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1.2. De l’opportunisme aux premières productions industrielles

Malgré la preuve de l’efficacité des maladies fongiques, mises en évidence dans les magnaneries, nul ne tente, jusqu’au dernier tiers du dix-neuvième siècle de provoquer des épidémies cryptogamiques en plein champ. Bien que les naturalistes prennent rapidement conscience du rôle des champignons dans la limitation des ravages des insectes, les processus naturels sont alors considérés comme seuls capables d’enrayer certaines invasions. En 1867, les destructions du ver gris (larve de l’Agrotis segetum) dans les cultures de betteraves sont considérables dans la région de Valenciennes. Alfred Giard rend hommage en 1889, dans le bulletin scientifique de la France et de la Belgique, au cryptogame qui contribua quelque vingt ans auparavant à limiter les dégâts de ce lépidoptère. En revanche, cet auteur critique le comportement de ceux qui combattent directement les déprédateurs et insiste sur le manque de lien entre théorie et expérimentation à petite échelle d’une part et utilisation par les agriculteurs d’autre part. Il affirme : « En de pareils moments, cultivateurs et fabricants feraient tous les sacrifices possibles pour se procurer les remèdes les plus chimériques. Mais une fois le danger momentanément disparu, ils se garderaient bien d’encourager les recherches scientifiques qui pourraient en prévenir le retour »949.

D’après Alfred Giard950, 1878-1879 marque un tournant dans la conception des naturalistes qui entrevoient la possibilité d’utiliser les entomopathogènes dans la lutte contre les ennemis des cultures. « On a songé que, pour quelques insectes utiles, il y en avait des milliers de nuisibles, et qu’il serait peut-être possible d’employer contre ces derniers les redoutables cryptogames parasites qu’on avait appris à connaître »951. En 1879, l’entomologiste américain Hagen publie un fascicule destiné à faire connaître les capacités des champignons à détruire les insectes nuisibles dont le Phylloxéra et le Doryphore. S’appuyant sur divers exemples d’insectes parasités, dont les vers à soie, Hagen considère que les cryptogames entomopathogènes sont faciles à trouver et à cultiver et il ajoute : « I believe that I should be justified in proposing to make a trial of it against insect calamities » 952. Cependant, ses erreurs sont nombreuses. Il place tous les champignons microscopiques sur le même plan et les levures de bière sont alors considérées comme ayant une action du même type que la muscardine. De plus, aucune expérience n’est véritablement menée par Hagen et il se contente de critiquer les essais de ses prédécesseurs. En 1880, Alfred Giard explique que « les idées de Hagen, d’après lesquelles la levure de bière serait susceptible de donner naissance à des Entomophthora, sont inacceptables dans l’état actuel de la science »953.

En France, la lutte contre le Phylloxera, permet aux scientifiques d’envisager le recours aux applications de cryptogames entomopathogènes quelques années avant le tournant constaté par Giard. La crise phylloxérique incite Louis Pasteur à encourager ce genre de recherches : « À tort ou à raison, je crois que, par le parasitisme, on pourrait arriver à détruire le Phylloxera. J’ai déjà proposé de tenter de lui communiquer les corpuscules de la pébrine »954. En 1880, le Docteur Hamm propose que des recherches soient menées pour découvrir les ennemis de ce puceron. Il affirme : « Jusqu’ici, aucune investigation, que je sache du moins, n’a été faite à cet égard, et pourtant il serait de la plus haute importance qu’on s’y livrât ; car, si ces insectes à la peau tendre et délicate sont soumis à l’influence des champignons pathogènes, nous aurions trouvé peut-être un nouveau moyen d’essayer nos forces contre l’ennemi terrible de nos vignobles, en répandant partout où il se trouve des épidémies artificiellement produites par l’un ou l’autre des ferments ou des champignons pathogènes qui les engendrent »955.

Au cours du dernier tiers du XIXe siècle, les progrès des connaissances biologiques permettent de nouveaux espoirs, d’autant plus importants que les méthodes de luttes chimiques et mécaniques ne sont pas très performantes. Charles Brongniart présente une note d’économie rurale à l’Académie des sciences en 1888 sur le thème de l’application de certains cryptogames pour la destruction des insectes nuisibles. Il présente l’intérêt de la lutte à l’aide d’agents biologiques en expliquant que « cette note a pour but d’appeler l’attention sur ce fait que les champignons microscopiques sont très répandus dans la nature, qu’ils amènent la destruction normale, certaine et rapide, d’un grand nombre d’insectes nuisibles dont on cherche vainement à se débarrasser par des moyens coûteux et souvent peu pratiques »956.

