4. 1940-1960 : De la lutte biologique au monopole des toxiques

En 1942, le S.P.V. considère l’usage du virus Danysz comme « un procédé de choix, puisque ce virus communique aux campagnols une maladie contagieuse qui se propage de l’un à l’autre sans qu’il soit nécessaire que tous absorbent les grains empoisonnés ». Sous l’occupation, les difficultés d’approvisionnement en produits chimiques rendent le virus Pasteur toujours attractif. Ainsi, dans la première circonscription du S.P.V. ne subsiste que quelques centaines de kilogrammes de strychnine stockés dans l’Oise. Les arsenicaux (acide arsénieux, arséniate de soude), éventuellement disponibles pour agir contre les rongeurs, et le sulfate de thallium apparaissent comme les substances capables de compléter la destruction à l’aide du virus. Mais, la préparation des appâts nécessitant l’aide des pharmaciens, les cultivateurs ne disposent pas de produits disponibles en permanence. Les pharmaciens, quant à eux, se chargent éventuellement de surveiller la préparation des traitements chez de nombreux cultivateurs, parfois géographiquement éloignés. En 1942, toujours dans la première circonscription, un pharmacien de l’Oise (commune de Breteuil) surveille son propre département mais également la Somme et en partie l’Aisne et le Nord.

Malgré l’usage recommandé du virus Danisz, « en 1942, des résultats variables ont été obtenus dans le Loiret et le Cher, en particulier par l’emploi du virus, ceci est dû à l’insuffisance de personnel de la protection des Végétaux pour surveiller la lutte. Dans presque tous les cas où l’inefficacité du produit a été constatée, c’est que les agriculteurs n’avaient pas distribué l’appât en temps voulu, ou n’avaient pas préparé eux-mêmes la dilution comme il avait été indiqué »913. Néanmoins, à la Libération, les associations spécialisées regroupant des agriculteurs conservent une grande confiance vis-à-vis du virus Danisz. Nous ne citerons que quelques exemples traduisant l’usage, mais aussi la vulgarisation réalisée grâce à l’influence du S.P.V. dans divers départements. Ainsi, Entre 1945 et 1948, la Fédération départementale des groupements de défense du Cher considère que « l’empoisonnement doit être fait au moyen du virus » 914. Dans deux communes de la Drôme (Pont-de-l’Isère et Chabrillan), les exploitants reconnaissent en 1947 l’efficacité de la préparation lorsque l’époque des épandages correspond à un choix judicieux et lorsque la lutte traduit une volonté de traiter de manière généralisée. Les résultats obtenus par les agriculteurs de ces deux localités incitent des praticiens de cinq autres municipalités à souhaiter un usage du même produit915. La fédération de l’Allier, en collaboration avec la D.S.A. et le S.P.V., organise en 1947 des démonstrations de lutte contre les campagnols à l’aide du virus Danysz916 dont l’une au moins a lieu en début d’année (Paray-sous-Briailles en février)917.

Ainsi, le virus Pasteur connaît une certaine popularité jusqu’au milieu des années 1950. Cependant, « la lutte au virus, relativement économique et commode du fait que les appâts peuvent être confectionnés par l’exploitant lui-même, sans le concours d’un pharmacien, est inoffensive pour l’homme, les animaux domestiques et le gibier ; mais elle ne donne pas des résultats assez réguliers pour qu’on puisse la préconiser sans restrictions, en toutes circonstances » 918. L’évaluation du coût de traitement à l’hectare dépend de plusieurs critères. Le coût de traitement d’un hectare correspond en moyenne à 175 francs (courants) pour le phosphure de zinc et à 250 francs pour le virus. Or, cette somme ne tient pas compte des frais d’épandage, sans grande incidence lorsque les agriculteurs réalisent eux-mêmes le traitement, ce qui semble être bien souvent le cas avec l’utilisation des bactéries, et représentant de 200 à 300 francs à l’hectare si les praticiens font appel à un personnel extérieur. Mais ces coûts peuvent se réduire grâce à l’utilisation des fusils à mulots, appareils permettant d’accélérer l’opération d’épandage tout en ne distribuant que quelques grains empoisonnés à l’entrée des galeries des mulots ou campagnols919.

Néanmoins, plus pratiques d’utilisation et plus constantes dans les résultats obtenus, diverses substances chimiques, mises sur le marché depuis plusieurs décennies, ou issues de recherches plus récentes, supplantent progressivement l’arme biologique. Si nous sommes dans l’impossibilité de connaître avec exactitude le type de matière active utilisée par l’ensemble des agriculteurs, les conseils prodigués ou les achats réalisés par les fédérations départementales des groupements de défense contre les ennemis des cultures constituent des indicateurs des choix départementaux des praticiens. L’abandon du virus Pasteur ne s’effectue pas de manière identique dans toutes les préfectures. Il convient donc, au travers de quelques exemples, d’apprécier la période à laquelle le changement apparaît ainsi que la rapidité d’adoption des méthodes chimiques.

