3. Premiers essais français d’utilisation de l’Isaria densa

Dès le printemps 1891, considérant que le Botrytis bassiana et l’Isaria densa sont bien deux espèces totalement différentes et que l’utilisation de l’Isaria ne présente aucun danger pour la sériciculture, Léopold Le Moult se lance dans la multiplication du cryptogame capable de détruire les vers blancs. Ce dernier affirme que la méthode biologique est un complément du hannetonnage et que « les cultivateurs ne doivent pas s’en remettre exclusivement au parasite pour être débarrassés du fléau »974. En ce printemps 1891, il compte produire une grande quantité de semences d’Isaria pour, d’une part réaliser des essais et d’autre part en expédier à tous ceux qui sont intéressés par la lutte contre les hannetons. En quelques mois sa production est lancée. En septembre 1891, il pense obtenir près de 2 000 tubes de cultures et lors de la rédaction d’une note, présentée le XX à l’Académie des sciences, Léopold Le Moult affirme avoir déjà expédié 150 tubes en différents lieux de la France975. Son combat contre les vers blancs est soutenu par Alfred Giard : « En résumé, j’ai la plus grande confiance dans l’emploi de l’Isaria densa pour réduire à leur minimum les dégâts causés par le ver blanc, et je crois que les agriculteurs pourront arriver, sans grande dépense, à ce résultat important »976.

Trois ans seulement après la découverte, le Syndicat central des agriculteurs de France ajoute à son bulletin du 1er avril 1893, un supplément spécial sur le thème de la lutte contre les hannetons à l’aide du Botrytis tenella. Ce numéro affirme que « c’est à l’agriculteur lui-même à savoir régler la marche des opérations » et ajoute que « les syndicats ont déjà presque tous étudié la question au point de vue spécial de la région où s’exerce leur influence »977. Il convient donc de décrire succinctement les résultats de certaines expériences de terrain représentatives.

Dès le début des expérimentations sur les larves, des échecs apparaissent sans qu’il soit possible d’en déterminer la cause. Un article publié par la Société centrale d’agriculture de Seine-Inférieure considère que, faisant suite aux tâtonnements liés à toute nouvelle découverte, « les observations se coordonnèrent, les conseils des innovateurs et des propagateurs de ce nouveau procédé de destruction des vers blancs furent plus ponctuellement suivis, mieux appliqués, et les résultats devinrent très satisfaisants, malgré quelques insuccès dont la cause resta difficile à expliquer »978. L’auteur reproduit également quelques lettres d’expérimentateurs dont les résultats sont variables mais tous encourageants : « De pareils résultats me paraissent devoir vaincre le scepticisme ou l’indifférence des agriculteurs de notre département auprès desquels nous n’avons fâcheusement aucun moyen d’action bien efficace, puisqu’aucun organe de publicité spécial n’est encore mis à leur portée »979.

Dès 1895, un certain nombre d’essais sont menés. La Société centrale d’agriculture et le syndicat agricole de la Seine inférieure tentent de démontrer l’intérêt de l’Isaria densa afin de convaincre, par l’exemple, les agriculteurs de se servir de ce nouveau mode d’élimination des hannetons qu’ils considèrent comme des « insectes malfaisants, qui sèment tant de ruines dans les contrées où ils s’abattent »980. Curieusement, ces tentatives s’appuient sur des travaux qui préconisent d’enduire les adultes (et non les larves) d’une mixture composée d’étranges ingrédients. D’après ces expériences, il est nécessaire de mélanger trois litres d’eau, deux blancs d’œufs, une cuillère de miel et une de sel. « Il faut bien battre et agiter le tout jusqu’à ce que le mélange soit parfait et le miel fondu, puis on ajoute 2 tubes de Botrytis tenella que l’on mêle également bien au liquide : il y a là de quoi contaminer deux à trois hectolitres de hannetons, c’est-à-dire un nombre énorme de missionnaires ailés atteints du fléau insecticide que l’on répandra ainsi de tout côté »981. Mais les essais menés en Seine-inférieure en 1895 sont un échec. Les expérimentateurs l’attribuent au produit dont il faut enduire les hannetons vivants en le versant sur des pots de fleurs remplis d’adultes. Ceux qui se sont livrés aux essais considèrent que la préparation cryptogamique ne reste pas sur le corps des hannetons. Ces derniers, une fois relachés, ne semblent pas contaminer leurs congénères. Léopold Le Moult, quant à lui, demeure persuadé que seules les larves peuvent être contaminées avec succès : « Quoi que l’on ait pu prétendre à cet égard, il n’est pas possible de produire à l’air libre une épidémie de muscardine chez les hannetons. Seuls, les sujets traités peuvent être contaminés et succomber, mais leurs cadavres qui, dans le plus grand nombre de cas, restent à la surface du sol, ne servent généralement pas à la propagation de la maladie »982.