Bien que des expériences soient menées dans plusieurs pays, la première fabrication industrielle de champignons entomopathogènes a lieu en Ukraine en 1884. Dès 1878, le professeur russe Metschnikoff réalise des travaux sur les champignons parasites des hannetons du blé (Anisoplia austriaca).  Il découvre un champignon nommé Isaria destuctor 957qui attaque, outre le genre Anisoplia, plusieurs insectes nuisibles dont un charançon (Cleonus punctiventris) causant de grands dommages aux cultures de betteraves. Pour les savants russes en poste à Kiev, il convient de mettre en place un procédé qui « permettrait de réaliser une production en grand des organismes parasitaires, tout à fait sûre en même temps que facile et économique »958. En 1884, une petite usine est construite à Sméla (près de Kiev) pour produire l’Isaria destructor. Pour J. Krassiltstchik, responsable de l’usine, la fabrication est un succès959. Durant l’été 1884, en 4 mois, l’usine produit 55 kg de spores de champignons permettant de traiter près de 7 hectares et ne fonctionne qu’avec des ouvriers sans connaissance particulière en mycologie. J. Krassiltschik considère par ailleurs que « les dépenses pour cette fabrication sont réellement faibles, car la main-d’œuvre est insignifiante »960.

L’accueil des travaux de Krassilstchik à l’étranger suscite un grand intérêt, mais de nombreuses réserves sont émises sur les résultats de cette expérience industrielle. En effet, après avoir fermé l’usine de Smela, jugée trop petite, et obtenu que certains cultivateurs de betteraves fournissent les fonds nécessaires à une entreprise de grande taille, Krassilstchik arrête toute tentative. Il donnera, dans une lettre, adressée à Giard quelques années plus tard, reproduite en 1923 par Léopold Le Moult, ingénieur des ponts et chaussés et initiateur des applications françaises ultérieures, une explication fort curieuse : « Mais voici que tout d’un coup, une crise vint éclater sur notre production de sucre ; une crise qui dure déjà depuis quatre ans, et qui était provoquée par la surproduction de la betterave. Dans ces conditions, et vu la disposition des esprits, aucune raison ne se présentait pour déclarer la guerre au Cleonus. C’était le Cléonus qui retenait, dans une certaine mesure, la surproduction des betteraves.»961. Si Alfred Giard et Léopold Le Moult trouvent le prétexte économique quelque peu surprenant pour justifier de l’arrêt total de recherches de pointe, André Paillot résume le sentiment général en précisant : « Il ne vient à l’idée de personne, en effet, de considérer la libre extension d’un parasite comme un moyen désirable de lutter contre la surproduction »962.

En France, l’engouement des naturalistes de la fin du XIXe siècle pour les champignons parasites des insectes est croissant car les connaissances scientifiques sur ce sujet sont encore peu importantes. Diverses tentatives destinées à contaminer différents insectes avec des champignons se déroulent assez rapidement, preuve de la reconnaissance de l’efficacité potentielle du parasite et de l’espoir de trouver une solution fiable et définitive à certains ravageurs. Un pharmacien de Vimoutiers (Orne) contamine avec succès, dès 1891, à l’aide de l’Isaria densa, l’Anthonome du pommier (Anthonomus pomorum,) et tente, avec des résultats médiocres, de détruire la Cheimatobie (Operophtera brumata), également ravageur des pommiers 963. Plusieurs espèces du genre Isaria sont également découvertes et quelques scientifiques entrevoient la possibilité d’une utilisation contre différents ravageurs. En 1897, certains souhaitent que des recherches futures puissent conduire à une lutte biologique orientée contre les processionnaires du pin (Thaumetopoea pityocampa) en se référant à des travaux de destruction de l’un des ennemis les plus redoutables de la vigne. Il s’interroge alors de la façon suivante : « Peut-être, quand la question sera plus avancée, pourra-t-on tenter des cultures de champignons parasites, imitant en cela l’exemple donné par MM. Sauvageau et Perraud qui proposent la culture de l’Isaria farinosa pour la destruction du Cochylis ambiguella »964. Or, depuis 1891 des essais de production d’un champignon nommé alors Isaria densa sont tentés en France par Léopold Le Moult, Président du syndicat de hannetonnage de Gorron.

