3. Origine de l’épizootie française

Contrairement aux tentatives antérieures étrangères, l’épizootie provoquée en France au printemps 1952 ne repose sur aucun fondement officiel succédant à des essais scientifiques nationaux. Il s’agit de l’initiative individuelle d’un médecin résidant en Eure-et-Loir, le docteur Armand-Delille, membre de l’Académie de médecine et Vice-président de la Société de Biologie. Ce dernier, propriétaire du domaine de Maillebois, composé d’un château et d’un parc de 300 hectares, exploite avec son fils, ingénieur agronome, les surfaces non boisées. Bien que l’ensemble soit clos par sept kilomètres de murs, la destruction des lapins, principal nuisible de l’exploitation, correspond à une activité reproduite périodiquement. Ainsi, 3 à 4 000 Oryctolagus sont tués chaque année au sein de la propriété en particulier à l’aide des furets.

Le Docteur Armand-Delille, ayant eu par ailleurs l’occasion de rencontrer Sanarelli826, connaît parfaitement les résultats des premiers essais australiens et souhaite découvrir une méthode de destruction aisément applicable en France. Souhaitant répandre, sur ses terres, un agent biologique inféodé aux lapins, il copie en cela, d’après ses propres déclarations, les agissements de l’Institut Pasteur qui produit le “virus Danisz” contre les rongeurs827. Étant en relation avec le Professeur Hauduroy, chef du Centre de collection de types microbiens, organisation internationale dont le siège se trouve à Lausanne, Armand-Delille s’adresse à ce confrère afin d’obtenir un échantillon du virus de Sanarelli. Le 19 janvier 1952, il reçoit de Suisse, « à titre personnel et gratuit », une ampoule d’une contenance d’environ 1 cm3. L’expéditeur se permet cependant d’opérer une ultime recommandation : « Je vous signale aussi, mais vous le savez probablement, que les lapins infectés sont éminemment contagieux, que la cage dans laquelle ils se trouvent doit pratiquement être détruite après leur mort, que les personnes qui soignent ces lapins risquent d’infecter d’autres animaux ».

Le 2 ou le 3 juin, son fils ayant capturé deux garennes, le docteur Delille réalise l’inoculation et relâche les bêtes contaminées au centre du domaine, près d’un pont surplombant la rivière traversant la propriété828. Alors qu’aucune des personnes travaillant dans le parc ne connaît l’opération réalisée, « six semaine plus tard tout le monde constate que, dans une proportion que l’on peut évaluer à 90 %, les lapins qui infestaient Maillebois sont décimés par un mal mystérieux »829.

Le 6 septembre 1952, un rapport du service forestier d’Eure-et-Loir soulève un étrange problème. L’auteur de ce texte affirme : « un propriétaire de la région de Chateauneuf en Thimerais, M…, m’a signalé au cours d’une conversation que les lapins de garenne “se suicidaient” dans le domaine de Maillebois ». De fait, l’aspect et le comportement de ces animaux ne peuvent que susciter l’interrogation : « Sans que l’on sache pourquoi, les lapins ont la tête enflée, ils paraissent sourds et aveugles et ils se jettent à la rivière »830. En septembre 1952, alors que la maladie se propage au sud d’Orléans, « on pensait alors et on disait même que les lapins, de sexualité si prononcée, avaient contracté, eux aussi, la syphilis, mais une syphilis mortelle ».

