I. Une conception nouvelle et… ancienne

L’usage d’organismes vivants destinés à limiter les populations d’un déprédateur s’oppose traditionnellement à l’usage des matières actives chimiques, d’origine naturelle ou synthétique. En effet, dans les exemples que nous avons analysés, seul l’espoir d’un résultat rapide, immédiatement visible et rentable, oriente le choix d’utilisation de l’une ou l’autre méthode. Par ailleurs, les aléas des procédés biologiques entravent leur développement alors même que l’industrie chimique propose des produits de plus en plus nombreux et adaptés à la défense des végétaux. Cependant, l’antagonisme entre les moyens de traitements biologiques et chimiques ne correspond pas à la réalité des recherches scientifiques. Les premières tentatives d’applications de procédés mixtes de destruction des déprédateurs voient le jour à la fin des années 1950. Eu égard aux multiples conséquences engendrées par l’usage des insecticides mais également à la présence de nombreux spécialistes, l’entomologie appliquée apparaît comme le secteur porteur d’un nouveau type de lutte adaptée, dans un premier temps, à l’arboriculture fruitière. Dès la fin du dix-neuvième siècle, l’idée d’user conjointement de différentes méthodes apparaît clairement. En 1899, F. Decaux, membre de la Société entomologique de France, propose d’user, suivant les ennemis à combattre, soit d’insecticides soit d’auxiliaires. Ses propos se référant essentiellement à l’arboriculture reposent sur le principe que chaque praticien, par des observations personnelles et un engagement matériel doit être capable d’organiser et de choisir les méthodes de lutte qui conviennent1015. Mais, le premier qui synthétise véritablement le concept d’une lutte prenant en compte, sur des bases scientifiques, l’ensemble des méthodes existantes est Paul Marchal1016.

En 1939, une communication présentée lors du septième congrès international d’entomologie conclut à certaines limites des applications strictement chimiques (en particulier l’apparition des phénomènes de résistances)1017. Cet article, bien que n’étant pas le premier remettant en cause les procédés chimiques, constitue, pour les précurseurs français de la lutte dite intégrée, le fondement de l’aménagement de la lutte chimique par la sauvegarde des auxiliaires1018. Peu après le second conflit mondial, des personnalités, reconnues dans le cadre de la défense des végétaux comme, par exemple, Paul Vayssière, s’élèvent contre le comportement des agriculteurs, des industriels et certains services de l’Etat qui privilégient les résultats immédiats ou les actions spectaculaires de la lutte chimique aux connaissances biologiques. Pourtant, Vayssière, n’excluant aucunement les substances chimiques, considère comme « un devoir national d’encourager nos laboratoires de recherches à reprendre ou à développer, les études portant sur la biologie des ennemis des cultures dans le but d’établir une harmonie entre les procédés artificiels et la lutte biologique, procédé naturel »1019.

La diversité des effets secondaires et inattendus des pesticides (résistances, actions stimulantes sur certains déprédateurs, pollutions, destructions des auxiliaires) entraîne un développement des expérimentations et des actions de vulgarisation destinées à contrôler les populations de nuisibles grâce à l’usage simultané de la chimie et des procédés biologiques. Ces dernières reposent sur une conception de remise en cause permanente et acceptée des acquis précédents. S’appuyant sur les effets de trophobiose, Pierre Grison conclut en 1963 un article consacré aux méthodes biologiques de la manière suivante : « Le renouvellement des questions posées au chercheur chaque fois qu’un problème paraît être résolu ne doit pas nous décevoir, car cela donne la justification et l’assurance que des progrès ont été réalisés, lesquels se traduisent à plus ou moins long terme par l’amélioration de la production, l’augmentation des ressources et une meilleure satisfaction des besoins de l’Homme »1020.

