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I. Vichy ou le règne de la confusion

A. Le tournant de mars 1941

La lutte contre le doryphore constitue la première application d’un nouvel arsenal législatif, conférant aux syndicats de défense un rôle prépondérant, imposé par l’État français à la demande des autorités allemandes1536. Dès février 19411537, les syndicats de défense, essentiellement destinés à contrer les déprédations des doryphores, sont obligatoires pour l’immense majorité des départements de la zone occupée1538. Cette opération apparaît antérieurement à la loi d’organisation de la protection des végétaux. Cette dernière, datée du 25 avril 1941, définit le rôle fondamental des syndicats de lutte1539. Par ce texte, l’Etat français souhaite imposer une certaine rationalisation dans le fonctionnement des groupements de défense contre les ennemis des cultures, notamment en prévoyant l’astreinte permanente des syndicats de lutte au contrôle de l’administration (article 7). Cependant, l’article 3 de la loi prévoit un rattachement des syndicats de défense, après leur fusion (s’il en existe plusieurs agissant dans le même territoire communal ou intercommunal), au syndicat corporatif agricole. Or, les liens techniques sont prévus avec les D.S.A., le S.P.V. et les Chambres régionales d’agriculture. Ces dernières doivent alors favoriser la constitution des Fédérations départementales et régionales des syndicats de défense contre les ennemis des cultures. Parmi les avantages, incitant les agriculteurs à s’organiser collectivement, des groupements communaux ou intercommunaux, nous pouvons citer la mise à disposition d’appareils de protection des cultures par le S.P.V., l’exécution de certains traitements par des équipes spécialisées ou encore la possibilité de contracter des emprunts auprès de la caisse nationale de crédit agricole1540.

En réalité, le texte de mars 1941, promulgué alors que l’organisation corporative de l’agriculture n’est pas encore fonctionnelle, s’appuie, pour son application, sur des syndicats de défense préexistant ou sur des syndicats agricoles à vocation général intégrant dans leurs statuts des mentions propres à la protection des végétaux. Les syndicats de défense des cultures possèdent alors une existence légale particulièrement mal définie1541. Le directeur de l’enseignement et des services scientifiques, dans une lettre adressée aux D.S.A., traduit l’ambiguïté du statut des syndicats de défense : « Vous ne devez pas perdre de vue que, tout en ayant, aux termes de la loi du 25 mars 1941, le caractère d’un organisme nettement distinct, le syndicat de défense doit opérer en liaison avec le syndicat corporatif auquel il est obligatoirement lié »1542.

La création, ou plutôt la généralisation des syndicats (tels que ceux-ci sont conçus par la loi du 25 mars 1941 correspond, de fait, à l’application de la loi de 1884 (et de ses modifications ultérieures), que certains juristes considèrent cependant « comme abrogée par la loi du 4 octobre 1941 relative à l’organisation sociale des professions »1543. Par ailleurs, les créations de groupements locaux (communaux, cantonaux ou d’arrondissements) paraissent, pour les juristes, contraire aux lois d’organisation agricole de Vichy et, en particulier du texte concernant l’organisation corporative de l’agriculture en date du 2 décembre 19401544. L’ambiguïté statutaire des syndicats, traduite par divers problèmes juridiques, entraîne des rapports particuliers entre ceux-ci et la Corporation nationale paysanne et ses Unions régionales corporatives (U.R.C.).

Au moins jusqu’à l’été 1942, la corporation paysanne essaye de mettre en échec le fonctionnement des syndicats de défense. « Les difficultés de constitution résultent de la position prise par l’organisation corporative agricole qui voudrait que les syndicats de défense soient constitués comme des sections de syndicats et ne constituent pas des organismes indépendants de la Corporation »1545. Dans certains cas, la carence des syndicats de défense entraîne le désir identique des D.S.A.1546 et de l’organisation de la corporation paysanne de confier aux syndicats corporatifs le rôle des syndicats de lutte contre les ennemis des cultures. Le cas se présente par exemple dans le Puy-de-Dôme en 19411547. L’action syndicale corporatiste se concrétise parfois par l’intermédiaire des coopératives. Nous pouvons citer l’Union du Sud-Est qui envisage la création des groupements de défense dès 1942 dans la région lyonnaise. Les syndicats de lutte sont en effet inexistants en 1941 dans le département du Rhône1548. Ce phénomène est explicable par le contrôle de la Corporation sur les coopératives1549 mais également par l’écoulement assuré des produits de traitements. En effet, les principaux produits arsenicaux, insecticides les plus utilisés, ne connaissent pas de véritable rationnement puisque seuls 10 % des quantités disponibles sont stockés, dans le Rhône, par sécurité en 19411550. Ainsi, « il n’a pas été jugé nécessaire, dans ces conditions, d’organiser une distribution contrôlée par les Groupements de répartition des produits indispensables à l’agriculture, et tous les intéressés pourront continuer à passer leur commande selon les habitudes antérieures auprès de leur fournisseur habituel ». Par la suite, en l’absence des syndicats de défense de Lyon et de Tassin au début de l’année 1942, la coopérative du Sud-est, sise place Bellecour à Lyon, se voit dans l’obligation, imposée par les services du ministère, de procéder à la réception et à la répartition de 8 000 litres de produits coccicides de marque Volk destinés aux secteurs précités1551.