Dans le Doubs, la fédération de défense fournit les cultures microbiennes aux agriculteurs en 1944920. Six années plus tard, les substances chimiques apparaissent comme les seules fiables et permettent de traiter 15 000 hectares921. Parfois, le passage de la méthode biologique aux moyens chimiques semble nettement plus rapide. Lors des campagnes 1945-1946 et 1946-1947, la fédération départementale de l’Aisne oriente les cultivateurs vers l’usage du virus Danysz922. En 1949, cette même fédération préfère le phosphure de zinc et la strychnine923. Dans d’autres départements, le passage d’un moyen de destruction bactériologique à l’usage d’une arme chimique connaît une évolution plus progressive et permet aux deux méthodes de destruction de coexister un certain temps. En 1953, la destruction des campagnols s’effectue à l’aide de trois substances (phosphure de zinc, strychnine, virus Danysz). Le phosphure de zinc correspond à la substance la plus usitée par les cultivateurs et ce, bien que les appâts soient confectionnés sous la surveillance d’un pharmacien924. Certaines fédérations, comme celle du Morbihan (achat de virus Danysz)925 ou des Vosges (conférences, achats groupés)926 en 1951, demeurent fidèles au virus Pasteur au début de la décennie 1950-1960.

L’une des dernières pullulations de rongeurs agrestes, d’envergure nationale927, au cours de laquelle le virus Danysz connaît un usage quantitativement important a lieu durant l’hiver 1957-1958. Nationalement, le phosphure de zinc représente cependant la matière active la plus employée et permet la confection de 3 000 tonnes d’appâts empoisonnés. Le virus Pasteur apparaît en seconde place avec 345 tonnes de grains toxiques préparés. Enfin, la strychnine, en usage dans onze départements (80 tonnes d’appâts) est reléguée en dernière position derrière la crimidine (105 tonnes de grains empoisonnés), substance découverte en Allemagne peu avant la Seconde guerre mondiale.

Le tableau ci-après prend en considération, d’une part les surfaces infestées dans les vingt-deux départements dont certains agriculteurs usent du virus Danysz en 1957-1958, et d’autre part, la superficie soumise à un épandage d’appâts préparés à l’aide du produit de l’Institut Pasteur.

Tableau n°18 . Utilisation du Virus Danysz lors de la campagne 1957-1958 .
Département Surface infestée (Ha) Surface traitée (Ha)
Ain 25 000 400
Allier 12 à 15 000 50
Ardèche 1 000
Calvados 50 000 200
Charente 30 000 5 communes
Cher 20 500 100
Eure 170 000
Isère 80 000 500
Loir-et-Cher 10 000 300
Loire-atlantique 20 000 9 870
Loiret 60 000 2 000
Lozère 100 0,5
Meurthe-et-Moselle 15 000 1 284
Moselle 30 000 2 000
Oise 80 000 1 000
Orne 30 000 670
Rhône 800 20
Saône-et-Loire 70 000 70
Haute-savoie
Seine-et-Marne 100 000 5 000
Somme 7 500
Vendée 25 000 6 000

Dans les dernières années de la décennie 1950-1960, les responsables du S.P.V. considèrent l’application du virus Pasteur comme ne présentant plus d’intérêt. La relative complexité de l’emploi du produit, nécessitant de nombreuses précautions afin d’assurer une virulence optimale, ne permet pas au virus Danysz de rivaliser avec les matières actives d’origine chimique. Lors des pullulations de 1957-1958, les réponses au questionnaire d’enquête indiquent parfois clairement, comme dans l’Isère929, que l’échec relève d’un emploi astreignant. Dans une réponse à un courrier d’un propriétaire de la région parisienne, Henri Siriez, chef du bureau de la Protection des végétaux à Paris, rappelle qu’il « existe un virus fabriqué par l’Institut Pasteur (virus Danysz) spécifique des campagnols des champs qui donne des résultats assez décevants ». Siriez ajoute simplement : « Aussi lui substitue-t-on les appâts au phosphure de zinc, seuls vraiment efficaces dans la lutte contre ces petits rongeurs »930. Les cadres régionaux du S.P.V. tiennent le même langage. Dans un commentaire de projet d’arrêté, soumis par Henri Siriez aux responsables des circonscriptions, l’inspecteur du S.P.V. d’Angers insiste sur l’intérêt du seul phosphure de zinc. Cet inspecteur tente, au sein des départements compris dans son secteur, d’orienter, par le biais des publications officielles, le choix des agriculteurs vers le produit le plus efficace et le moins onéreux. La réponse commentée, expédiée à Henri Siriez, ne souffre d’aucune ambiguïté : « Dans l’article 3, vous laissez le choix des différents appâts. En pratique nous cherchons à ce que seul le phosphure de zinc figure. La strychnine est en effet pratiquement irréalisable : difficulté de fabrication et d’approvisionnement ; la Crimidine est d’un prix extrêmement élevé et le virus Danysz donne des résultats très irréguliers »931.

