouest, zone très souvent critiquée par les naturalistes au cours de la première moitié du vingtième siècle pour les abus de chasse, les sociétés d’agriculture possèdent une certaine habitude de la propagande destinée au milieu rural. Dès 1912, la société girondine édite ainsi une affiche, largement diffusée, ayant simplement pour texte : « Ceux qui détruisent les petits oiseaux sont les pires ennemis de l’agriculture »711. En 1921, résolument et directement tournée vers les agriculteurs, la L.P.O. édite une affiche montrant diverses espèces utiles712.
En 1923, les naturalistes reçoivent le soutien officiel du Ministre de l’Instruction publique qui, par une circulaire, « a bien voulu recommander la formation, par l’entremise de MM. les instituteurs, de Sociétés scolaires pour la protection des oiseaux “auxiliaires précieux des cultivateurs” ». Cette orientation politique, depuis plusieurs décennies encouragée par les défenseurs de la faune, est saluée comme un acte salvateur par Henri Kehrig, Président honoraire de la Société de zoologie agricole et auteur de plusieurs ouvrages sur le rôle utile des oiseaux en agriculture713.
Mais, dès l’Entre-deux-guerres, se dessine une nouvelle conception de la protection, abandonnant progressivement la notion d’utilité. À terme, le rôle de l’agriculture ne revêt plus une place centrale dans les discours favorables à la préservation de la faune aviaire. La généralisation des traitements phytosanitaires, un des paramètres de l’intensification agricole, joue un rôle dans cette évolution. Si en 1918, les ornithologues favorables à la destruction des oiseaux nuisibles, s’inquiètent de l’utilisation des grains empoisonnés, procédé non sélectif714, en 1940, les insecticides connaissent une critique plus générale ne tenant pas toujours compte de l’intérêt agricole des animaux. C’est ainsi, que le traitement d’hiver des vignes, réalisé à l’aide d’un composé arsenical, destiné à détruire les pyrales, « laisse toujours après lui des cadavres de petits granivores »715.
Les critiques générales s’amplifient après 1945 d’autant plus que le nombre d’espèces d’oiseaux réellement nuisibles apparaît relativement faible. Traditionnellement, les corvidés (corbeaux, pies, geais) représentent les principaux ennemis contre lesquels les producteurs doivent lutter. Localement, d’autres espèces commettent des déprédations conséquentes. En 1957, 10 % des récoltes de céréales (soit 250 000 quintaux) de la Vienne sont détruites par les alouettes716. En 1961, une enquête réalisée dans l’Hérault et les Pyrénées-Orientales indiquent qu’une centaine de communes dont les exploitants produisent essentiellement des raisins de table précoces que les dégâts des moineaux dépassent parfois 30 % de la récolte717. Quant aux arbres fruitiers, les mésanges et les bouvreuils constituent dans certains vergers des ennemis redoutables. La circonscription phytosanitaire d’Angers leur imputait, 50 à 90 % des dégâts sur bourgeons de poiriers pendant les mois de février et mars 1962718.
Mais, la signature d’une nouvelle charte à Paris le 19 octobre 1950, destinée à remplacer le texte de 1902 s’intitule simplement Convention internationale pour la protection des oiseaux. Désormais, l’ensemble de la faune aviaire sauvage jouit d’une protection complète. L’article 6 précise cependant que les oiseaux commettant des méfaits vis-à-vis de l’agriculture peuvent, de manière dérogatoire et locale, être combattus. Mais, cette résolution prend en considération la protection de la nature et ne se réfère plus à l’utilité ou à la nocuité des animaux.
Mais, le texte de 1950, non ratifié en 1964 et dont la discussion devant le Parlement est ajournée à cette date pour répondre aux vœux des 600 000 chasseurs de gibiers d’eau, permet aux défenseurs des oiseaux de continuer leurs actions en vertu de la convention de 1902 à laquelle se greffe (1962719) des éléments de protection des espèces (au niveau de la chasse mais non des biotopes) devenues rares. La S.P.A. du Sud-est, dont l’intitulé exact est alors Société protectrice des animaux et des oiseaux utiles à l’agriculture, maintient ainsi sa position sur l’intérêt des oiseaux utiles : « Nous devons éduquer le paysan, lui expliquer l’immense intérêt qu’il a de protéger les oiseaux qu’il considère à tort comme un ennemi de ses récoltes, parce qu’il chaparde quelques grains alors qu’il en sauve des centaines de mille »720. Cependant, tous les producteurs ne considèrent pas les oiseaux comme des nuisibles. Il est certain que les déclarations d’un responsable départemental d’un service étatique, ayant pour auditoire des responsables de groupements de défense des cultures, sont certainement plus écoutées que les écrits de la S.P.A. Ainsi, le Directeur de la D.S.A. de l’Allier souhaite, en 1952, une protection des oiseaux afin de respecter, selon ses propres termes, “les parasites des parasites”721.
Par ailleurs, les revues horticoles et de jardinage amateur maintiennent les discours fondés sur l’utilité des petits oiseaux. En 1968, la revue de la Société lyonnaise d’horticulture tente de convaincre ses lecteurs en affirmant : « Les oiseaux sont vos meilleurs auxiliaires pour la protection de vos jardins ». Le même auteur ajoute, afin d’appuyer son propos par une estimation chiffrée, qu’un « couple de mésanges consomme, en 21 jours, pour élever sa nichée, 40 000 chenilles »722.
