2. Prédominance des échecs ?

Dès le printemps 1941, la puissance occupante considère déjà que la récolte estivale de pomme de terre, plante vers laquelle se concentrent toutes les attentions, paraît compromise. Ainsi, le Commandement militaire allemand en France affirme : « On a dû malheureusement constater dans chaque département1576 que les agriculteurs français, respectivement les syndicats de lutte, n’ont jusqu'à présent passé pour ainsi dire aucune commande de pulvérisateurs et de produits arsénieux de traitement »1577. Eu égard à la conjoncture politique, il est logique d’imaginer un certain délai entre les prises de décisions du pouvoir central, inspirées qui plus est par les forces d’occupation, et ses applications (au moins dans le domaine qui nous intéresse). Parfois, l’absence d’imprimés permettant l’établissement de statuts est invoquée par les DSA comme explication du retard pris dans les créations des syndicats puis des groupements de défense1578.

Cependant, le comportement des cultivateurs cité précédemment comme représentatif de la zone occupée par l’Allemagne se retrouve au printemps 1943 dans de nombreux départements. Dans l’Isère, la mise en place d’un système de demandes de bons d’enlèvements des pulvérisateurs requiert des agriculteurs une réponse avant le 15 octobre 1942. Les mairies sont alors chargées de centraliser l’ensemble des requêtes. Or, si des demandes parviennent avec retard à la D.S.A. au printemps 1943, de nombreuses communes, pauvrement dotées en appareils de traitements, n’expédient aucun document à la date du 10 mars 19431579. Les analyses de la D.S.A. laissent entendre que la lutte contre les ennemis des cultures ne semblent pas intéresser véritablement les cultivateurs. Il semble en effet que « beaucoup d’agriculteurs n’avaient pas compris le danger que font peser sur leur activité les principaux ennemis des cultures, entre autres le doryphore »1580. Dans un cas comme celui que nous venons d’énoncer, la constitution des groupements permettrait de remédier à l’apparente inertie des cultivateurs. En réalité, jusqu’à la promulgation de la loi du 26 août 1942, de nombreux syndicats isérois s’occupent de la destruction des nuisibles. Non spécialisées, ces structures ne se transforment pas en groupements de défense. Il paraît donc logique qu’un certain laps de temps s’écoule avant que les cultivateurs s’intéressent à une organisation créée, en apparence, artificiellement. Le manque d’agriculteurs motivés et par conséquent de cadres, destinés à l’animation des groupements, correspond à l’argumentaire de l’Union corporative du Grésivaudan (Grenoble) pour initier la constitution d’une section spécialisée de la corporation agricole. Mais, une telle situation ne représente pas l’ensemble du département. En effet, l’Union corporative du Bas Dauphiné, quant à elle, provoque des réunions destinées à mettre en place des groupements de défense et très logiquement à s’en assurer la collaboration. Quel que soit le comportement des organisations corporatives, au printemps 1943, dans l’Isère, mais aussi dans le Pas-de-Calais (soumis à une obligation antérieure), « par suite de l’incompréhension que semblent montrer les Unions agricoles corporatives », la constitution des groupements rencontre toujours des difficultés1581.

Bien que le rôle de l’organisation corporative semble néfaste en bien des départements, il n’apparaît pas certain que, localement, il s’agisse d’un sabotage délibéré mais plutôt d’une stricte application des idées gouvernementales qui souhaitent, dans un premier temps, des groupements communaux comme cellule de base de l’organisation nationale. En effet, en de très nombreux départements, ce sont les unions corporatives qui incitent à la création des groupements. En Lozère, par exemple, « la corporation paysanne avait transformé les anciens syndicats cantonaux de défense contre les ennemis des cultures en syndicats communaux au nombre de 198 ». Mais, ces derniers, contrairement à l’organisation cantonale précédente, ne présentent aucune véritable activité1582. Le même scénario se produit dans le Gard où « les syndicats corporatifs agricoles avaient organisé de nombreux syndicats communaux de défense permanente contre les ennemis des cultures, dont l’activité était d’ailleurs très faible »1583.

