2. Le Moult et les hannetons : du ramassage à la lutte biologique

Léopold Le Moult fonde, en 1886, le premier syndicat de hannetonnage de France dans le département de la Mayenne. Le rayon d’action de cette structure, dont il est président, englobe les onze communes du canton de Gorron. Au printemps 1887, 77 000 kg de hannetons adultes sont ramassés et détruits. Le travail du syndicat de Gorron sert d’exemple à travers la France entière. Ainsi, une affiche, imprimée à Mâcon, et émise par la préfecture de Saône-et-Loire en mai 1889 en est un exemple. La seconde colonne du texte reprend un article d’un dénommé Battanchon, professeur départemental d’agriculture. Ce dernier s’exprime de la façon suivante : « C’est ainsi que le syndicat du canton de Gorron (Mayenne) qui, en 1887, a ramassé et détruit 77 000 kilos de hannetons, représentant près de 100 000 millions d’insectes, a supputé, qu’à raison de 40 œufs par femelle, il serait né près de 2 milliards de vers blancs de cette masse de hannetons détruits. A un dixième de centime de dégâts pour chacun, c’est une perte de 2 millions de francs que l’agriculture du canton de Gorron a évitée »965.

Fort de son premier succès, Léopold Le Moult met en place un syndicat identique dans le département de l’Orne dès 1888. Seule la commune de Céaucé est concernée. L’année suivante (1889), 23 000 kg de hannetons sont détruits grâce à cette nouvelle structure. La réussite est si éclatante que le Ministère de l’Agriculture charge Léopold Le Moult de créer dans toute la France des organismes identiques. Cette mission dure 7 ans. Entre 1889 et 1896, une centaine de syndicats sont créés. En 1889, un total de 2 millions de kilogrammes de hannetons sont tués dont 576 000 par les habitants de Seine-et-Marne et 582 000 par les habitants de l’Aisne, départements particulièrement touchés par les ravages de ce coléoptère.

Les hannetons disparaissent temporairement et de nombreux syndicats se dissolvent comme, par exemple celui de Céaucé. En 1923, Léopold Le Moult s’interroge à nouveau sur le manque d’action d’envergure nationale dans la lutte contre les hannetons. La conclusion de ses réflexions est sans ambiguïté : « Les offices agricoles ont été créés en vue de l’intensification de la production, mais n’est-ce pas un des meilleurs moyens d’obtenir l’intensification que de supprimer les causes de diminution ? À quoi sert d’augmenter la dose des engrais, d’employer les meilleures semences et les meilleures méthodes de cultures si, en même temps on ne prend pas les mesures nécessaires pour préserver les récoltes contre les insectes ? »966.

En fait, Léopold Le Moult envisage très tôt un moyen de destruction moins pénible, moins onéreux, et considéré, lorsqu’il est fiable, comme plus efficace que le ramassage des hannetons adultes dans les arbres ou des larves dans les champs labourés. Les demandes adressées à Krassiltschik pour obtenir des spores d’Isaria destructor demeurant sans réponse, le Président du syndicat de hannetonnage de Gorron décide de rechercher in situ des exemplaires de larves attaquées par des parasites. En 1889, Emile Blanchard affirme à la Société nationale d’agriculture que le hanneton ne possède pas de parasite connu. Or, un article de Krassilstchik, publié dans le Bulletin scientifique de France et de Belgique en 1888, incite Léopold Le Moult à orienter ses recherches dans la direction des champignons entomopathogènes. : « La lecture de cette publication nous suggéra l’idée de rechercher si le principe découvert par les savants russes ne trouverait pas également son application contre le hanneton, qui en France cause de si grands dégâts, et nous décidâmes a rechercher le parasite même du hanneton »967.

Au début de l’été 1890, se rendant dans la propriété d’un ami, un certain Le Marchant, au lieu dit La pierre à Céaucé, Léopold Le Moult découvre, dans une parcelle paraissant moins attaquée que les autres, des larves de hannetons parasitées par un champignon. Plus tard, il exprime sa découverte de la façon suivante : « J’eus la joie de trouver ce que je cherchais, c’est-à-dire de nombreux cadavres de vers blancs, momifiés et recouverts, pour la plupart, d’un duvet blanchâtre ; d’autres, dont la mort était toute récente, présentaient une coloration rosée qui, depuis, me sert toujours à reconnaître, à priori, les vers contaminés par l’Isaria densa. D’autres, enfin, portaient des ramifications s’étendant en tous les sens, sur un rayon de 7 à 8 cm au moins »968. Au moment de la découverte, les dégâts des Melolonthaentravent sérieusement les productions de la propriété : « les larves de hannetons se trouvaient en si grand nombre que la récolte de foin avait été à peu près nulle et que le gazon s’enlevait partout à la main avec la plus grande facilité »969. Or, le 10 septembre de la même année, après avoir laissé s’écouler plus de 2 mois sans toucher à la parcelle où séjournent les hannetons parasités, Le Moult constate que le nombre de vers blancs malades est en augmentation, que l’herbe ne s’arrache plus à la main et que de nouvelles racines se forment. La preuve de l’efficacité du cryptogame est faite et Léopold Le Moult envisage de réaliser des infestations artificielles.

