IV. Lutte dirigée pour d’autres cultures que les vergers

La réussite de l’aménagement des épandages chimiques en vergers incite les organisations professionnelles et scientifiques à envisager une modification des comportements phytosanitaires dans diverses cultures. Dès le début des années 1970, La défense des végétaux publie un article qui préconise le choix de certains produits fongicides freinant le développement des acariens comme le soufre en poudre qui « devrait trouver une place de choix dans les nouveaux programmes de traitements s’inspirant des principes de la lutte intégrée »1206. En 1974, l’O.I.L.B. met en place un groupe de travail intitulé “Lutte intégrée en viticulture”. Cependant, la diminution du nombre d’épandages liée au respect de certains auxiliaires sur vignes ne prendra un essor relatif qu’au début de la décennie 1990-2000.

En revanche, les premières actions de lutte raisonnée en cultures de colza se mettent en place à partir de 1969 dans le secteur d’activité de la Coopérative agricole du Lauraguais (C.A.L.). Nous avons précédemment annoncé que de 1950 à 1965, trois ravageurs constituent les principales cibles des produits de synthèse : Ceuthorrhynchus napi, C. assimilis, et Dasineura brassicæ 1207. En 1960, afin de modifier les rotations des cultures en escomptant des rentrées financières plus élevées que celles des céréales, la C.A.L. introduit sur 1 000 hectares une variété dénommée Nain de Hambourg dans le sillon du Lauraguais. La C.A.L. diffuse durant cette période des avis de traitements à ses adhérents en fonction des contrôles visuels effectués sur le terrain. Mais, ce système d’avertissements engendre cependant une application massive de pesticides, d’autant que certaines substances (comme le lindane) connaissent une répétition en cas d’échec à des doses élevées. Il s’agit donc, malgré un certain aménagement dans l’application des calendriers de traitements. Le synchronisme entre les stades phénologiques des variétés végétales cultivées et le cycle vital de l’un des ennemis (C. napi ), allié, dans le Lauraguais à l’absence de substances inoffensives pour les abeilles en période de floraison (traitements contre C. assimilis) entraîne une résistance rapide des ravageurs et par conséquent des pullulations permanentes. De plus, les épandages, effectués individuellement, à l’aide de poudreuses ou de pulvérisateurs ne relèvent pas d’une lutte généralisée et permettent aux principaux ennemis du colza de se développer dans des champs moins traités. « Les agriculteurs se décourageaient, et la culture du colza qui avait pourtant connu un développement rapide, commença à régresser »1208 . Ainsi, alors que de 1961 à 1963 la surface emblavée en colza correspond environ à 3 500 hectares, les années suivantes connaissent une diminution progressive et constante des superficies consacrées à cette plante. L’un des effets de cette réduction est de concentrer l’ensemble des populations de ravageurs présents localement sur des surfaces de plus en plus exiguës. En 1966, à cause des dommages consécutifs aux déprédateurs, seuls demeurent en place 500 hectares de colza, alors que les traitements insecticides sont effectués entre quatre et six fois par campagne1209 pour un rendement d’environ 14 quintaux à l’hectare contre 25 lors de la première mise en culture1210.

Sur les conseils de Pierre Jourdheuil, spécialiste des insectes du colza puis à partir de 1967 responsable de la station de lutte biologique de l’I.N.R.A. d’Antibes, la C.A.L. décide l’abandon des cultures de colza en 1966. Pendant trois ans, cet oléagineux disparaît de la région de Castelnaudary. La reprise de la culture résulte, en 1969, de la décision du C.E.T.I.O.M., soutenu par l’I.N.R.A. qui prend en charge la direction scientifique des opérations liées aux nouveaux traitements, de mettre en place un laboratoire de campagne destiné à définir une autre politique des épandages chimiques. Dès 1969, le nouveau laboratoire s’investit dans différents domaines de recherches prenant en compte la dynamique des populations des ravageurs, l’impact sur le développement du végétal, l’estimation des pertes de rendement et la définition des seuils de tolérance. Il s’agit alors « d’appliquer une stratégie de protection contre les insectes ravageurs en s’inspirant le plus possible des principes de lutte intégrée ».

