4. Rationalisation de la lutte

En 1913, les entomologistes considèrent que la coccinelle se déplace en France en suivant l’invasion des cochenilles. Or, les lieux infestés ne sont pas toujours contigus. Ainsi, les populations de Novius cardinalis se répandent à partir du foyer de cochenilles au sein duquel un lâcher est effectué. Les coccinelles sont, par exemple, identifiées à Tamaris (Var), probablement durant la Première guerre mondiale. Or, de cette localité, « beaucoup de personnes rapportent de leurs visites des bouquets de mimosas infestés et le redoutable hémiptère se répand »773. Afin de lutter contre ce type de manifestations parasitaires secondaires, « la nécessité d’un élevage systématique de Novius cardinalisfut alors envisagée et, en 1917, fut créé à ce dessein, l’insectarium de menton »774. Ce dernier fonctionne alors comme une annexe de la station entomologique de Paris. Il s’agit alors d’assurer une multiplication intensive, « pour que des colonies puissent être fournies et libérées dans les endroits nouvellement contaminés par l’Icerya »775. Pendant la guerre, les foyers de cochenilles progressent vers l’Ouest.

En 1918, les insectes les plus occidentaux colonisent la commune de Saint-Cyr-sur-Mer (municipalité varoise à la limite des Bouches-du-Rhône). Raymond Poutiers, chef de travaux de l’insectarium de Menton, expédie, en 1918 et 1919, un millier de Novius cardinalis en direction des nouveaux foyers. En 1921, il peut affirmer : « La coccinelle fit son œuvre et il n’est guère de place, de Menton à Toulon, où le Novius ne se trouve pas maintenant à l’état quasi-indigène »776. A cette même date, divers nouvelles localités infectées appartiennent à l’aire de peuplement français des Icerya. Paul Vayssière découvre ainsi, en février 1921, quelques colonies au sein d’établissements horticoles de Suresnes. Ces derniers permettent aux cochenilles d’atteindre la région parisienne grâce à l’achat de jeunes plants de mimosas en provenance de Cannes. La présence de nombreuses serres permet probablement aux nouveaux arrivants de maintenir leurs populations durant l’hiver777. En mars de la même année, les mimosas d’un pépiniériste montpelliérain subissent les dégâts de la cochenille. D’autres foyers apparaissent au sein du département et semblent présents depuis plusieurs mois. Or, dans l’Hérault, le climat hivernal, moins clément que celui de la côte méditerranéenne orientale, limite quelque peu l’extension des zones infestées. « La dispersion de l’Icerya a dû se faire dans l’Hérault par le transport de végétaux atteints ; ainsi s’explique sa présence en plusieurs points bien délimités, où il se multiplie de façon intense, mais ne s’étend que lentement aux alentours »778. L’extension des zones contaminées entraîne une plus grande production des auxiliaires. Les envois des coccinelles ne se cantonnent pas à la France métropolitaine. Les territoires de l’Empire ainsi que certains pays méditerranéens reçoivent des contingents français de Novius cardinalis. En 1922, 3 600 exemplaires (adultes et larves) du précieux auxiliaire sont expédiés par l’insectarium de Menton. 1495 spécimens recouvrent leur liberté dans la région marseillaise, 175 dans l’Hérault, 175 dans le var, 165 en divers points des Alpes-maritimes, 1 200 en Algérie, 100 au Maroc,130 en Espagne et 160 en Turquie779. P. Marchal annonce alors que « tous ces envois expédiés par la poste sont arrivés en bon état et ont permis de créer des foyers de l’utile coccinelle »780. Le 22 juin 1925, Théophile Pagliano, professeur à l’Ecole coloniale d’agriculture de Tunis, identifie l’Icerya purchasi sur des rameaux provenant d’un jardin de la Kasbah. Les cochenilles proviennent d’un achat de mimosas réalisé dans les environs de Nice en 1922 ou 1923. Le 8 octobre de la même année, les services agricoles relâchent 69 Novius élevés à Menton781. Les livraisons de coccinelles apparaissent désormais comme un phénomène courant de lutte contre l’un des ennemis des cultures les plus nuisibles. La rapidité des expéditions prouve une grande efficacité d’organisation et un contrôle des élevages remarquable.