Les combinaisons de moyens biologiques et chimiques, intégrant en théorie d’autres méthodes de destruction (moyens culturaux par exemple), nommées lutte intégrée, par la simple traduction du terme anglais “integrated control” utilisé avant 1950 par des entomologistes nord-américains1021, se définit comme un « système de lutte aménagée qui compte tenu du milieu particulier et de la dynamique des populations des espèces considérées, utilise toutes les techniques et méthodes appropriées de façon aussi compatible que possible en vue de maintenir les populations d’organismes nuisibles à des niveaux où ils ne causent pas de dommages économiques »1022. Cependant, « le terme de lutte dirigée, qui est utilisé en Suisse romande et en France indique une phase d’approche de la lutte intégrée consistant en un aménagement de la lutte chimique (utilisation des seuils de tolérance et emploi raisonné des produits spécifiques ou peu polyvalents). L’emploi de ce terme de transition peut permettre de marquer dans cette phase préliminaire, une certaine différence avec la lutte intégrée véritable qui envisage “la manipulation” de tous les autres éléments, de l’agrosystème et l’emploi complémentaire des méthodes de luttes biologiques, culturales, physiologiques ou génétiques »1023. Souvent, le terme de lutte intégrée, bien qu’utilisé par des spécialistes de la défense des cultures, correspond aux principes de lutte raisonnée.

Les définitions précédentes sous-entendent que la lutte intégrée considère chaque parcelle comme une entité possédant des caractéristiques propres. En 1969, Henri-Georges Milaire, promoteur des nouvelles méthodes de protection des végétaux, considérant que ce terme est désormais familier aux arboriculteurs, résume les fondements du principe appliqué aux vergers de pommiers : « La mise en pratique de la lutte intégrée nécessite une connaissance précise de la biologie des ravageurs et celle des insectes auxiliaires dans les conditions écologiques de chaque verger. Pour ce faire, il faut, bien entendu, recueillir les renseignements d’ordre climatique et phénologique. Mais l’élément primordial est de disposer des informations permettant d’évaluer périodiquement les niveaux de population des ravageurs et des entomophages »1024. Comme le souligne Pierre Grison en 1963, « l’objectif à atteindre n’est pas nécessairement l’éradication du ravageur mais la disparition de sa nuisibilité »1025. Ainsi, la lutte intégrée repose sur la notion de seuil de tolérance de la plante, correspondant au seuil de nuisibilité des populations de déprédateurs. Lorsque ce taux d’infestation, variable en fonction des parcelles et défini suivant de multiples critères (degré de développement du végétal, climat, type d’exploitations…) pour un même déprédateur, est atteint il convient alors d’opérer un traitement spécifique.

Le rôle et le but de la mise en œuvre des seuils sont clairement résumés par un chercheur suisse lors d’un symposium de l’Organisation internationale de lutte biologique (O.I.L.B.)1026 en 1969 : « Le seuil de tolérance, pour un ravageur donné, exprime une densité de population dont le dépassement, compte tenu des divers facteurs pouvant influencer sa nuisibilité, demande une intervention limitante, faute de quoi la culture risque de subir des pertes supérieures au coût de la mesure de lutte envisagée et aux effets indésirables qu’elle peut entraîner »1027.

La lutte intégrée fondée sur des bases écologiques complexes apparaît, de fait, comme un idéal. Cependant, l’O.I.L.B. affirme à la veille de la décennie 1970-1980 que la mise en pratique de ce nouveau type de comportement phytosanitaire doit reposer sur les praticiens, devenus, par une meilleure connaissance des ennemis, plus aptes à opérer une décision personnelle : « Pour l’application de cette méthode la participation des chefs d’exploitation est indispensable. Après une certaine période d’adaptation, ceux-ci devraient être à même, pour la plupart des cas, de définir l’opportunité d’un traitement, de fixer sa date d’application et de procéder au choix du produit. Seuls les cas difficiles seraient soumis aux conseillers spécialisés dont l’activité pourrait s’étendre alors à un plus grand nombre d’exploitations »1028.

Afin d’apprécier l’impact de la lutte intégrée, nous envisagerons diverses actions se rapportant à ce type de lutte. La première que nous considérons résulte directement d’un aménagement de la lutte chimique à dessein de permettre l’installation d’un parasite d’une cochenille. Les suivantes correspondent à des actions plus générales prenant immédiatement en compte l’ensemble des principaux déprédateurs d’une culture. Les tentatives de mise en place de programmes de lutte intégrée concernent essentiellement, pour la période examinée, les insectes nuisibles à l’arboriculture fruitière.