Au niveau des cultures, la généralisation et la simultanéité des traitements résultent, après avis d’épandage émis par le laboratoire de campagne grâce à l’instauration d’un réseau de piégeage, de l’emploi de l’hélicoptère dès 1969. Par ailleurs, la suppression des cultures de colza durant trois ans diminue fortement les espèces de déprédateurs présentes. C’est ainsi, que, dans les quatre années après la reprise des productions de colza, aucun traitement dirigé contre C. napi n’est préconisé. Seul, le charançon des siliques demeure un danger. Cependant, la restriction des épandages permet d’obtenir des taux de parasitisme naturel du charançon des siliques de l’ordre de 85 % en 1972. Les auxiliaires se maintiennent et leurs populations augmentent grâce à une décroissance des épandages. Au printemps 1970, trois opérations sont déclenchées contre le charançon des siliques, deux en 1971 et un seul en 1972. En 1973, un épandage consacré au nettoyage des bordures en cours de floraison, zone particulièrement riche en C. assimilis, suffit à enrayer les dégâts de l’animal alors qu’en 1974, quelques secteurs géographiques reçoivent un passage d’insecticide. Les surfaces augmentent alors rapidement. En 1969, 650 hectares sont consacrés au colza, 1 200 en 1971, 3 500 en 1972 et environ 6 000 en 19741211. Les rendements oscillant entre vingt et plus de trente quintaux à l’hectare1212.

Par ailleurs, la découverte de pièges performants par J.P. Lacote, ingénieur C.E.T.I.O.M. au laboratoire de Castelnaudary, destinés à connaître précisément les populations de déprédateurs en vue de déclencher un traitement éventuel, se généralise à partir de 1972. En 1973, 170 postes de piégeages, dont seulement 12 situés dans l’Aude, fonctionnent grâce à la collaboration du C.E.T.I.O.M. et du S.P.V1213. Si l’ensemble des travaux réalisés à Castelnaudary ne paraît pas transposable rapidement à toutes les régions productrices, l’usage des pesticides à bon escient constitue une priorité, ayant certes un fondement économique mais recouvrant aussi une réalité liée à l’efficacité du travail accompli, pour les organisations professionnelles.

Ainsi, Lacote exprime en 1974 sa légitime satisfaction quant aux nouvelles voies définies dans l’Aude lors d’une conférence internationale : « Malgré les nombreux problèmes qui restent à résoudre quant aux déprédateurs du colza, la mise en application des principes de la lutte dirigée, voire de la lutte intégrée contre ce charançon, est certainement un des rares exemples de réussite obtenue sur culture annuelle »1214.

La lutte intégrée, prenant en compte les éléments chimiques et biologiques, correspond à une troisième voie empruntant aux autres méthodes. Cependant, la mise en pratique semble possible essentiellement dans le cas de cultures qui forme en écosystème particulier où les éléments sont maîtrisables. Les grandes cultures, à une exception près, pour la période considérée, ne paraissent pas soumises à des tentatives de ce genre. Lorsque les résultats sont considérés comme une réussite, même partielle, cette méthode évite des opérations de traitements très coûteuses et difficiles à généraliser. En revanche, elle demande aux praticiens des connaissances biologiques et systématiques précises et oblige à des observations longues et minutieuses. De plus, les produits issus de la chimie de synthèse doivent répondre à des critères de sélectivité et de faible rémanence. L’industrie ne peut qu’éprouver d’immenses difficultés à mettre au point des substances de ce type. Il conviendrait, comme pour de nombreux autres points abordés, d’envisager une étude sur la mise en place des essais et sur les résultats obtenus par les firmes industrielles. Il faut pour cela avoir accès à des archives qui relèvent encore pour certaines du secret industriel.