Cependant, nous pourrions songer que les lâchers de Novius cardinalis constituent une activité réservée aux entomologistes agricoles. Or, « par mesure de précaution et de prudence, des colonies de Novius cardinalis sont adressées aux personnes qui en font la demande et sur production d’un échantillon de branches contaminée par l’Icerya, par l’insectarium de Menton »782. De plus, si, en 1914, François Picard considère les agriculteurs comme méfiants à l’égard de la lutte biologique, en particulier à l’aide des insectes783, le travail réalisé à l’insectarium de Menton permet une évolution certaine du courant de pensée de l’opinion. Dès 1922, Raymond Poutiers estime les connaissances entomologiques des horticulteurs des zones contaminées comme parfaites. Après avoir exprimé son sentiment concernant quelques foyers en cours d’apparition, il affirme : « Nous connaissons le remède spécialement efficace et, qui plus est, nous connaissons le mal, car il n’est pas un horticulteur, un jardinier qui ne puisse identifier ce gros pou blanc à première vue, à tel point que son nom scientifique a dépassé les portes mêmes des laboratoires pour les bornes des jardins. L’“Icerya”, le “Novius”, sont les termes courants par lesquels l’agriculteur désigne ces bestioles »784. Malgré, probablement, de réelles réticences face à des méthodes de lutte nouvelles, la gratuité, l’efficacité absolue et la simplicité d’utilisation des Novius ne peuvent que séduire les praticiens soucieux de l’état sanitaire de leurs cultures. « Il est certain que l’utilisation des insectes auxiliaires est une méthode élégante, qui ne donne à l’agriculteur que peu de soucis matériels, et dont la valeur n’échappe à personne »785. Dans le même esprit, Paul Marchal conclut, en 1913, dans une communication publiée par l’Académie des sciences : « Il m’a paru utile de signaler le succès de l’acclimatation du Novius cardinalis en France, car aucun exemple n’est de nature à mieux faire ressortir la valeur de la méthode qui consiste à faire échec aux ravageurs de nos cultures en les mettant en conflit avec leurs ennemis naturels : elle permet de rétablir l’équilibre en notre faveur et dispense de recourir à des procédés de destruction coûteux et d’efficacité incertaine »786.

L’enthousiasme des entomologistes agricoles ne signifie aucunement que la lutte contre l’Icerya s’arrête au cours des années 1920. Dans certains cas, des lâchers périodiques expérimentaux deviennent nécessaires. En effet, la côte basque, où la cochenille apparaît à Bayonne en 1928, connaît divers essais infructueux d’acclimatation de l’auxiliaire. Entre 1938 et 1944, l’aire de peuplement basque du déprédateur augmente considérablement, notamment aux environs de Biarritz787. En 1945, pour des raisons micro-climatiques ou de mauvaise coïncidence des cycles vitaux, les colonies de Novius ne se maintiennent toujours pas788.

Le maintien des élevages de l’insectarium de Menton, transféré à Antibes, permet, en dehors des expériences d’acclimatation, de favoriser la résolution de problèmes locaux. Dans certains cas, il s’agit de régler une infestation locale d’ampleur négligeable. Ainsi, en août 1935, un professeur d’agriculture de la Drôme, demande à Raymond Poutiers, alors inspecteur du service de la défense des végétaux à Marseille, une colonie de Novius cardinalis pour anéantir des cochenilles présentes sur un mimosa de la commune de Nyons. Les auxiliaires sont expédiés et le lâcher réalisé789. Cependant, les envois de Novius correspondent principalement à des nécessités véritablement agricoles. Après la Seconde guerre mondiale, alors même que triomphe la chimie, l’usage des Novius se maintient chez les praticiens, fussent-ils amateurs, confrontés à l’Icerya. Ainsi, en 1952, dans le département du Tarn-et-Garonne, « des attaques massives de cochenilles australiennes ayant été signalées dans quelques jardins, des colonies de Novius cardinalis sont achetées à Antibes et placées dans les endroits infectés »790. Le résultat est jugé « très satisfaisant ». À cette date, la fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures commandite cette action, prouvant ainsi que la lutte biologique pénètre profondément l’esprit de ceux qui, parmi les exploitants, prennent en charge la défense des végétaux cultivés.

Notes
773.

P. MADON, in « Entomologie et ses applications », dans Annales de la Société d’histoire naturelle de Toulon, n°7, 1920-1921, p. 19

774.

