À la fin du vingtième siècle, l’abandon du virus Pasteur connaît une interprétation, parmi les spécialistes, un peu différente que celle que nous énoncions précédemment. Un encart, inséré dans un article d’un périodique publié par l’I.N.R.A., résume la suppression de la vente du virus Pasteur : « Ainsi, l’utilisation du “virus” se poursuivra après la Première guerre mondiale mais sera interdite au cours des années 50, à la suite de plusieurs constats de mortalité chez des animaux domestiques et chez l’Homme […]. À cette époque, plusieurs instances, nationales (commissions d’étude de la toxicité des produits antiparasitaires) et internationale (Office mondial de la santé) ont successivement proscrit l’expérimentation de tout germe pathogène vis-à-vis des vertébrés »934. Sans remettre en cause cette affirmation, nous sommes dans l’obligation d’ajouter quelques compléments.
Dès la découverte des méthodes de lutte microbiologiques, la question de l’inocuité pour l’Homme se pose. Nous avons signalé que Danysz avait ingéré lui-même des produits contaminés afin de démontrer l’inexistence d’un risque de transmission à l’Homme lors de la découverte de 1893. Néanmoins, dans une conférence faite à l’Institut Pasteur en novembre 1915, Danysz s’oppose à ce que les bactéries provenant de l’Institut Pasteur soit utilisé pour éliminer les rongeurs dans les locaux abritant des aliments, consommables sans cuisson, destinés aux militaires935. En 1916, Jean Danysz, expliquant les motivations d’un refus d’utilisation de son produit dans les tranchées, donne quelques précisions. « On en distribue chaque année des milliers d’hectolitres aux agriculteurs qui les distribuent dans les champs et dans les fermes sans précautions d’aucune sorte, et jamais on a eu à déplorer, de ce fait, un accident quelconque ». Les motivations réelles de soustraire cette production aux besoins de l’armée semblent plus ambiguës. « Une armée en campagne présente, au point de vue sanitaire, un milieu tout à fait spécial. Toutes les maladies, et plus particulièrement celles dues au groupe des coli-typhiques, s’y développent avec une intensité inconnue en temps de paix. Nous avons donc pensé qu’il ne serait pas prudent de semer à profusion dans les tranchées et dans les campements un microbe appartenant à ce groupe, et ce moins peut-être à cause du danger que cette distribution de microbes pourrait présenter pour la santé des combattants que pour épargner au service de santé, et surtout à celui des vaccinations antityphoïdiques, des difficultés nouvelles dans l’appréciation des résultats obtenus »936. En 1935, le Professeur Gabriel Petit, initiateur des conférences internationales du rat de 1928 et 1932, confirme la non-toxicité du virus Pasteur : « Le Dr Salimbeni, de l’Institut Pasteur, dont nul n’ignore la haute compétence et qui prépare actuellement le Danysz (grains virulents), est formel à cet égard. Il ne l’a peut-être pas écrit, mais il nous l’a dit et l’on peut s’en rapporter à son opinion »937.
Cependant, certains médecins formulent une opinion tout autre. Ainsi, en 1936, un article publié dans une revue médicale bordelaise affirme, qu’ayant « constaté la preuve indiscutable de contamination humaine par les rats atteints par le virus », « le bureau municipal d’hygiène a écarté l’usage des virus ». Seuls de nombreux particuliers usent de ce procédé de dératisation938. Pour appuyer son argumentation, l’auteur de ces lignes reproduit un article allemand (de 1921) mettant en cause les bacilles paratyphiques dans certains décès ainsi que des textes officiels d’outre-Rhin indiquant des protections particulières lors des épandages (circulaire du Ministre pour l’hygiène publique en 1925) ou même prohibant la destruction par les bacilles paratyphiques en certaines circonstances (arrêté du Préfet de police de Berlin en 1926). Les cas considérés concernent plus spécialement la dératisation urbaine.