Les deux exemples cités (Puy-de-Dôme et Rhône) concernent des lieux situés en zone sud et correspondent à des départements où la présence de syndicats de défense n’est pas obligatoire. Cependant, nous pouvons affirmer que les services du Ministère considèrent les syndicats de défense comme un interlocuteur privilégié dans les problèmes de traitements des cultures. Les organismes qui tentent de se substituer à eux ne peuvent agir que dans le dessein de consolider leur emprise, politique et technique, sur les agriculteurs.

Généralement, la corporation paysanne freine non seulement la constitution des groupements locaux, mais tente également de supprimer ces derniers lorsqu’ils existent. En mars 1942, certains parlent même du « démembrement des syndicats de défense » orchestré par la Corporation alors que les autorités allemandes exigent la création de ces groupements en zone occupée1552. Ce comportement ne peut qu’être facilité par la confusion administrative et juridique régnant, y compris au sein des relais départementaux de l’Etat. Ainsi, un arrêté du sous-préfet d’Autun (délégué dans les fonctions de Préfet pour la partie occupée de Saône-et-Loire) met à égalité les sections de défense des syndicats corporatifs et les syndicats de défense dans la lutte contre le mildiou de la Vigne. Cet arrêté vise essentiellement la suppression des ceps abandonnés. Une note manuscrite émanant du Service de la protection des végétaux du Ministère indique à ce propos : « Faut-il signaler aux préfets que seuls les syndicats de défense et non les sections de défense des syndicats corporatifs sont chargés de l’exécution de la destruction et de l’arrachage des vignes ? »1553.

Ce dernier exemple démontre que s’il est possible de confondre les attributions des uns et des autres, la Corporation nationale ne peut accepter un concurrent aussi direct et doté, dans un domaine précis, de prérogatives importantes. De plus, le rôle des syndicats de défense est renforcé par l’arrêté du 23 janvier 1942 qui établit une liste des déprédateurs les plus dangereux pour les cultures. Désormais, « en vue d’éviter toute invasion de caractère calamiteux, les syndicats de défense contre les ennemis des cultures sont chargés en permanence de l’organisation locale de la lutte et de l’application des traitements contre les parasites inscrits sur la liste précitée »1554. En application de la loi du 21 mars 1941, les syndicats peuvent effectuer les traitements contre l’avis des agriculteurs tout en faisant supporter les frais des opérations à ces derniers.

Le principal différent concerne donc la coexistence de deux types d’organismes syndicaux. Cet état de choses engendre un phénomène politique, pourtant peu évoqué, constituant un risque pour la crédibilité de la structure corporatiste. En effet, « il arrive même que dans certaines régions où existe la dualité de syndicats de défense et de syndicats corporatifs, elle serve de prétexte à la renaissance de divisions d’ordre politique »1555. Outre les manifestations, réelles ou potentielles, d’une opposition à l’Etat français, des griefs économiques se manifestent rapidement. Les syndicats de défense jouissent, depuis un arrêté en date du 4 avril 19411556, d’un fonctionnement financier indépendant sous la forme d’une imposition spéciale de cinq centimes additionnels au principal fictif de l’impôt foncier non bâti. Fin 1942, les syndicats corporatistes considèrent toujours qu’ils ne possèdent aucune ressource propre1557 bien que leur dynamisme soit nettement plus manifeste1558. Le phénomène s’amplifie certainement dès le printemps 1942, date à laquelle la constitution des syndicats de défense n’est plus, en raison de la lutte contre le doryphore, une spécificité propre à la zone occupée et constitue une obligation nationale implicite, excepté en Corse, indemne de la présence du ravageur visé1559.

Notes
1536.

A.N.F., 5 S.P.V. 36, Lettre circulaire du Ministre Secrétaire d’Etat à l’Agriculture destinée aux directeurs des services agricoles (lettre n° 425/L en date du 7 avril 1941).

1537.

Arrêté du 18 février 1941 (non publié au J.O., A.N.-F., 5 S.P.V. 36). Seule une partie des départements de la façade atlantique (situés géographiquement au sud des côtes de la Manche) est exempte de l’obligation de regroupement.

1538.

Un nouvel arrêté est publié, reprenant celui du 18 février, le 3 avril 1941.

1539.

«  Loi du 25 mars 1941 organisant la protection des végétaux », dans Journal officiel de l’État français, 30 mars 1941, pp. 1347-1349

1540.

