A. Danisz et la lutte contre les rongeurs

1.Découvertes des bactéries pathogènes

Les rongeurs nuisibles aux plantes cultivées s’apparentent actuellement soit à la famille des arvicolidés (campagnols879) soit à celle des muridés (au sein de laquelle se trouve le mulot880). Au cours de la dernière décennie du dix-neuvième siècle, diverses épizooties, survenues spontanément, deviennent un sujet d’étude pour les scientifiques. En 1892, le professeur allemand Lœffler publie la découverte d’une maladie bactérienne, dont l’agent reçoit la dénomination de Bacillus typhi murium, isolé à partir d’une épidémie survenue dans un élevage de souris de laboratoire881. L’intérêt pratique de cette découverte n’échappe pas à Lœffler qui essaie immédiatement cet agent pathogène en Grèce (Théssalie) afin de proposer une alternative aux méthodes de lutte employées contre les campagnols882 et dont les résultats s’avèrent peu concluants883. Mais, cette opération, malgré des techniques d’inoculation variées (injections ou appâts), connaît un succès mitigé. En effet, « en Thessalie, le procédé qui a paru le plus efficace pour la destruction des campagnols est, de l’avis de tous, le sulfure de carbone »884.

D’autres scientifiques isolent par la suite des agents microbiens responsables d’épidémies chez diverses espèces de rongeurs. En février 1893, Jean Danysz, Directeur du laboratoire de la Bourse de commerce de Paris, étudie dans la commune de Charny (Seine-et-Marne) une épidémie naturelle létale pour les campagnols. La bactérie semble alors sans effet sur les animaux d’élevage, sur les oiseaux, sur l’homme (expérience réalisée par Danysz sur lui-même). Peu efficace sur les rats et lapins, elle apparaît comme pratiquement inféodée, bien que ce critère ne traduise pas une véritable réalité, aux rongeurs de petite taille. Dès le mois de mars, après avoir isolé l’agent infectieux, Jean Danisz dirige des essais réalisés dans quelques fermes de la région parisienne mais également dans la Meuse et le Pas-de-Calais. Ces deux dernières expériences in situ sont réalisées, sur des surfaces réduites (luzernière d’un hectare dans la Meuse), par des directeurs d’école pratique d’agriculture et permettent d’obtenir des résultats satisfaisants885.

Le 29 septembre 1893, J. Danysz se rend, à la demande du Président de la Société et du syndicat des agriculteurs de Bar-sur-Seine (Aube) dans un hameau de la commune dont les rongeurs manifestent une grande activité dévastatrice sur plus de 70 hectares. Une tentative d’éradication s’effectue sous la direction du président et des membres du bureau du syndicat agricole, du professeur départemental d’agriculture ainsi que de quelques cultivateurs locaux. Le nombre de campagnols par hectare oscille, suivant l’estimation des expérimentateurs, entre 10 000 et 30 000 à l’hectare. Bien qu’aucune notion de comptage par unité de surface ne soit énoncée, le résultat paraît très probant. Seize jours après le traitement, les expérimentateurs effectuent le labourage d’une luzernière : « On n’a pu voir que trois campagnols vivants, tandis que dans une autre luzerne voisine, non traitée, l’ouverture de chaque sillon faisait courir une cinquantaine de souris bien portantes »886. Au cours de l’année 1893, d’autres expériences analogues sont mises en place dans l’Aube, la Côte d’Or, la Marne…887

Jean Danysz considère sa découverte, vision courante avant 1914, comme un moyen propre non à détruire mais à éradiquer les campagnols : « Avec une dépense de cinq francs au maximum par hectare, tous frais compris, […] on peut détruire tous les campagnols et pour toujours ». Enthousiasmé par les procédés biologiques il ajoute : « L’emploi rationnel des virus, c’est-à-dire des microbes des maladies contagieuses qui se déclarent spontanément chez les animaux nuisibles, peut donner aux cultivateurs des armes défensives bien plus efficace en même temps que plus simples et moins coûteuses que tous les moyens de destruction préconisés antérieurement »888.

Notes
879.

Sur la dizaine d’espèces se rencontrant en France (parfois localement), au moins cinq sont considérées comme nuisibles : Microtus arvalis (campagnol des champs), Arvicola terrestris (campagnol terrestre), Pitymys duodecimcostatus (campagnol provençal), P. subterraneus (campagnol souterrain), Clethrionomys glareolus (campagnol roussâtre).

880.

Les muridés comprennent les rats, les souris et les mulots et sont représentés par un peu moins de dix espèces françaises. Nous ne prendrons essentiellement en considération le mulot (Apodemus sylvaticus).

881.

F. LOEFFLER, « Ueber Epidemieen unter dem im hygienischen Institute zu Greifswald gehaltenen Mäusen und über die Bekämpfung der Feldmausplage », dans Centralblatt für Bakteriologie und Parasitenkunde, tome 11, n°5, 10 février 1892, pp. 129-141

882.

L’identification spécifique semble peu évidente. Dans un premier temps, l’animal est identifié comme Microtus arvalis ou M. savii. Or les aires de répartition de ces animaux ne comprennent pas la Thessalie.

883.

E.T., « Les dévastations des campagnols en Thessalie : les moyens de destruction », dans Revue scientifique (Revue rose), 1892, volume 1, pp. 667-668

884.

E.T., « Les campagnols de Thessalie et leur destruction ; les résultats obtenus par la méthode Lœffler », dans Revue scientifique (Revue rose), 1892, volume 2, pp. 90-91. [Les pals utilisés sont cependant considérés comme des appareils coûteux et complexe d’utilisation, en particulier le modèle “Excelsior” de Vermorel].

885.

Jean DANYSZ, « Les campagnols », dans Revue scientifique (Revue rose), tome 25, 1893, pp. 338-340

886.

Jean DANYSZ, « Emploi des cultures artificielles de microbes pathogènes à la destruction des rongeurs (campagnols et mulots) en grande culture », dans Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, Séance du 11 décembre 1893, tome , pp. 869-872

887.

F. AUBOUY, « Destruction des campagnols », dans Annales de la Société d’horticulture et d’histoire naturelle de l’Hérault, série 2, tome 26, n°3, mai-juin 1894. [Reproduction commentée d’un article publié le 6 janvier 1894 dans l’Agriculture nouvelle]

888.

Jean DANYSZ, Maladies contagieuses des animaux nuisibles, leurs applications en agriculture, Berger-Levrault, Paris, 1895, 88 p.