Les problèmes sanitaires engendrés par certaines applications de cultures microbiennes semblent sinon impossibles, du moins exceptionnels aux défenseurs de la lutte microbiologique. En réponse à l’article de 1936 que nous venons de citer, Gabriel Petit n’hésite pas à affirmer : « Depuis 40 ans que le “Danysz”, par exemple, existe en France, avec des fortunes diverses, a-t-il eu des répercussions fâcheuses sur la santé publique ? J’affirme que non et défie bien qu’on prouve le contraire »939. Les accidents enregistrés résultent alors soit d’une constatation épidémiologique fausse, soit d’une contamination des cultures par des bactéries proches et particulièrement nocives pour l’homme. Enfin, l’accusation de Gabriel Petit s’oriente également vers ceux qui proposent des virus raticides sans contrôle préalable sérieux et qui peuvent contenir d’autres éléments plus dangereux. Ce type de comportements perdure pratiquement jusqu’à l’extinction de l’usage du virus Danysz en France. C’est ainsi que le Préfet du Rhône prévient, le 14 janvier 1950, les maires des communes rurales, de ne pas donner suite à une publicité d’un fabricant installé dans la Seine. Ce dernier faisant à ce propos l’objet de poursuites de la part du service de la répression des fraudes940. Le doute sanitaire est parfois évoqué à propos du virus Danysz par les spécialistes français, agricoles ou médicaux, au milieu des années 1950 alors même que l’usage de la préparation de l’Institut Pasteur diminue. Dans un ouvrage sur les rongeurs domestiques, Jean Lhoste, alors chargé de cours à l’O.R.S.T.O.M. (Office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer), constate simplement que la lutte microbiologique est interdite, pour des raisons de santé publique, dans plusieurs états américains941. Plus que la dangerosité du produit, c’est le manque de permanence dans l’efficacité qui entraîne la diminution progressive de l’usage du virus Danysz. En janvier 1956, l’ouvrage de référence, intitulé Lutte contre les ennemis des cultures 942, indique toujours le virus Danysz comme un moyen de destruction possible des campagnols mais en insistant sur la difficulté de se conformer aux prescriptions pour assurer une véritable efficacité au produit.
Pierre DELATTRE, Benoît CHASTE, Christine SILVY, « Lutte biologique et rongeurs », pp. 35-47, dans FRAVAL A., SILVY C. [Dir], La lutte biologique, Dossiers de l’environnement de l’I.N.R.A n°19, Paris, 1999, 274 p.
Jean DANYSZ, Destruction des rats dans les régions occupées par les armées, Résumé des conférences faites à l’Institut Pasteur aux médecins-chefs des laboratoires des corps d’armées, 18 et 23 novembre 1915, Paris, imprimerie de la cour d’appel, 12 p.
Jean DANYSZ, « Remarque à propos de la communication de MM. A.CAYREL et LESBRE : Résultats d’une campagne de destruction des rats dans un secteur de corps d’armée sur le front », dans Comptes rendus des séances et mémoires de la Société de biologie, tome 79, 1916, pp. 470-471
Gabriel PETIT, « En matière de dératisation pratique, le système danois ou “système ratin” est indiscutablement le meilleur », dans Bulletin de la Société de pathologie comparée, séance du 9 juillet 1935, 1935, pp. 1116-1140
Pierre LAMARQUE, « Lutte contre les maladies typhiques. Le danger de la dératisation par les virus », dans Gazette hebdomadaire des sciences médicales de Bordeaux, n° 26, 28 juin 1936, pp. 402-405
Gabriel PETIT, « Les virus “raticides” sont-ils dangereux ?, dans Revue de Pathologie comparée et d’hygiène générale, 1936, pp. 1115-1123.
Circulaire du Préfet du Rhône, E. SIMONEAU, « Publicité en faveur d’un virus raticide », dans Recueil des actes administratifs du Rhône, n° 2, 19 janvier 1950.
Jean LHOSTE, Les rongeurs domestiques nuisibles, aperçu sur leur légende, leur histoire, leur vie, les dangers qu’ils représentent et les moyens de les combattre, Paris, Dunod, 1955, 149 p.
COLLECTIF, Guide pratique, Lutte contre les ennemis des cultures, Editions SEDA, Paris, 1956, 177 p.