La détermination du parasite est, quant à elle, relativement longue. Les difficultés d’identification, ayant lieu à la même période que les premières tentatives d’utilisation, prouvent que l’usage des cryptogames incriminés se déroule sans véritable connaissance biologique. L’incidence de ce phénomène, induisant une réussite plus que modérée, mérite que nous nous arrêtions quelque peu sur les débats engendrées par cette découverte. Le 28 juin 1890, Léopold Le Moult expédie à Alfred Giard, professeur à la Sorbonne, quelques vers blancs parasités. Le jour même, ce dernier répond à l’expéditeur qu’il s’agit d’un Isaria, proche de l’Isaria farinosa, mais que l’espèce est impossible à déterminer tant que les organes reproducteurs n’apparaissent pas. Très rapidement, un différent oppose les scientifiques quant à au nom attribuable au champignon découvert par Le Moult. Giard, soutenant le président du syndicat de hannetonnage, critique violemment le laboratoire de pathologie végétale du ministère de l’agriculture, dirigé par MM. Prillieux et Delacroix. Dans un article de 1892, Alfred Giard dénonce ces derniers dans un chapitre de trois pages intitulé “Les parasites de l’Isaria densa” . L’auteur précise alors sa pensée : « Dans leur première publication, non contents de rééditer en changeant le nom du champignon, les faits que j’avais publiés un mois auparavant, MM Prillieux et Delacroix cherchaient à établir une confusion dans l’esprit du lecteur et à faire supposer que le cryptogame signalé par moi sous le nom d’Isaria n’était pas le parasite du ver blanc et que même il nuirait au développement de ce parasite appelé par eux Botrytis tenella »970. Des observations parfois incomplètes, des références à des auteurs plus anciens ayant publié des descriptions interprétables de diverses façons conduisent à l’utilisation des deux noms. Dans la pratique, ce champignon est donc nommé Isaria densa ou Botrytis tenella. Quelques décennies plus tard il se nomme simplement Botrytis tenella et, par la suite, il change encore de nom. La raison en est simple. Un article publié en 1893 dans L’échange 971, explique que les mycologues appellent Isaria« tous les champignons entomophytes à forme quelque peu frutescente » et insiste sur le fait que ce nom disparaîtra le jour où le cycle de ces cryptogames sera connu et qu’il sera possible d’envisager une véritable classification. Les protagonistes de ce conflit, eux aussi, considèrent ces disputes comme n’ayant que peu d’importance. Georges Delacroix attribue à ces batailles de systématiciens l’adjectif de “puériles” et insiste, avec Giard, sur le fait que la forme parfaite du champignon est inconnue 972.

Malgré l’enthousiasme général, le peu de connaissances concernant les champignons entomopathogènes laisse poindre quelques hésitations quant à la généralisation de son usage. Parmi ces diverses réticences, la principale concerne les risques encourus par Bombyx mori. « De même que les vers à soie peuvent être infectés par la muscardine ordinaire du ver blanc et devenir rougeâtres, quand ils sont morts, de même les vers blancs peuvent être attaqués par la muscardine ordinaire du ver à soie et, dans ce cas, tout en se desséchant et en se momifiant, ils restent blanchâtres » affirment Prillieux et Delacroix dès 1891973. Or, les infestations artificielles ne correspondent pas à la réalité du terrain. Par ailleurs, Giard remarque que les départements les plus touchés par les hannetons ne sont pas, en général, ceux dans lesquels se trouvent les élevages de ver à soie. Malgré la méconnaissance partielle du cycle de l’Isaria densa et les craintes diverses résultant d’épidémies provoquées, les premières expériences d’infestation commencent dès la découverte du cryptogame.

Notes
965.

A.D. 71, M 28 07

966.

Léopold LE MOULT, « La destruction des insectes nuisibles par les parasites végétaux », Revue de botanique appliquée et d’agriculture coloniale, Bulletin n° 18, 28 février 1923, pp. 81-102.

967.

Léopold LE MOULT, « Le parasite du hanneton », dans Compte-rendu de l’Académie des sciences, tome 111, 1890, pp. 653-655.

968.

Léopold LE MOULT, « La destruction des insectes nuisibles par les parasites végétaux », Revue de botanique appliquée et d’agriculture coloniale, Bulletin n° 18, 28 février 1923, pp. 81-102.

969.

Léopold LE MOULT, « Le parasite du hanneton », dans Compte-rendu de l’Académie des sciences, tome 111, 1890, pp. 653-655.

970.

Alfred GIARD, « L’Isaria densa (Link), champignon parasite du hanneton commun (Melolontha vulgaris) », dans Bulletin scientifique de la France et de la Belgique, tome 24, 1892, pp. 1-111.

971.

F.HEIM, «Isaria tenuis, note sur un champignon entomophyte », dans L’échange, n°98, février 1893, p. 18

972.

Georges DELACROIX, « Le parasite du ver blanc », dans Journal d’agriculture pratique, volume 2, 1891, p. 238

973.

Ernest PRILLIEUX, Georges DELACROIX, « Sur la muscardine du ver blanc », dans Compte-rendu de l’Académie des sciences, tome 113, 1891, pp. 158-160, citation 9. 159