A.N.-F., 17 SPV-1, Note du Directeur des Services Agricoles et de l’Inspecteur régional du S.P.V., intitulée Création des groupements de défense contre les ennemis des cultures, en date du 22 février 1943. [Il s’agit surtout d’un rappel aux syndics locaux de la corporation des avantages engendrés par la création des groupements de défense].

1541.

A.N.-F., 17 SPV-1, Avant-projet de loi sur les sections communales ou intercommunales de défense permanente contre les ennemis des cultures (exposé des motifs sous forme de divers rappels concernant la promulgation des textes antérieurs). Document non daté, sans aucun doute de 1944 (référence à la loi du 17 décembre 1943) et, eu égard aux références faites à la Fédération nationale, rédigé probablement durant les derniers mois de l’Occupation. [Émanation probable de la Corporation].

1542.

A.N.-F., 5 S.P.V. 36, Organisation de la lutte contre le doryphore en 1942, note datée du 12 mai 1942, 3 p.

1543.

A.N.-F., 17 SPV-1, Jacques DOUBLET (Directeur des services professionnels et sociaux du ministère de l’Agriculture), Note sur les syndicats de défense des cultures, non datée (probablement fin février ou début mars 1942).

1544.

« Loi relative à l’organisation corporative de l’agriculture », loi du 2 décembre 1940, dans Journal officiel de la République française, 7 décembre 1940, pp. 6005-6008

1545.

A.N.-F., 17 SPV-1, Note du Directeur de cabinet du Ministre de l’Agriculture destinée au service de la défense des végétaux en date du 18 février 1942 [Copie d’une lettre adressée à l’inspecteur du service phytopathologique de Lyon consécutive aux difficultés d’organiser les syndicats de Lyon et Tassin).

1546.

Les Directeurs des services agricoles sont investis de la mission de commissaire du gouvernement auprès des Unions régionales (correspondants à l’échelon départemental), dès la fin août 1941 [J.O. du 20/08/1941, p. 3500].

1547.

A.N.-F., 17 SPV-1, Lettre du Directeur des services agricoles du Puy-de-Dôme destinée à la Direction des services de la protection des végétaux en date du 28 octobre 1941.

1548.

A.D.Rhône, 204 W 585, Lettre du Directeur des services agricoles du Rhône au Préfet du département, 28 octobre 1941.

1549.

Le président de l’Union du Sud-est est membre dès janvier 1941 de la commission d’organisation corporative. [J.O. du 22/01/1941 p. 327-328]

1550.

A.D.Rhône, 103 W 324, Arrêté préfectoral du 6 mai 1941, Déclaration des stocks et blocage partiel des produits arsenicaux destinés à la lutte contre les ennemis des cultures.

1551.

A.N.-F., 17 SPV-1, Lettre non signée (émanant du Ministère de l’Agriculture) destinée au Directeur des établissements Volk (Marseille) datée du 18 février 1942

1552.

A.N.-F., 17 SPV-1, Note non datée (signature illisible) en réponse à un courrier (du 4 mars 1942) de la direction des Services professionnels et sociaux (Bureau de l’organisation professionnelle agricole). L’auteur pourrait être le Directeur de l’enseignement et des services scientifiques du Ministère de l’Agriculture.

1553.

A.N.-F., 17 SPV-1, Arrêté en date du 10 juin 1942 [La note manuscrite jointe n’est pas signée, mais provient probablement du Chef du S.P.V. et, selon toute vraisemblance, devait être destinée à l’Inspecteur général de l’Agriculture].

1554.

« Lutte obligatoire contre les parasites animaux ou végétaux des cultures », arrêté du 23 janvier 1942, dans Journal officiel de l’État français, 24 janvier 1942, p. 345. [Les ennemis cités comprennent 11 insectes, 3 cryptogames et cinq phanérogames du genre Cuscuta]

1555.

A.N.-F., 17 SPV-1, Jacques DOUBLET (Maître des requêtes au conseil d’Etat, Directeur des services professionnels et sociaux du Ministère de l’Agriculture), Note sur les rapports des syndicats de défense contre les ennemis des cultures et des syndicats corporatifs locaux, 21 avril 1942, 3 p.

1556.

« Frais de fonctionnement des syndicats de lutte contre les ennemis des cultures », arrêté du 5 avril 1941, dans Journal officiel de l’État français, p. 1469

1557.

Parmi les ressources dont dispose la commission d’organisation corporative se trouve le produit du centime additionnel sur le principal de la contribution foncière des propriétés non bâties ( J.O. du 13 février 1941 p. 719). Cette ressource est supprimée dès le 10 avril 1941 (J.O. du 14 mai 1941, p. 2040-2041).

1558.

A.N.-F., 17 SPV-1, Communication de la Commission nationale d’organisation corporative paysanne en date du 1er décembre 1942 et intitulée Communication sur les groupements de défense contre les ennemis des cultures.

1559.

« Lutte contre le doryphore de la pomme de terre », arrêté du 30 janvier 1942, dans Journal officiel de l’État français, 8 mars 1942, p. 960