2. Amphibiens

En 1867, le Journal d’agriculture pratique constate le mépris général à l’égard de certains anoures, en particulier des diverses espèces de crapauds autochtones. L’auteur de cet article insiste sur le rôle utile de ces animaux, se nourrissant essentiellement d’insectes, pour les cultures maraîchères. Par ailleurs, il est fait mention d’un débouché commercial potentiel (attesté comme une réalité par ailleurs729) pour les crapauds français en Grande-Bretagne. En effet, achetés au prix de six shillings la douzaine, « les jardiniers d’outre-Manche en font, au milieu de leurs légumes, de vraies brigades de sûreté : insectes, mollusques, tout disparaît, grâce à leur surveillance »730. Il semble que la présence à Paris, d’un marché aux crapauds, destiné aux maraîchers de la région, existe également à la fin du dix-neuvième siècle731. En dehors de tout aspect commercial, l’entomologiste Decaux propose à un horticulteur de la Seine, dont les plantations de pivoines souffrent des dégâts de charançons, de placer des crapauds dans son exploitation en précisant : « D’après nos expériences, la proportion de un ou deux crapauds par are de terrain, suffirait pour empêcher les immenses dégâts causés par les limaces, vers blancs, vers gris, lombrics, courtillières, charançons,etc… »732.

Quant à Jean-Henri Fabre, l’un des entomologistes les plus populaires du dix-neuvième siècle, il termine son ouvrage intitulé Les auxiliaires, publié pour la première fois en 1873733, par un chapitre consacré aux crapauds. Les sévices infligés par l’homme à ces animaux, l’absurdité des croyances inspirées par une laideur subjective, le rôle agricole utile et l’intérêt que leur portent les anglais sont décrit en quelques pages. Livre didactique, écrit par un ancien instituteur, naturaliste passionné, Les auxiliaires s’adressent, sous la forme plaisante d’une discussion entre un oncle et ses neveux, au grand public.

Bien que J.-H. Fabre conclut son livre en indiquant que « le crapaud demande pour toute récompense un regard compatissant », le comportement des agriculteurs français, dans l’ensemble, ne semble guère se modifier au cours des premières décennies du vingtième siècle. En 1912, un ancien élève de la ferme école de Royat (Ariège), édite un ouvrage essentiellement consacré aux oiseaux mais prenant en compte l’ensemble des vertébrés auxiliaires. L’achat par les anglais apparaît à nouveau comme un modèle à copier. En revanche, le comportement des français, en particulier en zones rurales, à l’égard d’un animal qualifié de chasseur « d’une adresse et d’une patience merveilleuse » demeure particulièrement critiqué. Ainsi, « dans certaines de nos contrées, on ne trouve pas de supplice assez raffiné pour ce pauvre animal. Tantôt à l’aide d’une ficelle, on le pend par une patte, tantôt on lui place une cigarette allumée dans la bouche et la pauvre bête tire, avale ainsi la fumée pendant que son ventre grossit démesurément ; d’autres fois on le place sur le bout d’une planche disposée en bascule et d’un formidable coup de massue appliquée à l’autre extrémité, on envoie la pauvre bête à 15 ou 20 mètres de hauteur, en attendant qu’elle vienne s’écraser sur le sol au grand rire des spectateurs »734. À la veille de la seconde guerre mondiale, la situation semble identique. Commentant les prises de position de certains membres de l’Académie d’agriculture de France, en particulier celle du professeur Lapicque en décembre 1936 (demandant une réglementation protectrice officielle des crapauds)735, la Revue de zoologie agricole et appliquée répète soixante ans plus tard les arguments développés par le Journal d’agriculture pratique en 1867 : « Il est temps que les cultivateurs de chez nous apprennent à le protéger, comme font ceux d’outre-Manche, qui achètent des crapauds pour les mettre dans leurs jardins »736. Avant le second conflit mondial, l’intérêt suscité par ces anoures est tel que l’Académie d’Agriculture publie une note de plusieurs pages concernant l’éthologie des crapauds737.