Notes
1015.

F. DECAUX, « Destruction des insectes qui attaquent les arbres fruitiers, par l’emploi simultané des insecticides, des insectes auxiliaires, et par la propagation, et l’élevage de leurs ennemis naturels : Les parasites », dans Journal de la Société nationale d’horticulture de France, 1899, pp. 158-184 [Vérifier].

1016.

Paul MARCHAL, « Utilisation des insectes auxiliaires entomophages dans la lutte contre les insectes nuisibles à l’agriculture », dans Annales de l’I.N.A., Série 2, tome 6, pp. 281-354 [Pierre Grison reproduit en citation un passage important du texte dans sa Chronique historique de la zoologie agricole française].

1017.

A.J. NICHOLSON, « Indirect effects of spray practice on pest populations », dans Septième congrès international d’entomologie, Berlin 1939, tome 4, pp. 3 022-3 028.

1018.

Claude BENASSY, « Remarques sur les recherches actuelles en France sur la lutte intégrée », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, n°4-6, deuxième trimestre 1962, pp. 54-59

1019.

Paul VAYSSIÈRE, « Les dangers pour les insectes indifférents ou utiles, les moyens de luttes biologiques », dans La défense des végétaux, juillet-août 1954, pp. 11-12

1020.

Pierre GRISON, « La lutte biologique contre les ravageurs », dans Agriculture, n° 257, juin 1963, pp. 171-175

1021.

Harry C. COPPEL, James W. MERTINS, Biological insect pest suppression, Advanced Series in agricultural sciences 4, Springer-Verlag, Berlin/Heildeberg/New York, 1977, 314 p. [L’apparition du terme “integrated control” est considérée en pp. 235-236].

1022.

D’après Henri Georges MILAIRE, « À propos de quelques définitions », dans Phytoma-La défense des végétaux, n° 475, août-septembre 1995, pp. 7-9 [Reprise des différentes définitions concernant divers types de luttes données par l’O.I.L.B. et la F.A.O. entre 1971 et 1993].

1023.

A.N.-F., 5 S.P.V. 202, Résumé du compte-rendu de la réunion du groupe de travail “Lutte intégrée en verger” du sud de l’Europe, Montfavet, 14-15 mars 1972, 12 p.

1024.

Henri-Georges MILAIRE, « Principes et modalités d’application de la lutte intégrée dans les vergers de pommiers », dans La pomologie française, tome 11, n°11, décembre 1969, pp. 281-293.

1025.

Pierre GRISON, « La lutte biologique contre les ravageurs », dans Agriculture, n° 257, juin 1963, pp. 171-175 [La citation conclut un paragraphe relatif à des expérimentations réalisées en 1938 et correspondant à la sélection de plants de pommes de terres résistant aux doryphores. Ces expériences étant incluses dans les diverses réalisations de lutte intégrée].

1026.

L’O.I.L.B. est une émanation de l’Union internationale des sciences biologiques (U.I.S.B.), structure mise en place en juillet 1919 à l’Académie Royale des sciences de Bruxelles [Un résumé historique de l’U.I.S.B. est présenté par son Directeur exécutif dans : Talal YOUNÈS, « The 80th jubilee of IUBS, What can the past tell the future ? », dans Proceedings of the 27 th general assembly, 8-11 november, Naples, 2000, pp. 79-89]. La mise en place d’une Commission internationale de lutte biologique (C.I.L.B.) est décidée dès 1950 et commence à fonctionner en 1956. Cependant la première A.G. statutaire a lieu à Paris en février 1958. En 1965, la C.I.L.B. se transforme en Organisation internationale de lutte biologique contre les animaux et les plantes nuisibles (O.I.L.B.).

1027.

M. BAGGIOLINI, « Signification et recherches sur le seuil de tolérance en arboriculture », dans Compte-rendu du 4 e symposium sur la lutte intégrée en vergers, Avignon, 9-12 septembre 1969, O.I.L.B./U.I.S.B./U.N.E.S.C.O., pp. 31-37.

1028.

O.I.L.B., Introduction à la lutte intégrée en vergers de pommiers, O.I.L.B./D.G.R.S.T., juillet 1969, 64 p.