Cependant, la corporation ne peut être tenue comme responsable de l’ensemble des dysfonctionnements. En Dordogne, des syndicats de défense sont créés antérieurement à la promulgation des différentes lois agricoles de Vichy. Ainsi, dès le 20 juin 1940, une union départementale des syndicats de défense regroupe 25 syndicats communaux1584. L’activité de cette Union « fut pour ainsi dire nulle pendant toute la période d’occupation »1585. Dans certains cas, des structures fonctionnant parfaitement avant la guerre sombre dans l’inactivité dès les premiers mois de l’occupation. L’Union des syndicats de défense de l’Aisne, créée antérieurement à la Seconde guerre mondiale, ne possède qu’une activité réduite à partir de 1940. Réorganisée en 1944, la Fédération départementale ne reprend son activité qu’à partir de la campagne 1945/19461586. Parfois, les animateurs des syndicats eux-mêmes remettent en question l’intérêt de leur mission. En effet, l’obligation de constituer les groupements dans chaque département n’est parfois qu’une réponse bureaucratique à la pénurie alimentaire globale. Ainsi, 159 groupements corréziens sont créés entre 1942 et 19441587. Or, « la plupart d’entre eux ne comprenaient guère d’ailleurs que les membres du bureau et ceux-ci exprimaient en toute occasion leur scepticisme quant à l’utilité des groupements »1588. Le même commentaire, rédigé à l’identique, traduit également l’état d’esprit des responsables locaux de la Creuse. Le refus de la politique de Vichy et des prélèvements destinés à l’Allemagne pourrait, dans certains départements, expliquer ce phénomène, mais la véritable cause réside plus sûrement dans l’absence de pullulations d’ennemis des cultures. Ainsi, les groupements de l’Héraut, créés par obligation d’action collective pour l’obtention de certains produits (charbon pour l’échaudage des vignes par exemple), possèdent une activité qui « était d’ailleurs très intermittente, en rapport avec celle des ennemis à combattre (rongeurs, oiseaux nuisibles, neïroun de l’olivier) »1589. Par ailleurs, lorsque les produits ne sont pas ou peu rationnés et que les déprédateurs sont identifiés et faciles à détruire, les cultivateurs ne s’adonnent aucunement à l’action collective. Les groupements interviennent essentiellement dans la lutte pour les ravageurs sporadiquement dangereux. Ainsi, parmi les déprédateurs ciblés par l’arrêté du 23 janvier 1942, les doryphores, faciles à détruire avec des arsenicaux fort peu rationnés, font la plupart du temps l’objet d’une lutte individuelle. En 1945, dans la Drôme, la D.S.A. souligne ce fait en indiquant que les groupements sont donc dispensés d’intervenir pour le déprédateur le plus nuisible à l’une des cultures vitales de la nation.

Notes
1576.

Les départements considérés sont les suivants : Somme, Aisne, Ardennes, Meuse, Marne, Haute-Marne, Côte d’Or, Saône-et-Loire, Allier , Nièvre, Yonne, Aube, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, Loiret, Cher, Loir-et-Cher, Indre-et-Loire, Eure-et-Loir, Eure, Seine inférieure, Calvados, Manche, Orne.

1577.

A.N.F., 5 S.P.V. 36, Lettre du Commandement militaire allemand du 20 mars 1941 destinée, entre autres, à l’inspecteur général de l’Agriculture (C. Vezin), intitulée “Préparatifs en vue de la lutte contre le doryphore en 1941”.

1578.

A.N.-F., 17 SPV-7, Circulaire S.P.V. du 16 novembre 1942 adressée aux D.S.A. [Cette circulaire précise que l’expédition des statuts aux DSA a eu lieu dès le 12 mai 1942]

1579.

A.N.-F., 17 SPV-1, Lettre du Directeur des services agricoles du département de l’Isère, destinée au Service de la protection des végétaux à Vichy, en date du 10 mars 1943.

1580.

A.N.-F., 17 SPV-1, Lettre du Directeur des services agricoles du département de l’Isère, destinée au Service de la protection des végétaux à Vichy, en date du 10 mars 1943.

1581.

A.N.-F., 17 SPV-1, Lettre du conseiller d’Etat, secrétaire général à la production agricole destinée au Directeur des services professionnels et sociaux, datée du 30 mars 1943

1582.

A.N.-F., 17 SPV-11, Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures de la Lozère, [Rapport sur son activité depuis 1945], non signé.

1583.

A.N.-F., 17 SPV-9, Documentation statistique concernant la Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures du Gard, 1951

1584.

A.N.-F., 17 SPV-9, Rapport d’activité de la fédération départementale de groupements de défense contre les ennemis des cultures, rapport rédigé par le directeur des services agricoles départementaux, 18 décembre 1954 (Le premier paragraphe traite de la création de la fédération).

1585.

A.N.-F., 17 SPV-9, Lettre du Directeur des services agricoles de la Dordogne au chef du S.P.V., 17 avril 1948.

1586.

A.N.-F., 17 SPV-8, Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures de l’Aisne, [rapport sur l’activité depuis 1945], 1951, non signé

1587.

A.N.-F. 17 SPV-9, Lettre de l’Inspecteur du S.P.V. (Clermont-Ferrand) adressée au chef du S.P.V. et datée du 5 avril 1967. Le chiffre de 1951 est identique (159) et correspond, d’après le courrier de 1967, à une erreur car la fédération n’a pas d’existence légale. En effet, elle ne modifie pas ses statuts après la promulgation de la loi du 2 novembre 1945.

1588.

A.N.F., 17 SPV-9, Documentation statistique et commentaires, 1951, 2p.

1589.

A.N.-F., 17 SPV-10, Documentation statistique concernant la Fédération des groupements de défense contre les ennemis des cultures, 1951, 3 p.