Quant au comportement destructeur des agriculteurs, et de l’ensemble des français des zones rurales, il correspond à un échec du système d’éducation. En effet, les manuels scolaires assurent un rappel permanent de l’intérêt agricole des amphibiens dans leur ensemble. Nous ne prendrons que quelques exemples précis pris dans divers ouvrages destinés à l’enseignement. En 1898, la librairie catholique de Lyon publie un ouvrage entièrement consacré à l’agriculture, à l’usage des écoles primaires. Il est alors rappelé que les amphibiens « se nourrissent d’animaux pour la plupart nuisibles dont ils débarrassent ainsi nos récoltes »738. À la veille de la Grande Guerre un autre livre, destiné à l’instruction publique primaire souhaite combattre l’ignorance des agriculteurs à l’égard de nombreux animaux dont les crapauds, tués sans raison739. Au milieu des années 1930, le discours demeure identique. Un manuel scolaire indique alors à propos des crapauds que « c’est donc, malgré sa laideur, un animal fort utile qu’il faut protéger »740. Le programme de 1941 n’oublie pas les batraciens et indique également qu’il s’agit d’animaux à protéger741. En dehors des ouvrages répondant à un programme précis, d’autres manuels, à l’usage des instituteurs existent et reprennent de manière thématique et illustrée des informations identiques. Ainsi, en 1942, un directeur d’école de l’Oise publie un fascicule intitulé Le jardin scolaire 742. Ce dernier n’oublie pas les batraciens parmi les animaux utiles qu’il convient de respecter. Il est certain, qu’après la Seconde guerre mondiale, l’intensification de la production agricole, représentée en particulier par l’usage de plus en plus généralisé des pesticides de synthèse, ne permet plus de considérer les amphibiens comme d’une absolue nécessité agricole. Par ailleurs, il convient d’ajouter, bien que nous ne traitions pas spécifiquement de ces animaux, que la destruction de leurs biotopes et la pollution, résultant autant de l’urbanisation que de la rationalisation agricole, condamnent, à la fin du vingtième siècle, la plupart des espèces d’amphibiens à être menacées d’extinction.

Notes
729.

BLANCHE, « Rapport sur les animaux utiles et nuisibles à l’agriculture et diverses autres questions agricoles », dans Extraits des comptes-rendus des travaux de la société centrale d’agriculture de Seine-inférieure, 177e cahier, quatrième trimestre 1866, pp. 236-250 [Il s’agit d’une simple note infra-paginale].

730.

Eugène NOEL, « Utilité du crapaud », dans Journal d’agriculture pratique, tome 1, 1867, pp. 85-86.

731.

Fabien GRUHIER, « La malédiction des grenouilles », dans Le Nouvel observateur, 9-15 mars 2000. [Information provenant des propos d’Annemarie Olher, maître de conférence au M.N.H.N.].

732.

DECAUX, « Sur les dégâts causés dans les jardins par l’Otiorhynchus ligustici et sur les moyens de détruire ce coléoptère », dans Revue des sciences naturelles appliquées, tome 42, 1895, pp. 748-749

733.

En 2002, les éditions Actes Sud réédite la totalité des œuvres de Fabre consacrées à l’agriculture en un seul volume intitulé : Jean Henri FABRE, Récits sur les insectes, les animaux et les choses de l’agriculture, Arles, Actes Sud, collection Thesaurus, 2002, 1024 p.

734.

Séverin BAUDOUY, Grâce pour les oiseaux, troisième édition, Avignon, Imprimerie-papeterie Rullière Frères, 1912, 142 p. [Les batraciens sont considérés pp. 54-57].

735.

Louis LAPICQUE, « Extermination des crapauds dans la région parisienne », dans Compte rendu des séances de l’Académie d’agriculture de France, tome 22, 1936, pp. 1064-1068

736.

ANONYME, « Notre ami le crapaud », in “variétés”, dans Revue de zoologie agricole et appliquée, n° 8, août 1937, pp. 126-127

737.

Henri HEIM de BALZAC, « À propos du crapaud et de son utilité agricole, son éthologie, facteurs de disparition », dans Compte rendu des séances de l’Académie d’agriculture de France, séance du 3 février 1937, tome 23, pp. 153-162

738.

F.T.D., Manuel d’agriculture et de viticulture, avec des notions d’horticulture et de sylviculture, Lyon, Librairie générale catholique et classique, 1898, 264 p.

739.

O. PAVETTE, Notions élémentaires de sciences avec leurs applications à l’agriculture et à l’hygiène, [à l’usage des écoles primaires et des classes élémentaires des lycées et collèges], Paris, Belin, 1913, 249 p.

740.

Élie LAZERGES, Leçons de sciences, [cours supérieur et année préparatoire des écoles primaires supérieures], Paris, Armand Colin, 1936, 455 p.

741.

P.E. TARDIEU, G. DUMESNIL, J. HAUMESSEUR, Sciences appliquées [classes du 2e cycle des écoles primaires, Ecoles de garçons, Edition rurale], non daté [1941 ou 1942], Toul, Librairie Istra, 469 p.

742.

A. VIMEUX, Le jardin scolaire, Paris, Hachette, 1942, 152 p.