Notes
949.

Alfred GIARD, « Observations sur la note précédente », dans Bulletin scientifique de la France et de la Belgique, tome 20, série 3, volume 2, 1889, pp.81-83, citation p. 82. [La note précédente est un article de SOROKIN intitulé : « Un nouveau parasite de la chenille de la betterave »]

950.

Alfred Giard naît en 1846 à Valenciennes et décède en 1908 à Orsay. Transformiste lamarckien, Giard devient Professeur à la Sorbonne en 1888. En ce qui concerne notre domaine d’étude, nous pouvons considérer Alfred Giard comme l’un des plus ardents défenseurs de l’entomologie agricole de son époque. Militant des sciences appliquées, il publie en particulier, en 1899, l’ouvrage La grande misère de l’entomologie agricole en France.

951.

Alfred GIARD, « De insectorum morbis qui fungis parasitis efficiuntur, analyse critique », dans Bulletin scientifique de la France et de la Belgique, tome 20, série 3, volume 2, 1889, pp. 120-136, citation p. 123

952.

H. A. HAGEN, Destruction of obnoxious insects, Phylloxera, potato beetle, cotton-worm, colorado grasshopper and greenhouse pests by application of the yeast fungus, Cambridge, 1879, University press of Harvard, 11 p. [ Nous n’avons consulté qu’un tiré à part].

953.

Alfred GIARD, « Syrphes et entomophthorées », dans Compte-rendu de l’Académie des sciences, tome 96, 1880, pp. 504-505, citation p. 505

954.

Louis PASTEUR, « [Observations sur le phylloxera] », dans Compte-rendu de l’Académie des sciences, tome 79, 1874, pp. 1233-1234, citation p. 1233

955.

HAMM, « Mémoire sur les moyens applicables à la destruction du Phylloxera », dans Compte-rendu de l’Académie des sciences, tome 96, 1880, pp. 506-512, citation p. 511

956.

Charles BRONGNIART, « Les entomophtorées et leur application à la destruction des insectes nuisibles », dans Compte-rendu de l’Académie des sciences, tome 107, 1888, pp. 872-874

957.

Isaria destructorexiste sous 2 autres noms (Entomophtora anisopliæ et Metarhizium anisopliæ). Afin de conserver une certaine logique au texte, nous conserverons le nom d’origine qui est, au cours du XIXe siècle, le plus utilisé.

958.

J. KRASSILSTCHIK, « La production industrielle des parasites végétaux pour la destruction des insectes nuisibles », Bulletin scientifique de la France et de la Belgique, tome 119, série 3, volume 1, 1888, pp. 461-472, citation p. 469

959.

Le premier article de synthèse est publié en vieux russe à Odessa : J. KRASSILSTCHIK, « De insectorum morbis qui fungis parasitis efficiuntur », dans Annales de la société des naturalistes de la Nouvelle-Russie, tome 11, fascicule 1, pp. 75-172

960.

J. KRASSILSTCHIK, « La production industrielle des parasites végétaux pour la destruction des insectes nuisibles », Bulletin scientifique de la France et de la Belgique, tome 119, série 3, volume 1, 1888, pp. 461-472, citation p. 470

961.

Léopold LE MOULT, « La destruction des insectes nuisibles par les parasites végétaux », Revue de botanique appliquée et d’agriculture coloniale, Bulletin n° 18, 28 février 1923, pp. 81-102, citation p.88

962.

André PAILLOT, « Les microorganismes parasites des insectes, leur emploi en agriculture », Annales du service des épiphyties, tome 2, 1915, pp. 188-232, [citation p. 191]

963.

E. LECŒUR, « Le Botrytis tenella, parasite de l’anthonome et de la cheimatobie », dans Bulletin de la société mycologique de France, tome 8, 1892, pp. 20-21

964.

Julien CALAS, « La processionnaire du pin, mœurs et métamorphoses, ravages, destruction », dans Bulletin de la Société agricole, scientifique et littéraire des Pyrénées-orientales, volume 38, 1897, pp. 79-167.