Raymond POUTIERS, « Utilisation et élevage des insectes auxiliaires », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, n°8, août 1923, pp. 209-214

775.

Raymond POUTIERS, « Sur l’utilisation des parasites naturels dans la lutte contre les insectes nuisibles aux plantes » [première partie], dans Lyon-horticole et Horticulture nouvelle réunies, n°6, 1923, pp. 83-86, [Conférence faite à l’occasion de l’exposition agricole du P.-L.-M., Foire de Lyon, du 7 au 15 octobre 1922].

776.

Raymond POUTIERS, « L’élevage rationnel et intensif des insectes auxiliaires à l’insectarium de Menton », dans 45 e session de l’Association française pour l’avancement des sciences, Rouen, 1921, pp. 1375-1378

777.

Jean-L. LICHTENSTEIN, « L’Icerya purchasi dans l’Hérault », dans Bulletin de la Société entomologique de France, séance du 26 octobre 1921, pp. 239-241 & P. VAYSSIERE, « Sur la présence d’Icerya purchasi aux environs de Paris », in ”Observations diverses”, dans Bulletin de la Société entomologique de France, séance du 12 octobre 1921, p. 215-216

778.

Jean-L. LICHTENSTEIN, « L’Icerya purchasi dans l’Hérault », dans Bulletin de la Société entomologique de France, séance du 26 octobre 1921, pp. 239-241

779.

Les chiffres proviennent du Rapport officiel de P. Marchal. Raymond Poutiers, dans un article de la Revue de zoologie agricole et appliquée du mois d’août 1923, donne 2 500 Novius pour Marseille et plus de 1000 pour l’Algérie en précisant qu’il s’agit des régions d’Alger et de Boufarik.

780.

Paul MARCHAL, « Insectarium de Menton », in ”Rapport sur les travaux de la station entomologique de Paris en 1922“, dans Annales des épiphyties, 1923, pp. 450-452

781.

Théophile PAGLIANO, « Le Novius cardinalis et l’Icerya purchasi », dans Bulletin de la direction générale de l’agriculture, du commerce et de la colonisation de la régence de Tunis, n° 129, second trimestre 1927, pp. 189-198.

782.

Raymond POUTIERS, « L’Icerya purchasi », dans Revue horticole des Bouches-du-Rhône, n° 732-733, 1922, pp. 36-38. [Reproduction intégrale d’un article publié à Antibes dans la Petite revue agricole et horticole].

783.

François PICARD, « Les champignons parasites des insectes et leur utilisation agricole », dans Annales de l’école nationale d’agriculture de Montpellier, nouvelle série, tome 13,1914, pp. 121-230

784.

Raymond POUTIERS, « L’Icerya purchasi », dans Revue horticole des Bouches-du-Rhône, n° 732-733, 1922, pp. 36-38. [Reproduction intégrale d’un article publié à Antibes dans la Petite revue agricole et horticole].

785.

Raymond POUTIERS, « Sur l’utilisation des parasites naturels dans la lutte contre les insectes nuisibles aux plantes » [seconde partie], dans Lyon-horticole et Horticulture nouvelle réunies, n°6, 1923, pp. 99-102, [Conférence faite à l’occasion de l’exposition agricole du P.-L.-M., Foire de Lyon, du 7 au 15 octobre 1922].

786.

Paul MARCHAL, « L’acclimatation du Novius cardinalis en France », dans Compte-rendu des séances de l’Académie des sciences, séance du 13 octobre 1913, tome 157, 1913, pp. 561-564

787.

A.G. PARROT, « Envahissement progressif de la région de Bayonne-Biaritz par la cochenille australienne : Icerya purchasi », dans Bulletin du Museum national d’histoire naturelle, série 2, tome 16, n°3, 1944, 25 mai 1944, pp. 176-178

788.

A.G. PARROT, « Observations sur la cochenille australienne Icerya purchasi et son parasite Novius cardinalis sur la côte basque », dans Bulletin de la Société d’histoire naturelle de Toulouse, n°80, 1945, pp. 21-26

789.

A.D. Drôme, 49 W 140, Rapport sur l’état sanitaire des cultures pour l’année 1935

790.

AN.-F.,17 SPV 14, Rapport du directeur des services agricole du Tarn-et-Garonne (signature illisible), Rapport sur l’activité de la fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures, 14 décembre 1954