Des nombreuses méthodes d’infestation qu’il présente, Léopold Le Moult en préconise une particulièrement simple d’utilisation pour les agriculteurs. La culture en milieu artificiel doit être réalisée sur un support constitué de petits morceaux de pomme de terre d’un poids d’environ un gramme. Il convient alors de faire bouillir un mélange de moût de cidre, d’eau et d’acide nitrique dans lequel on trempe les cubes de tubercules. On y ajoute ensuite la semence d’Isaria, préalablement récoltée ou achetée, mélangée à un second bain froid et de même composition que le premier. Dès que le duvet du champignon apparaît, il suffit ensuite d’enfouir les supports de culture dans le sol pendant le labourage ou le hersage. La technique, particulièrement simple est décrite par Le Moult en détail en 1897 : « Pendant les labours ou les hersages, on jette à la volée les petits morceaux de cultures, préalablement séparés les uns des autres. Ces morceaux rebondissent sur le sol et laissent de longues traînées de poussières blanches, c’est-à-dire de semences de parasite. Dans ces conditions, le nombre des foyers infectieux est bien plus grand que celui des morceaux de culture jetés sur le sol. La charrue ou la herse, enterrant ces morceaux, on n’a plus à s’en occuper, la nature se charge du reste ». Cependant, pour les cultures sur pieds, la façon de procéder diffère quelque peu suivant la plante cultivée. Ainsi, pour les céréales, le minimum de milieu de culture à enfouir à une profondeur de 10 à 15 cm est de 1 kg à l’hectare, les résultats optimum étant obtenus avec 4 kg à l’hectare. Pour les vignes et les fruitiers, il convient d’augmenter la dose et pour les fraisiers, dont les plants sont sensibles aux vers blancs, Le Moult explique qu’il ne faut pas hésiter à enfouir un morceau de support de culture d’un gramme au pied de chaque fraisier. Le procédé de Léopold Le Moult semble alors réussir, du moins lorsque les conditions nécessaires au développement de l’Isaria se trouvent réunies. Une communication est donnée au comice agricole de l’arrondissement de Rouen le 30 avril 1897 par un propriétaire-cultivateur, Monsieur Lambert, de Jumièges. Ce dernier déclare à cette occasion : « J’ai l’honneur de vous relater une expérience que j’ai faite sur la destruction des mans par l’Isariaou Botrytis Tenella, qui m’a pleinement réussi, et vous pouvez voir par les quelques échantillons que je vous soumets les effets de ce parasite dont l’application est devenue pratique par la méthode de Monsieur Le Moult qui consiste à pouvoir faire, soi même, de grandes quantités de semence de ce parasite à l’aide de pommes de terre »983.

Notes
974.

Léopold LE MOULT, « Le parasite du hanneton », dans Compte-rendu de l’Académie des sciences, tome 113, 1891, pp. 972-974.

975.

Léopold LE MOULT, « Le parasite du hanneton », dans Compte-rendu de l’Académie des sciences, tome 113, 1891, pp. 972-974.

976.

Alfred GIARD, « Sur l’Isaria densa (Link), parasite du ver blanc », dans Compte-rendu de l’Académie des sciences, tome 113, 1891, pp. 269-272, citation p. 272

977.

Cité par E. FORTIER, « Destruction des hannetons et de leurs larves par le Botrytis tenella », dans Extrait des travaux de la société centrale d’agriculture de la Seine-inférieure, 234e cahier, 1894, pp. 596-615.

978.

E. FORTIER, « Destruction des hannetons et de leurs larves par le Botrytis tenella », dans Extrait des travaux de la société centrale d’agriculture de la Seine-inférieure, 234e cahier, 1894, pp. 596-615.

979.

E. FORTIER, « Destruction des hannetons et de leurs larves par le Botrytis tenella », dans Extrait des travaux de la société centrale d’agriculture de la Seine-inférieure, 234e cahier, 1894, pp. 596-615.

980.

E. FORTIER, « Expériences sur l’emploi du Botrytis tenella dans la Seine-inférieure en 1895 », dans Extrait des travaux de la société centrale d’agriculture de la Seine-inférieure, 244e cahier, 1895, pp. 461-467.

981.

E. FORTIER, « Destruction du ver blanc par le Botrytis tenella par M. Gaston De VAUX », dans Extrait des travaux de la société centrale d’agriculture de la Seine-inférieure, 235e cahier, 1894, pp. 704-707.

982.

Léopold LE MOULT, « Instruction pour l’emploi de l’Isaria densa (Botrytis tenella), champignon parasite du hanneton et de sa larve », dans Extrait des travaux de la société centrale d’agriculture de la Seine-inférieure, 252e cahier, 1897, pp. 662-672.

983.

Léopold LE MOULT, « Instruction pour l’emploi de l’Isaria densa (Botrytis tenella), champignon parasite du hanneton et de sa larve », dans Extrait des travaux de la société centrale d’agriculture de la Seine-inférieure, 252e cahier, 1897, pp. 662-672.