« Décret portant promulgation de la convention pour la protection des oiseaux utiles à l’agriculture signé à Paris le 11 mars 1902, entre les gouvernements de la France, de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Hongrie, de la Belgique, de l’Espagne, de la Grèce, du Luxembourg, de Monaco, du Portugal, de la Suède et de la Suisse », dans Journal officiel de la République française, Lois & décrets, pp. 7395-7396
Marcel BIDAULT de L’ISLE, Les mammifères et les oiseaux nuisibles à l’agriculture et à la chasse en France, Moyens de les détruire, législation de la destruction, Sèvres, Léon Total, 1910, 198 p. [Citation de l’introduction].
« Arrêté instituant une commission de classement des oiseaux utiles et des oiseaux nuisibles », arrêté du 22 avril 1912, dans Journal officiel de la République française, Lois & décrets, 28 avril 1912, pp. 4054-4055
Xavier RASPAIL, Classification des oiseaux au point de vue de leur utilité et de leur nocuité, Paris, Vigot Frères,
Charles RIVIÈRE, « Destruction officielle d’oiseaux », dans Bulletin de la Ligue française pour la protection des oiseaux, n°9/10, septembre-octobre 1918, pp. 56-57. [Un résumé chronologique des faits majeurs concernant la protection des oiseaux au dix-neuvième siècle est publié, en particulier sous les signatures d’un Sénateur de l’Orne et d’un chercheur du Muséum d’histoire naturelle, dans les comptes-rendus du Congrès international d’agriculture de Paris de juillet 1889, présidé par Jules Méline].
F.R., « Les traitements de printemps et d’été applicables à la vigne », dans Le sud-est, mars 1911, pp. 138-153
P. LR., « Sur les insecticides en agriculture », dans La Revue scientifique, n°7, 18 février 1911, p. 214
ANONYME, « Lettre de Gironde par un instituteur », dans Bulletin de la Ligue française pour la protection des oiseaux, n°8, septembre 1913, pp. 109-112
AIRELLE, « Lettre beaujolaise », dans Bulletin de la Ligue française pour la protection des oiseaux, n°8, septembre 1912, pp. 101-105
AIRELLE, « Lettre beaujolaise », dans Bulletin de la Ligue française pour la protection des oiseaux, n°8, septembre 1912, pp. 101-105
A. GAUDICHEAU, « Une manière simple et peu coûteuse de protéger la vigne », dans Bulletin de la Ligue française pour la protection des oiseaux, n°2, février 1917, pp. 101-105
MAGAUD d’AUBUSSON [Président de la L.P.O.], « Ligue française pour la protection des oiseaux », dans Bulletin de la Société nationale d’acclimatation de France, tome 59, 1912, pp. 180-182
Maurice LOYER, « L’exposition internationale d’insectes vivants, de poissons d’ornement et d’oiseaux de volière en 1914 », dans Bulletin de la Société nationale d’acclimatation de France, tome 62, 1915, pp. 355-365
P. PARIS, « Recherches sur la bionomie des oiseaux des vignes », dans Annales du service des épiphyties, tome 5, 1918, pp.
André GODARD, « Le repeuplement des oiseaux insectivores par jardins-volières », dans La nature, n° 2410, 12 juin 1920, pp. 324-327
ANONYME, « Le succès de notre exposition », in “Notes et faits divers”, dans Bulletin de la Ligue française pour la protection des oiseaux, n°4/5, avril/mai 1920, pp. 37-39
Affiche reproduite dans le Bulletin de la Ligue française pour la protection des oiseaux, n° 7, août 1912, p. 96
Voir annexe n°
Henri KEHRIG, « La protection des oiseaux », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, janvier 1923, pp. 1-5
Charles RIVIÈRE, « Destruction officielle d’oiseaux », dans Bulletin de la Ligue française pour la protection des oiseaux, n°9/10, septembre-octobre 1918, pp. 56-57
Albert HUGUES, « Les oiseaux et les produits arsenicaux employés par l’agriculture », dans Alauda, tome 12, 1940, p. 122
Jacques PINEAU, « Les alouettes et leurs dégâts dans le Poitou », dans Phytoma, mai 1957, pp. 36-38
P. BERVILLÉ, J.-L. GAUTHIER, « Un oiseau parfois très nuisible : le Moineau », dans Phytoma, décembre 1961, pp. 15-20
Cité par Henri SIRIEZ, Les oiseaux et l’agriculture, Paris, SEP, 1966, 236 p.
Arrêté du 5 avril 1962, dans Journal officiel de la République française, [ouverture de la chasse]
C. ROUGON, dans La protection des animaux, n° 180, novembre 1951, p. 4
A.N.-F., 17 SPV 8, Procès-verbal de l’Assemblée générale des Présidents des groupements de défense contre les ennemis des cultures de l’Allier, 9 juin 1952, 5 p.
J. DEBAL, « Pour protéger vos jardins, protégez les oiseaux », dans Lyon-horticole, 1er trimestre 1968, pp. 18-20