L’explication populaire ne résiste pas aux analyses des microbiologistes de l’Institut Pasteur. L’identification scientifique a lieu à partir d’un cadavre récupéré dans les environs de Rambouillet dans les premiers jours du mois d’octobre 1952 par Henri Jacotot et André Vallée831. La découverte du myxome de Sanarelli engendre une certaine perplexité quant à son origine et aux possibilités d’extension de la maladie. Très rapidement, l’Eure-et-Loir apparaît comme étant le département d’origine de la myxomatose, sans toutefois que le lieu exact de l’introduction soit identifié par les pastoriens832. Les biologistes considèrent que « toutes les hypothèses sont permises, depuis l’éclosion spontanée de novo qu’en d’autres domaines des maladies infectieuses certains ont invoqué déjà, jusqu’à l’imprudence d’un propriétaire désireux de mettre fin à la pullulation des lapins sur ses terres et s’aidant, pour se faire, d’une arme bactériologique pour une fois efficace et, de surcroît, terriblement dangereuse »833. D’autres imaginent une acclimatation accidentelle quelque peu complexe. En Belgique, les chercheurs du laboratoire de diagnostic et de recherches vétérinaires de l’Etat (Uccle-Bruxelles) affirment quelques années après l’introduction : « On pensait à ce moment que la myxomatose avait été introduite en France par des lapins congelés importés d’Australie, où cette maladie était entretenue et propagée intentionnellement dans le but d’exterminer les lapins sauvages » 834.

La communication du Docteur Armand-Delille, présentée le 24 juin 1953 à l’Académie d’Agriculture et intitulée « une méthode nouvelle permettant à l’agriculture de lutter efficacement contre la pullulation du lapin », met un terme aux multiples hypothèses avancées afin d’expliquer la présence du virus sur le sol français835.

Notes
826.

A.N.-F., 16 S.P.V. 15, Paul ARMAND-DELILLE, « Remerciements », Allocution prononcée le 4 août 1956 à Maillebois lors de la remise d’une médaille.

827.

Paul Félix ARMAND-DELILLE, « Une méthode nouvelle permettant à l’agriculture de lutter efficacement contre la pullulation du lapin », dans Compte rendu hebdomadaire des séances de l’Académie d’agriculture de France, 14 et 21 octobre 1953, pp. 638-641

828.

Cour d’appel de Paris (7e chambre), 25 janvier 1956 (2 arrêts), dans Gazette du Palais, 7 février 1956, pp. 107-114 [conclusions de l’Avocat général].

829.

Henri SIRIEZ, La myxomatose, moyen de lutte biologique contre le lapin, rongeur nuisible, Editions SEP, Paris, 1957, 87 p.

830.

A.N.-F., 16 SPV 15, VINCONNEAU [Conservateur des eaux et forêts], Le lapin de Garenne et l’agriculture, texte présenté lors d’une session de la chambre d’agriculture du Loiret, probablement début juin 1957, 9 p. [Le conservateur cite un rapport lui étant destiné et daté du 6 septembre 1952].

831.

Henri JACOTOT, André VALLEE, « Un foyer de myxome infectieux chez les lapins de garenne dans la région de Rambouillet », dans Comptes-rendus des séances de la Société française de microbiologie, séance du 6 novembre 1952, publiée dans les Annales de l’Institut Pasteur, tome 84 (janvier-juin 1953), pp. 448-450

832.

Henri JACOTOT, « Le myxome infectieux ou myxomatose du lapin », dans Plaisir de la chasse, n°9, avril 1953, pp. 13-14

833.

Henri JACOTOT, André VALLEE, « Le myxome infectieux du lapin dans les garennes françaises », dans Bulletin de l’Académie vétérinaire de France, tome 26, 1953 pp. 25-29

834.

B. WILLEMS, P. SCHYNS, « La myxomatose en Belgique », dans La terre et la vie, n°3-4, juillet-décembre 1956, pp. 189-199. [Numéro spécial intitulé “Les conséquences biologiques dues à la présence de la myxomatose, rapports et comptes rendus des discussions du thème II de la sixième réunion technique de l’Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources (U.I.C.N.), Edimbourg, 20-28 juin 1956]

835.

Paul ARMAND-DELILLE, « Une méthode nouvelle permettant à l’agriculture de lutter efficacement contre la pullulation du lapin », dans Compte rendu des séanceshebdomadaires de l’Académie d’agriculture de France, 14 et 21 octobre 1953, pp. 638-641 [Une note précise que le temps écoulé entre la communication et sa publication résulte de la nécessité d’adjoindre aux deux pages du Docteur Delille les commentaires de certains membres de l’Académie dont, par exemple, Balachowsky].