En 1964, Jean Giban, Directeur du laboratoire des petits vertébrés (I.N.R.A.) de Jouy-en-josas (Seine-et-Oise), conclut que la méthode de lutte par le virus Danysz n’est, contrairement aux années 1930, que très peu considérée par les agriculteurs. Le peu de contagiosité de cette Salmonella, limitée le plus souvent à un seul nid de rongeurs, constitue le principal obstacle à un nouvel emploi massif. Par ailleurs, l’apparition d’un possible équilibre entre une espèce de vertébré et une maladie infectieuse, mis en évidence par l’acclimatation du myxome de Sanarelli932, permet alors aux scientifiques de douter de l’intérêt de sélectionner une souche ou une espèce particulièrement virulente933.

Notes
913.

A.N.-F., 5 SPV 1, Note du service de la 1e circonscription du S.P.V. intitulée Lutte contre les campagnols en 1943

914.

A.N.-F., 17 SPV 9, Procès-verbal de la réunion en date du 24 avril 1948 du C.A. de la Fédération des groupements de défense contre les ennemis des cultures du département du Cher, 5 p.

915.

A.N.-F., 17 SPV 9, Compte-rendu de la réunion de la Fédération des groupements de lutte contre les ennemis des cultures de la Drôme du 18 décembre 1947, 4 p.

916.

A.N.-F., 17 SPV 8, Compte-rendu moral de l’exercice 1947 de la Fédération départementale de l’Allier

917.

A.N.-F., 17 SPV 8, Procès-verbal du C.A. du 24 janvier 1947

918.

J. GIBAN, P. CUISANCE, « La lutte contre les petits rongeurs », dans Bulletin technique d’information, n°49, 1950, pp. 265-273

919.

J. GIBAN, P. CUISANCE, « La lutte contre les petits rongeurs », dans Bulletin technique d’information, n°49, 1950, pp. 265-273. Cette appareil est reproduit en annexe d’après un dessin publié dans la Revue technique de la protection des végétaux, tome 1, deuxième fascicule, 1947, p. 164

920.

A.N.-F., 17 SPV 9, Assemblée générale de la fédération des groupements de défense contre les ennemis des cultures du 12 mai 1947, 4 p.

921.

A.N.-F., 17 SPV 9, Rapport succinct de la D.S.A. sur l’activité de la fédération des groupements de défense contre les ennemis des cultures dans le département du Doubs, décembre 1954, 2 p.

922.

A.N.-F., 17 SPV 8, Lettre du Directeur de la D.S.A. au S.P.V. sous couvert du Ministre de l’Agriculture, en date du 3 mars 1948.

923.

A.N.-F., 17 SPV 8, Rapport de la D.S.A. sur l’activité de la fédération de l’Aisne de 1945 à 1954.

924.

A.N.-F., 17 SPV 8, Procès-verbal de l’assemblée générale du 29 mai 1953, 6 p.

925.

A.N.-F., 17 SPV 9, Rapport de la D.S.A. sur l’activité de la fédération des groupements de défense contre les ennemis des cultures, décembre 1954, 3 p.

926.

A.N.-F., 17 SPV 14, Rapport de la D.S.A. sur l’activité de la fédération des Vosges de 1945 à 1954, 8 p.

927.

Seuls cinq départements ne sont pas touchés : Hautes-Alpes, Corse, Côtes-du-Nord, Dordogne et Landes. Au total, près de quatre millions d’hectares connaissent des déprédations notables. Toutes les cultures sont atteintes : fruitières, maraîchères, betteravières, céréalières, prairies artificielles et naturelles…

928.

J.PINEAU, R. BILHERAN, « Résultats d’une enquête sur les populations de petits rongeurs en France au cours des années 1957-1958 », dans Phytoma, n°11, septembre-octobre 1959, pp. 27-39 & A.N.-F., 5 SPV 62 [questionnaires de l’enquête et rapport].

929.

A.N.-F., 5 SPV 62, Réponse à l’enquête sur les pullulations de campagnols et de mulots

930.

A.N.-F., 16 SPV 15, Lettre d’Henri Siriez en date du 22 avril 1958.

931.

A.N.-F., 5 SPV 62, Courrier de l’Inspecteur de la Protection des végétaux d’Angers en date du 24 septembre 1959 à destination d’Henri Siriez.

932.

Se reporter à Chapitre 4. Section II. B.

933.

A.N.-F., 5 SPV 62, Rapport de J. GIBAN intitulé Les moyens de lutte utilisables contre le campagnol des champs, 21 novembre 1964, 11 p.