3. L’apogée de l’Entre-deux-guerres

L’usage du virus Danysz diminue fortement durant la Première guerre mondiale au profit des poisons (strychnine, carbonate de Baryte, acide arsénieux) et des gaz asphyxiants (acétylène, anhydrite sulfureux, chloropicrine), « vraisemblablement par suite de la mobilisation de l’Institut Pasteur pour l’obtention des vaccins et sérums humains dont la consommation journalière dut être singulièrement augmentée pendant cette période »895. Cependant, des revues spécialisées vantent toujours les mérites des préparations de l’Institut Pasteur qu’il s’agisse des formulations destinées aux rongeurs domestiques ou champêtres. En juin 1918, le Syndicat central des agriculteurs de France se propose même de fournir des bouillies bactériennes896.

L’abondance des terres en friches ou simplement mal entretenues, en particulier dans les zones occupées, ou à l’arrière des lignes de front, mais également dans des départements plus éloignés897, permet aux campagnols de se multiplier abondamment dans les secteurs soumis traditionnellement aux invasions. Dans un premier temps, sous la direction de Paul Vayssière, les régions libérées connaissent une active utilisation de produits toxiques. La chloropicrine, produit coûteux et difficile à mettre en œuvre, dont les stocks résultent de l’utilisation militaire, cède le pas à l’usage des appâts empoisonnés à la noix vomique ou à l’acide arsénieux898. Mais, « à la fin de l’année 1919, la lutte par l’emploi des appâts toxiques a malheureusement dû être abandonné sur beaucoup de points, l’arrivage des produits étant entravé par l’irrégularité et l’insuffisance des services de transports »899. Les aléas engendrés par l’usage des substances chimiques, alliés à toxicité de ces mêmes produits, permettent aux préparations de l’institut Pasteur de prendre un essor considérable. Les premières réussites, assurant la popularité du produit, reposent en partie sur l’organisation rationnelle de la lutte contre les rongeurs et concernent des surfaces conséquentes.

L’une des plus importantes tentatives de destruction à l’aide du virus Danysz a lieu dans l’Oise avec un mode d’organisation décentralisé. Un laboratoire local est mis en place dans la zone envahie, l’Institut Pasteur se chargeant de dépêcher sur place un instructeur enseignant les techniques de préparation. Intervenant tardivement dans la saison, cet essai ne permet pas une lutte efficace. L’année suivante, ce type de fonctionnement réapparaît dans la Marne, la Meuse et le Bas-Rhin. Deux laboratoires de production sont dirigés par le Docteur Déribéré-Desgardes, ancien élève de l’Institut Pasteur, à Verdun (Meuse) et Suippes (Marne). La troisième unité de production, plus performante, se trouve, sous la direction du Professeur Borrel, au sein de l’Institut d’hygiène et de bactériologie de Strasbourg. Le virus concentré provient toujours de l’Institut Pasteur sous forme d’ampoule de vingt centimètres cubes. Cependant la préparation livrée par les laboratoires temporaires aux cultivateurs résulte d’une grande simplification par rapport à 1912. Désormais, un mélange d’eau, de sel et de son stérilisé à l’autoclave apparaît comme suffisant. En revanche, l’unité de Strasbourg réalise un mélange intermédiaire, destiné à multiplier les bactéries suivant une méthode plus complexe, proche de celle d’avant-guerre. Dans le premier cas, une ampoule de culture permet d’ensemencer un bidon de vingt litres et dans le second, la même dose correspond à la fabrication de 200 récipients de cette contenance. Appliqué par les praticiens, à la dose d’un litre de virus pour dix kilogrammes d’avoine concassée (appâts représentant un épandage de deux hectares), dès le jour de réception du mélange, la mortalité des campagnols oscille entre 80 et 95 %900.

À l’automne 1923, l’I.R.A. met en place, dans les différents départements touchés par les pullulations de campagnols des centres de production de virus Pasteur. Au début de la décennie 1920-1930, la station entomologique de Rouen, qui prend ensuite le nom de station de zoologie agricole, travaille, sous l’impulsion de son directeur Robert Régnier, d’une part à développer l’utilisation, suivant les directives de l’I.R.A., des épandages microbiens en Seine-inférieure et, d’autre part, à simplifier la formulation du virus Danysz. Eu égard à la répercussion scientifique et technique des travaux de la station rouennaise, nous développerons quelque peu les campagnes initiées par Robert Régnier.