La première partie de notre travail envisage les différents types de lutte en insistant sur les impératifs liés à des éléments naturels et dont les résolutions sont envisagées par l’adoption de recherches scientifiques. Nous avons essentiellement étudié les évènements liés à la zoologie agricole et en particulier à l’entomologie. Les entomologistes représentent une profession émergente au début du vingtième siècle et qui, se développant progressivement, revêt une importance capitale à la fin de la période que nous étudions. Ainsi, nous avons été guidés par des archives plus conséquentes qui assurent une meilleure compréhension des phénomènes analysés. L’engouement pour les méthodes chimiques après 1945 explique le fait que nous avons étudié ces moyens en premier lieu. Un professeur de l’INA, considérant la décennie postérieure à la Libération, résume d’ailleurs en une phrase les espérances nées de la chimie de synthèse et en particulier de l’apparition sur le territoire des organo-chlorés: « On a crut alors avoir mis la main sur l’insecticide universel, idéal »1215. Or, il apparaît très clairement que, si la protection des végétaux, véritable nécessité, constitue l’une des bases de l’intensification agricole, elle ne peut reposer entièrement sur les méthodes chimiques. Les conséquences néfastes, pour certaines désastreuses, se manifestent très rapidement. Les matières actives des pesticides chimiques possèdent le tort de ne s’intéresser qu’à l’efficacité d’un produit particulier sur un ou plusieurs déprédateurs. Le livre de Carson, par une approche globale des phénomènes, orienta, en déclenchant une véritable prise de conscience, alors de nombreux scientifiques, en particulier les entomologistes, vers des méthodes moins nocives pour l’environnement et la santé. Au niveau légal, l’homologation des produits traduit également cette préoccupation. Avant la Seconde guerre mondiale, la principale interrogation repose sur l’intérêt des substances remises aux agriculteurs, uniquement considéré quant à l’efficacité. Quelques décennies plus tard, au début des années 1970, les éléments d’ordre écologique sont véritablement pris en compte. Dès le début des années 1970, les industries s’inquiètent d’ailleurs des conséquences financières produites par les modifications légales. Il serait intéressant, dans un travail ultérieur, de connaître l’impact des ces décisions sur l’engagement des premiers groupes industriels dans les recherches consacrées aux biotechnologies1216.

Si nous avons consacré la première partie aux méthodes de lutte en usage, essentiellement pour la période comprise entre 1890 et 1970, notre seconde partie correspond davantage à l’étude des comportements phytosanitaires des praticiens.

Notes
1206.

R. GOUVERNET, « La vigne, les acariens et la lutte intégrée », dans La défense des végétaux, mars-avril 1971, n°148, p. 137

1207.

Voir la section consacrée aux traitements nocifs pour les abeilles

1208.

Pierre JOURDHEUIL, « Stratégie de lutte contre les insectes du colza-Travaux de Castelnaudary », dans Bulletin CETIOM, n° 69, 4e trimestre 1977, pp.3-16

1209.

M. FERON, H.-G. MILAIRE, « Les applications de protection intégrée en France », 2 p., dans Résumé des communications du Colloque sur la protection intégrée des cultures, Valence, 18-19 juin 1980 [pas de numérotation continue], Commission des communautés européennes & Chambre d’agriculture de la Drôme.

1210.

J.P. LACOTE, Mise au point de la lutte raisonnée contre les insectes ravageurs du Colza, Premières études biocénœtiques, Castelnaudary 1970-1973, CETIOM, Service études et recherches, Section défense des cultures, 170 p. [La plupart des données présentées proviennent de ces travaux].

1211.

Y. REGNAULT, « La limitation des traitements insecticides, un exemple sur le colza d’hiver », dans Bulletin CETIOM, n° 58, 1er trimestre 1975, pp. 17-19

1212.

Un graphique sur l’évolution des surfaces et des rendements entre 1960 et 1974 est inséré en annexe. Il est extrait de Pierre JOURDHEUIL, « La lutte biologique à l’aide d’arthropodes entomophages. Bilan des activités des services français de recherche et de développement », dans Cahiers de liaison de l’O.P.I..E. (Office pour l’information éco-entomologique), n°61 (numéro spécial), volume 20, 1986, pp. 2-48

1213.

HUNTZIGER, « Organisation des réseaux d’observation en vue des avertissements de traitement contre les ravageurs du colza », dans Bulletin CETIOM, n° 54, 1er trimestre 1974, pp. 3-14

1214.

J.P. LACOTE, « Perspectives de lutte intégrée contre Ceuthorrhyncus assimilis Payk. dans les cultures de colza », dans Informations techniques CETIOM, n° 38, mai-juin 1974, pp. 1-5. [Texte présenté au cours de la 4e conférence internationale sur le colza, 4-6 juin 1974, Giessen (R.F.A.)].

1215.

Paul PESSON, Le monde des insectes, Paris, Horizons de France, 206 p. 1958

1216.

Les premières firmes s’engagent dans les recherches consacrées aux biotechnologies dès les années 1970. (Zeneca au début des années 1970, Dow Elanco en 1978, Monsanto et Rhône-Poulenc en 1979). D’après COLLECTIF (CFS/GNIS/UIPP), Les plantes génétiquement modifiées, Une clef pour l’avenir, Livre blanc, Paris, Octobre 1997, 67 p.