En février 1924, Régnier affirme que les dégâts causés par les rongeurs, essentiellement des campagnols, concernent environ 30 000 hectares uniquement pour le département de Seine-inférieure. Il souhaite pouvoir fournir aux agriculteurs du département, en s’assurant de la contribution technique de l’Hospice Général de Rouen901, de quoi traiter 25 000 hectares. Le laboratoire de la station prépare et distribue vingt tonnes de cultures microbiennes aux praticiens entre décembre 1923 et janvier 1924. « Ce chiffre est éloquent et donne une idée de l’effort qui a été fourni pour enrayer le fléau qui sévissait sur notre agriculture régionale »902. Robert Régnier considère que l’installation de centres de fabrication de virus à proximité des zones de pullulations facilite l’emploi des bactéries et assure la fiabilité du système. Il affirme en 1928, s’appuyant sur l’expérience de Rouen : « J’estime, avec quatre ou cinq centres bien outillés, on serait susceptible d’enrayer ces invasions en France, en combinant le traitement par le virus avec la chasse, les gaz, et dans certains cas les appâts empoisonnés, dans les conditions que nous avons définies à la Ligue nationale de défense des cultures »903. Nous avons déjà énoncé quelques-uns des principaux gaz et toxiques en usage (auquel il convient d’ajouter le phosphure de zinc). Quant à la chasse, précision apportée par la Ligue nationale, elle « rend de réels services dans deux circonstances : au moment de l’enlèvement des moyettes et au moment des labours d’automne. Elle peut être faite par des gamins armés de bâtons ou au moyen de chiens ratiers »904. Le service de la défense des végétaux rend compte, exceptionnellement, de l’efficacité de cette dernière méthode que l’on peut qualifier de lutte biologique. Ainsi un rapport national de 1934 confirme que certains syndicats de défense utilisent des chiens ratiers qu’ils élèvent eux-mêmes905. Mais, au début des années 1930, pour les responsables nationaux du Ministère de l’Agriculture, comme l’inspecteur général A. Gay, le virus Danysz semble plus efficace que les autres méthodes dans le cadre d’une lutte collective menée sur des surfaces importantes906. Parfois, le choix d’utiliser le virus Danysz repose sur des considérations liées à la toxicité des autres matières actives. En 1936, les services officiels des Deux-sèvres, suite à des protestations émanant de la fédération de chasse, vulgarisent auprès des agriculteurs l’usage du virus afin d’éviter les épandages de strychnine907.

Nous retrouvons donc inévitablement, puisque résultant d’une volonté politique, des épandages de virus Pasteur dans les luttes à caractère national ou local. Ainsi, en février 1933, une invasion restreinte de campagnols se manifeste dans la Drôme à Mirabel-et-Bacons. Le Directeur des services agricoles conseille alors au Maire de mettre en place une organisation syndicale spécialisée. Cette dernière se structure grâce à l’action d’un professeur d’agriculture en poste dans l’arrondissement. Le virus Danysz apparaît comme la seule méthode considérée908. Ces épandages, réalisés sur de petites surfaces, correspondent à une réalité nationale au cours de la décennie précédant la Seconde guerre mondiale. Dans quelques cas, nous possédons des détails sur les responsables de l’organisation de la lutte. Nous avons précédemment cité le rôle des élus. Il semble qu’à l’automne 1937, dans les Vosges (commune d’Esley), un directeur de cours post-scolaire agricole prenne en charge entièrement l’organisation de la destruction des campagnols sur 70 hectares909. La vulgarisation du virus ne demeure cependant pas inféodée à la volonté des seuls responsables agricoles que ces derniers possèdent une aura nationale ou locale. Dans une allocution radiodiffusée du 16 novembre 1932, un assistant au Muséum national d’histoire naturelle, spécialiste des vertébrés, affirme que les moyens bactériologiques « ont été employés avec un très grand succès dans la pratique agricole »910 et rend hommage aux travaux de vulgarisation du procédé réalisé entre 1923 et 1926 par la station entomologique de Rouen.

Mais, le travail de cette station se poursuit au cours des années 1930. En 1937, les campagnols (Microtus arvalis) pullulent à nouveau dans l’Oise, la Seine-et-Oise, la Seine-et-Marne et l’Orne. Les cultures de ces départements connaissent des dégâts considérables dès la fin des moissons. Par la suite, des déprédations catastrophiques se manifestent en Picardie, dans les Ardennes, l’Aisne, la Marne, le Gâtinais, la Beauce et la Loire-inférieure. Le Directeur de la station de Rouen met à la disposition des agriculteurs les moyens dont il dispose : « C’est alors que, d’accord avec la direction de l’agriculture, un grand nombre de syndicats firent appel à notre concours, en mettant à la disposition du Ministère les crédits nécessaires pour assurer la fabrication »911. La fédération des syndicats de lutte de l’Oise, par exemple, organise huit centres de dépôt et de distribution à l’automne 1937. Les virus proviennent de la station de zoologie agricole de Rouen et d’une station agronomique située dans la Somme. Au total, la quantité de cultures microbiennes permet de traiter 28 000 hectares. Avec les stocks de strychnine possédés par les cultivateurs, deux milles hectares supplémentaires peuvent éventuellement recevoir un épandage efficace contre les rongeurs912. La station entomologique de Rouen fournit, à elle seule et pour plusieurs départements, entre septembre 1937 et mars 1938, des cultures microbiennes pour traiter 70 000 hectares.

Il semble impossible de recenser l’ensemble des opérations relevant d’un usage du virus Danysz, notamment en ce qui concerne les actions d’envergure restreinte. Mais, l’usage du virus Pasteur demeure d’une importance certaine durant la Seconde guerre mondiale avant de décroître lors de la décennie 1950-1960.

Notes
895.

Roger PUSSARD, « Une nouvelle organisation pour la fabrication et l’emploi en grandes quantités du virus Danysz », dans Bulletin de la Société des amis des sciences naturelles de Rouen, 6e et 7e série, années 1924-1925, séance du 4 juin 1925, pp. 143-157

896.

ANONYME, « Les virus de l’institut Pasteur », dans Bulletin du Syndicat central des agriculteurs de France, 1er juin 1918, p. 114

897.

Sont en général cités : Ain, Aisne, Ardennes, Aube, Calvados, Indre, Isère, Jura, Loiret, Loir-et-Cher, Marne, Meuse, Meurthe-et-Moselle, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Puy-de-Dôme, Haute-Saône, Seine-et-Marne, Somme et Vosges.

898.

Paul VAYSSIÈRE, « La lutte contre les campagnols dans les régions libérées en 1919. Utilisation de la chloropicrine », dans Comptes-rendus des séances de l’Académie d’agriculture de France, 1919, pp. 885-889

899.

Paul MARCHAL, Étienne FOEX, « Campagnols » in « Rapport phytopathologique pour les années 1919-1920 », dans Annales du service des épiphyties, Mémoires et rapports présentés au Comité des épiphyties, tome 7, 1919-1920, pp. XXIV-XXV.

900.

Paul MARCHAL, Étienne FOEX, « Campagnols » in « Rapport phytopathologique pour l’année 1921 », dans Annales des épiphyties, Mémoires et rapports présentés au Comité supérieur des stations de recherches, tome 8, 1922, pp. XXIII-XXV

901.

Robert RÉGNIER, « Une grave invasion de campagnols dans le département de la Seine-inférieure », dans Bulletin de la Société des amis des sciences naturelles de Rouen, 6e série, années 1922-1923, séance du 6 décembre 1923, pp. 164-168

902.

Robert RÉGNIER, « Communication relative à la lutte contre les campagnols en Seine-inférieure », dans Bulletin de la Société des amis des sciences naturelles de Rouen, 6e et 7e série, années 1924-1925, séance du 7 février 1924, pp. 25-28

903.

Robert RÉGNIER, « Le virus pour campagnols et sa conservation », dans Bulletin de la Société des amis des sciences naturelles de Rouen, 7e série, années 1928-1929, séance du 5 juillet 1928, pp. 40-42

904.

Publication de la Société nationale d’encouragement à l’Agriculture et de la Ligue nationale de défense contre les ennemis des cultures, Brochure n°9, 1929. [Reproduite dans : Gabriel PETIT, Première conférence internationale du rat, Paris-Le Havre, 16-22 mai 1928, Paris, Vigot Frères, 1931, 391 p., (pp. 354-356), document inséré en annexe].

905.

A.D.-Drôme, 49 W 140, A. GAY, Rapport trimestriel sur l’état sanitaire des cultures, 3e trimestre 1934, 4 p. Il est à noter que les rongeurs urbains (en particulier les rats) sont parfois détruits, comme au havre, non à l’aide de chiens mais de chats ratiers, spécialement dressés pour ce travail.

906.

A.D.-Drôme, 49 W 140, A. GAY, Rapport général sur l’état sanitaire des cultures, mai à septembre 1933, 12 p.

907.

A.D.-Drôme, 49 W 140, A. GAY, Rapport trimestriel sur l’état sanitaire des cultures, 4e trimestre 1936, 5 p

908.

A.D.Drôme, 49 W 140, Rapport sur l’état sanitaire des cultures du département de la Drôme, D.S.A.-Service de la défense des végétaux, février 1933

909.

A.D.-Drôme, 49 W 140, A.GAY, Rapport trimestriel sur l’état sanitaire des cultures,4e trimestre 1937,8 p.

910.

P. RODE, « Les rongeurs au point de vue économique », dans Bulletin mensuel de l’Association française pour l’avancement des sciences, n°108, janvier 1933, pp. 19-28 [Conférence faite à la station radiotéléphonique de l’Ecole supérieure des Postes et Télégraphes et à la Tour Eiffel le mercredi 16 novembre 1932].

911.

Robert RÉGNIER, « La lutte biologique contre les campagnols », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, mars-avril 1939, pp. 33-39 [Communication au Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences d’Arcachon en 1938]

912.

A.D.-Drôme, 49 W 140, A.GAY, Rapport trimestriel sur l’état sanitaire des cultures,4e trimestre 1937,8 p.